Numéro 10 Régional

Les hôtels des pauvres

En 2021, l’Observatoire de l’habitat indigne a été créé pour rendre compte des conditions de vie dans les hôtels du 115 de la métropole toulousaine. Comment vit-on des mois voire des années dans une chambre de 10 à 13 mètres carrés ? Pendant un an, des universitaires, militant·es, photographes et bien d’autres ont mené un travail collectif en allant à la rencontre de celles et ceux qui sont logé·es en hôtel ou qui y travaillent. Ils et elles ont donné à voir, sans compromis, les manières d’habiter l’hébergement d’urgence à Toulouse.

« La représentation par la carte sensible cherche à rendre perceptibles à la fois l’espace, le temps, la parole et le trajet des personnes visitées jusqu’à leur chambre, la vie ici et l’horizon qