Numéro 10 Régional

« Port fermé aux armes »

À Gênes, antifascisme et lutte des classes

Depuis 2011, un petit groupe de travailleurs du port de Gênes s’est constitué en collectif : le Collettivo Autonomo dei Lavoratori Portuali (CALP). Héritiers d’une tradition antifasciste, d’un syndicalisme radical mâtiné d’internationalisme, ces dockers promeuvent l’unité de la classe ouvrière au port. À grand renfort de grèves et de blocages, ils se sont fait connaître en s’opposant à la circulation d’armes en bloquant leur livraison.

Notre première rencontre avec des membres du CALP se déroule à Port-de-Bouc, petite commune communiste proche de Marseille. Dans le cinéma de la ville, à l’invitation de travailleurs du port local et de représentant·es d’Amnesty International, ces dockers sont invités à présenter l’histoire d’un bateau saoudien reparti sans son chargement mortel grâce à leur mobilisation en 2019. À cette occasion, le documentaire d’Alain Tanneur, Les hommes du port (1) sert de base à la discussion. Sorti en 1995, en pleine période de libéralisation, ce film exprime les tensions qui agitent le port de Gênes depuis un demi-siècle. Un docker de la Compagnia Unica Lavoratori Merci Varie (CULMV) du port de Gênes y affirme « oui, l’auto-gestion est compatible avec la privatisation [du port] ». Pour ce travailleur, la revendication de formes alternatives à l’organisation capitaliste du travail ne serait donc pas menacée par l’arrivée de multinationales. Tanneur revient en effet sur la particularité de la CULMV : l’autogestion du labeur, que les travailleurs interrogés renvoient aux racines anarchistes et communistes de leur trajectoire politique à l’instar de la figure de leur consul (2) Paride Battini, personnage historique de la ville, fils de partisans anarchistes. La CULMV dispose jusque dans les années 1990 du monopole de la distribution du travail sur le port et est particulièrement encastrée dans le Parti Communiste Italien et la Confederazione Generale Italiana del Lavoro (CGIL)(3). Le film brosse le portrait d’une époque – souvent magnifiée – de l’organisation du travail au sein du port de Gênes, fortement politisée par les dockers – « héros » de la cité génoise – qui y voient un motif de fierté et de dignité d’un travail que tous considèrent comme dur et harassant.

Raz-de-marée néolibéral sur le monde portuaire

À l’issue de la projection, on est pris d’un certain dépit. Tanneur nous raconte-t-il l’énième variation d’une même histoire : celle de la fin de la classe ouvrière, de ses combats menés contre le capitalisme et des solidarités prolétaires ? Car depuis les années 1990, les ports italiens, comme leurs homologues européens, font bel et bien l’objet d’intenses réformes néolibérales. D’une part, les statuts protecteurs accordés aux dockers après-guerre sont pour partie démantelés – mettant fin, par la même occasion, aux monopoles syndicaux dans la gestion de la main d’œuvre. D’autre part, des vagues de privatisation de terminaux portuaires se succèdent, laissant la place aux géants du secteur. C’est ainsi que la plupart des terminaux génois tombent dans l’escarcelle de grandes multinationales du transport maritime mondialisé (CMA-CGM, MSC, Spinelli). Si le « statut » de docker continue d’être relativement privilégié en termes de conditions salariales et d’emploi, les travailleurs ont néanmoins perdu leur capacité d’auto-organisation (4). Les lieux de sociabilité des portuaires – historiquement lieux de recrutement de la main d’œuvre – disparaissent progressivement. En somme, le CALP semble aller à contre-courant de l’Histoire. Pour résoudre cette énigme, il faut plonger dans l’histoire particulière de Gênes, de ses dockers, ses collectifs et leurs luttes.

Unité à bord du port

Le collectif est officiellement créé le 15 octobre 2011. La date n’est pas anecdotique puisqu’elle renvoie à la grande manifestation de Rome organisée suite à l’appel international des indignés espagnols et du mouvement Occupy the World. Un bus est affrété de Gênes pour l’occasion. Plusieurs dizaines de dockers en sont. La manifestation est émaillée de violences policières. Sur la route du retour naît l’idée d’un collectif qui transcenderait les clivages tant statutaires que syndicaux. L’époque est à la mobilisation et à l’unité. L’Italie fait alors face à une vague de réformes néolibérales à l’instar du Job act de Matteo Renzi adopté en 2014, équivalent de notre Loi travail. Prenant acte de ce contexte, plusieurs travailleurs décident donc de créer le CALP.

Ils s’inspirent par là d’autres collectifs de dockers génois qui, pendant les années 1970, tentent de générer des dynamiques similaires. Sortis du Parti communiste italien et de la CGIL, proches pour certains de l’autonomie italienne (Lotta Continua), les membres du Comitato di agitazione permanante del porto ( comité d’agitation du port) qui prendra par la suite le nom de Colletivo operaio portuale ( collectif portuaire ouvrier) entendent considérer « les luttes comme la matière première […] de l’organisation ouvrière ». Ces collectifs sont également proches d’intellectuels opéraïstes de l’époque à l’instar de Sergio Bologna, cofondateur de la revue Primo Maggio (5) et précurseur d’une pensée critique du rôle dans le capitalisme de ce que l’on n’appelait pas encore, la logistique. Le CALP s’inscrit donc dans une tradition portuaire de mobilisations et de luttes qui entendent politiser la place particulière que les dockers occupent dans le capitalisme et la ville.

Maintenir la vague antifasciste

À notre arrivée à Gênes on est accueilli par José, membre fondateur du groupe, la trentaine, ayant fait ses armes au terminal Spinelli. Direction le cercle des travailleurs retraités du port où l’on doit rencontrer Danilo. octogénaire, petit-fils de grutier et de charbonnier. Il est l’un des détenteurs de la mémoire politique du port. Surtout, on saisit déjà un peu mieux un des pans de l’histoire que les dockers du CALP ont en héritage : l’antifascisme. Ils ont été les principaux protagonistes de la grande manifestation antifasciste du 30 juin 1960. Ce jour-là, le parti postfasciste italien Movimento sociale italiano, tient meeting à Gênes, comme un pied de nez à la notoriété antifasciste de la ville (6). De violents affrontements éclatent. 100 000 militant·es s’opposent à la tenue du meeting, les dockers sont en première ligne. Et ils le sont toujours. Participants réguliers de l’assemblée antifasciste de Gênes, les dockers du CALP sont connus pour leur engagement contre les groupuscules néo-fascistes comme Casa Pound ou Forza Nuova. À chaque tentative d’incursion, le CALP est présent. Jusqu’à ce jour du 23 mai 2019, où, place Corvetto, le ton est monté d’un cran. Des camarades tentent d’empêcher un défilé de fascistes protégé par la police. Résultats, 43 interpellations, cinq condamnations à de la prison ferme en première instance pour plusieurs membres du collectif.

Caboter dans les luttes locales

Le manifeste fondateur du CALP renvoie clairement à la volonté de s’impliquer dans les luttes locales : « Nos points de référence sont les grandes luttes de la classe ouvrière génoise et l’antifascisme. Cela nous amène à ne pas être enfermés dans la réalité du port mais à essayer de participer aux conflits qui traversent notre terre. Nous avons toujours été les fils de cette ville rebelle et solidaire. » (7). José explique, en quelques mots, la réflexion du collectif sur leur rapport aux luttes « en ville » : « On a commencé à réfléchir à ce qu’on devait faire, pour rester vivant en tant que collectif. Nous avons alors pensé à apporter la solidarité à ces travailleurs qui n’ont pas une force contractuelle comme la nôtre, toujours dans la même perspective de « recomposition de classe », c’est-à-dire les dockers, symbole de Gênes, symbole des grèves, des luttes du 30 juin, qui vont à la grève des professeurs universitaires, des métallurgistes, des coopératives… »

Lors de nos différents passages à Gênes, on retrouve plusieurs membres du collectif dans différentes luttes locales. C’est particulièrement vrai des luttes étudiantes. Par José, nous rencontrons Sara et Pedro. Étudiant·es en psycho – Pedro est aussi livreur à vélo – et syndiqué·es depuis peu à l’Unione Sindacale di Base, il et elle sont mobilisé·es sur le travail précaire, tout particulièrement dans la livraison et la restauration où tentent de se mobiliser de nombreux·ses travailleur·ses étrangers·ères. Sara a été l’une des chevilles ouvrières d’une importante occupation d’un bâtiment de l’université pendant le COVID. Mis au courant quelques mois avant l’occupation, les dockers sont les premiers invités des différentes rencontres organisées par les occupant·es : « on leur a dit « venez-nous raconter votre lutte ». Il y avait vraiment plein de gens, ça a été un moment important parce que ça a permis de connecter les luttes étudiantes avec les travailleurs du port et leur lutte contre les armes ».

Les échanges se poursuivent depuis. Lors d’une manifestation antimilitariste de juin 2022, organisée par des organisations de jeunesse, les dockers du CALP repérables par leur T-Shirt à l’effigie du collectif prennent le micro : « cette lutte nous la menons comme collectif, avec de nombreux et nombreuses camarades […] qui estiment que s’opposer aux armes est déjà un bon début pour s’opposer à la guerre ». À l’issue du discours, la foule, et notamment plusieurs jeunes reprennent en cœur : “I camalli ci hanno insegnati che bloccare gli armi non è reati” (les dockers nous ont appris que bloquer les armes n’est pas un crime). La lutte contre les armes est devenue une lutte génoise.

Remettre le syndicalisme de combat à flot

Les membres du CALP sont des syndicalistes, délégués pour la majeure partie d’entre eux à la CGIL, confédération historique des travailleurs des ports en Italie : « La CGIL était le syndicat auquel les gens de gauche, les dockers s’identifiaient. Mon père était syndicaliste pendant 30 ans chez les métallos, délégué à la CGIL et mon grand-père, mineur, communiste depuis toujours, encarté à la CGIL ». Cela continue aujourd’hui encore d’être une tradition à laquelle les travailleurs du port se plient par coutume professionnelle et héritage familial. Pourtant, critiquant sa dérive gestionnaire, plusieurs membres du collectif rompent avec le syndicat majoritaire en octobre 2020 pour entrer dans l’Unione Sindacale di Base (USB). L’absence de combat de la CGIL envers les décrets Minitti est tout particulièrement mis en cause, car ceux-ci criminalisent les blocages routiers – une pièce centrale du répertoire des dockers. Le verdict du communiqué de presse de leur démission est sans appel : « On ne peut faire du syndicalisme s’il n’y a pas de conflit, si on ne peut pas se mettre en grève. La classe ouvrière a peu d’instruments pour elle : les manifestations, les barrages routiers, une certaine rugosité de la confrontation. Si par les décrets de sécurité [Minitti] on élimine ces armes, on arrête tout. Sans le conflit, vrai, sérieux, la classe ouvrière est destinée à perdre. Tel a été le changement génétique de la CGIL : Elle a décidé de ne plus exercer le conflit, en adoptant une attitude passive, voire le point de vue des patrons » (8). Leur inscription dans l’USB s’inscrit également dans des transformations plus profondes qui voient le renforcement des « syndicats de base » face aux grandes centrales. Fortement implantées dans la logistique, ces organisations entendent renouer avec la conflictualité sur les lieux de travail, à l’instar d’USB, syndicat basiste d’inspiration communiste. Au dialogue social, les délégués syndicaux du CALP opposent un syndicalisme conflictuel mobilisant les répertoires classiques de la classe ouvrière (grève, occupation, blocage).

Le CALP s’inscrit donc dans une recomposition des luttes à Gênes. À lui la charge de construire l’unité de la classe ouvrière portuaire et d’appuyer les luttes locales, au syndicat USB celui de travailler l’antagonisme de classe sur les lieux de travail.

Les marchandises sont politiques

Le collectif se mobilise, au départ, sur des enjeux classiques de l’action syndicale (conditions de travail et salariales, problèmes de sécurité). Pour comprendre comment les armes sont devenues un de leurs principaux enjeux de luttes, il faut revenir à 2019 et au blocage du navire Yanbu. Avant cela, les dockers ont pour habitude de prendre des chars, hélicoptères et munitions en photo. Mais comme l’explique José, jusqu’alors elles ne suscitent pas l’indignation « Je te parle de 2014 à 2019, on n’avait pas encore la forte sensibilité que l’on a aujourd’hui… On se disait juste “merde, il y a un hélicoptère. Laisse-moi faire la photo que je vous la montre”, je sais pas comment dire, c’était comme si arrivait un gros camion de pompier à destination de San Francisco, ça aurait été la même chose. Comme quand on était petit et qu’on jouait avec des petites voitures. »

C’est le dévoilement par le journal d’investigation français Disclose en avril 2019 (9) de documents classés secret défense qui agit comme déclencheur : ils faisaient état de l’usage d’armes françaises dans la guerre au Yémen transitant directement par la compagnie saoudienne Bahri. Cet article circule particulièrement dans les milieux antimilitaristes. La fuite de l’information concernant l’embarquement de canons Caeser de fabrication française par la Bahri amène les dockers du Havre à opérer un blocage le 1er mai 2019, puis ceux de l’Union Locale CGT du Golfe de Fos réagissent dans la foulée pour expliquer qu’ils ne chargeront aucune arme. Il semble alors que l’entreprise exportatrice envisage Gênes comme port de substitution, les armes devant y être convoyées par la route. Prévenus par un correspondant français du réseau antimilitariste Rete italiana pace e disarmo (Réseau italien pour la paix et le désarmement), par l’entremise de la section syndicale de la CGT du Havre, les dockers du CALP organisent un « comité d’accueil » au navire en mobilisant la CGIL (10). Agrégeant autour d’eux des ONG des droits de l’homme (Emergency international, Amnesty international, Save the children), des associations catholiques pacifistes et différents partis et groupes de la gauche radicale génoise, ils parviennent à empêcher le chargement du matériel militaire. Pourtant, le contenu de la marchandise surprend les acteurs mobilisés : il ne s’agit pas des fameux canons français, mais de générateurs électriques de fabrication italienne présentés par la société assurant les opérations de transport comme ayant un usage civil pour la garde nationale saoudienne. L’autorité portuaire oppose cet argument pour accepter le transport des générateurs.

Lors d’une enquête menée conjointement avec l’Osservatorio permanente sulle armi leggere e le politiche di sicurezza e difesa (Observatoire permanent sur les armes légères et les politiques de sécurité et de défense) de Brescia et la Rete italiana pace e disarmo, les dockers du CALP remettent en cause le récit officiel. Ils découvrent d’une part que les générateurs ont un double usage civil et militaire, et d’autre part que cette garde nationale saoudienne est un bataillon d’élite très impliqué dans le conflit yéménite. Ils déclarent alors la grève et organisent dans le port une manifestation en vue du blocage du bateau Yanbu, censé emporter le précieux chargement. Les preuves de l’usage militaire de ces générateurs obligeront définitivement l’autorité portuaire à refuser leur chargement ultérieur.

Après cette première journée de mobilisation, les dockers ont désormais les sens en alerte, face à des marchandises qui ne se donnent pas facilement à voir. Désormais, chaque passage de la Bahri est traqué. En février 2020, le Yanbu doit de nouveau faire escale à Gênes avec, à son bord, des explosifs chargés à Bilbao. Le CALP et la coalition de collectifs de 2019 envisagent de réitérer le blocage. Néanmoins, le chargement se fait sous haute protection policière et aucun des trois syndicats majoritaires ne déclare la grève. Ça sera donc un simple rassemblement, les militant·es en profitant pour se joindre à un appel international pour une journée d’action contre la guerre au Yémen dont le CALP est signataire (11).

En avril 2021, la présence d’un chargement à destination de l’armée israélienne via la compagnie Asiatica Island fait l’objet d’une mobilisation dans un contexte de vives tensions à Gaza. La découverte de ces marchandises se fait quasiment par hasard, mais leur présence sur le port et le décodage des étiquettes des containers par les dockers du CALP leur permet de les repérer et de les visibiliser. Cela se traduit dans les jours suivants par d’importantes manifestations dans les ports qui empêchent l’embarquement des armes à Livourne ainsi qu’à Naples.

Cette mise en lumière des armes par les dockers les amène à constituer un collectif avec des militant·es antimilitaristes. En 2019, naît Weapon Watch dont le manifeste explicite l’objectif : « Nous devons et nous voulons observer les armes qui transitent dans les ports, autant pour qu’elles en deviennent moins cachées que parce que les travailleurs des ports et les marins sur les navires n’aiment pas manipuler ces marchandises mortifères. […] Nous voulons et nous devons mieux connaître les produits et les technologies que nos entreprises disent fabriquer pour l’exportation » (12).

Une classe pour les autres

La lutte contre la circulation des armes dans le port vient réactiver l’enjeu de la position de classe de ces travailleurs portuaires. S’ils ne sont pas des producteurs de marchandises, leur participation à leur circulation leur octroie une position centrale dans la chaîne de valeur de la logistique. Pour le dire autrement, leur force, c’est leur position dans les flux. Lors d’une de nos toutes premières discussions avec José, on vient le chercher un peu naïvement sur ce qui pour nous apparaît comme un paradoxe : être anticapitaliste et être, en tant que docker, un maillon essentiel du capitalisme logistique. Il rit tout en affrontant la question : « pour moi les ports sont des lieux stratégiques de lutte contre le capitalisme. Si on contrôle toute la chaîne de production de valeur, alors nous avons le capitalisme entre nos mains […] Les ports dans cette chaîne de valeur constituent l’entonnoir, c’est-à-dire le goulot d’étranglement. Autrement dit, toutes les marchandises du monde peuvent arriver quelque part, mais elles doivent passer par les ports. Et s’il y a des travailleurs organisés avec une conscience de classe dans les ports, ils peuvent utiliser cette force de contredire le capital en faveur non seulement des dockers, mais aussi de ceux qui sont moins bien lotis […] Utiliser les ports pour le plus grand nombre sera difficile, mais c’est l’objectif. Ainsi, en partant de la solidarité locale, nous en arrivons à la solidarité internationale ». Cette focalisation sur la politisation des dockers s’accompagne également d’un travail syndical de mobilisation d’autres secteurs de la logistique à l’instar des coursiers à vélo mais également des travailleur·euses des plateformes.

Un grand soir international contre la circulation des armes ?

La lutte des dockers génois circule intensément. Mais que s’est-il passé pour qu’on les retrouve de Hambourg à Marseille en passant par Bruxelles, soutenus par des groupes anarchistes, des catholiques antimilitaristes ou des militant·es de la gauche radicale ? Déjà le blocage du Yanbu en 2019 n’a été rendu possible que parce qu’une large coalition a physiquement soutenu les dockers du CALP en faisant nombre dans le port. Ensuite l’importante répression subie par ces dockers poursuivis pour association de malfaiteurs, perquisitionnés, pistés par les renseignements, a suscité une vague de solidarité internationale. C’est néanmoins un événement assez inattendu qui participe de la notoriété du collectif et de sa lutte. Au retour d’un voyage au Japon, le Pape François, le « sous-commandant Franco » comme l’appelle ironiquement José, prend la parole dans les médias pour défendre le groupe : « Dans un port, un navire rempli d’armes est arrivé pour charger ces armes à un plus grand navire qui devait aller au Yémen, et nous savons ce qu’il se passe au Yémen. Les travailleurs du port ont dit non. Ils ont été braves ! »(13) Le CALP décide alors de répondre au Pape par une lettre lui demandant son appui : « Nous avons besoin de son soutien et du soutien de tous pour pouvoir continuer comme travailleurs portuaires à contester le trafic d’armes »(16). Le Pape réitérera son soutien, contribuant à les faire connaître dans les mouvements pacifistes et antimilitaristes catholiques. Une grande manifestation est organisée à Gênes en avril 2022 à l’appel, entre autres, de Pax Christi et du CALP, qui réunit les collectifs, associations et ONG présents lors du premier blocage, mais également la hiérarchie ecclésiale. Le mot d’ordre est « la guerre commence à Gênes ». La présence de l’évêque de Gênes et de Savone (14) est notable. Une partie de ces ecclésiastiques a saisi la puissance de la position des dockers dans le capitalisme logistique et leur force dans le blocage des armes. Et ils ne sont pas les seuls.

On retrouve José au parlement européen, accompagné de syndicalistes portuaires et aéroportuaires USB de Livourne et Rome, en juin 2022. Le CALP a pour ambition depuis plusieurs mois de construire une grande grève internationale des ports contre les armes en mobilisant les canaux syndicaux d’USB. Dans leur quête de soutiens, ils font la rencontre d’une député européenne du parti de gauche allemand Die Linke, Özlem Demirel. Cette conjonction se traduit concrètement par l’organisation de deux journées au Parlement européen lors desquels ces travailleurs des flux apparaissent centraux. Des militant·es de collectifs antimilitaristes colombiens, espagnols, étasuniens, irlandais ou encore allemands sont présents dans la salle. Le speech introductif de cette parlementaire est explicite : « Je suis heureuse que nous ayons cette conférence aujourd’hui au Parlement européen, avec des syndicalistes, des dockers et des militants pour la paix. Car la question est de savoir comment nous pouvons réellement arrêter les exportations d’armes à un moment où les armes européennes sont impliquées dans diverses guerres dans le monde. […] Je suis fière que nous ayons ici des dockers de Gênes qui ont arrêté ces exportations d’armes par une grève. Parce qu’il est clair que si la politique du gouvernement est de plus en plus axée sur la guerre, l’armement et les exportations d’armes, alors c’est la population civile et ce sont les travailleurs aux points de contrôle centraux qui peuvent l’arrêter ».

L’affaire est ici entendue. Sans structuration internationale du mouvement face à un commerce tentaculaire, pour l’essentiel à l’abri des regards, point de salut. Carlo Tombola, expert en armement et membre de Weapon Watch est explicite : « Ce commerce international ne peut être perturbé, bloqué et faire l’objet de manifestations qu’au sein d’un réseau international. La logistique des transports d’armes, la logistique militaire, est une chaîne d’approvisionnement internationale. Les protestations doivent donc avoir la même portée géographique et la même dimension. » À l’issue de cette journée, José appelle de ses vœux à une grande grève internationale des ports. Le message est clair, face aux armes « travailleur·ses du port, unissons-nous ! ».

Épilogue

La grève internationale n’a pas encore eu lieu. Le CALP continue de lutter pour qu’advienne cette mobilisation. En février dernier, ils organisaient une manifestation contre les armes à Gênes et l’appel a dépassé leurs espoirs. 8000 personnes ont répondu présentes pour donner de la voix contre le capitalisme militaire. Pour la première fois depuis plusieurs dizaines d’années, une manifestation s’est déroulée dans le port, tout un symbole.

Réprimée avec force par un État complice et acteur du commerce d’armes, cette lutte difficile doit inspirer. Les transformations du capitalisme et la centralité toujours plus grande de la logistique concourent effectivement à redonner une force à certains segments de la classe ouvrière. Les plateformes multimodales, les inter-ports ou les chaînes de livraison à domicile, maillons essentiels du capitalisme logistique, sont peuplés de femmes et d’hommes racisé·es, parfois sans-papiers, dont les ressources de mobilisation sont évidemment bien moindres. À Gênes comme au Havre ou à Marseille, les « hommes du port » occupent à n’en pas douter une place privilégiée dans la logistique, tant les ports constituent des goulots d’étranglement. Forts d’une solidarité de classe, ils constitueraient à bien des égards une potentielle classe pour les autres. Partout où cela est possible, il faut alors qu’ils soient soutenus dans leur lutte.

Textes et photos : Julien O’Miel

1 : Dans le port de Gênes, sur environ 2000 travailleur·euses, seules trois sont des femmes. Dans la rédaction, nous avons donc décidé de ne pas dégenrer lorsque nous évoquons les militants du CALP. Pour une réflexion sur la masculinité des travailleurs portuaires voir Pigenet, Michel. « A propos des représentations et des rapports sociaux sexués : identité professionnelle et masculinité chez les dockers français (XIXe – XXe siècles) », Le Mouvement Social, vol. no 198, 1, 2002. Le documentaire de Tanneur est en accès libre sur Vimeo.

2 : Dans l’organisation de la compagnie, un consul est élu tous les trois ans à la majorité absolue des travailleurs de la CUMLV.

3 : Confédération Générale Italienne du Travail. S’il est difficile de faire une comparaison stricte entre le monde syndical italien et français, la CGIL s’apparente à la CGT.

4 : Voir Bottalico, A., Le frontiere del mondo. Viaggio nella filiera del container. Edizioni dell’Asino, 2022 et Caligari, M., Dall’uncino ai container : i lavoratori portuali di Genova in una prospettiva globale. Dall’uncino ai container, 2021.

5 : Revue fondée en 1973 consacrée aux transformations du travail. Elle est l’une des publications de l’opéraïsme italien, courant marxiste dissident basé sur la co-enquête avec les ouvriers·ères qui entend réaffirmer la centralité du travail ouvrier. Voir Nanni Balestrini et Primo Moroni, La Horde d’or. La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle. Italie 1968-1977, L’éclat, Paris, 2017.

6 : L’histoire veut que la ville de Gênes se soit libérée d’elle-même de l’occupation nazie.

7 : Voir le site internet du CALP intitulé « Working class, birra e guai » et le manifeste en question, « Come nasce il C.A.L.P. »

8 : « Genova. I portuali del Calp ora supportano Usb », Contropiano, 2020.

9 : « Made in France », www.disclose.ngo, 14/10/19.

10 : Pour une description fine de cette histoire, voir le chapitre de Riccardo Degl’Innocenti dans Dagnino, De Ferrari, « No War », 2020.

11 : www.urlz.fr/kukD

12 : Sur www.weaponwatch.net, le 02/01/2022.

13 : La Repubblica, 28/11/19.

14 : Publiée dans Genova24 le 4 juin 2021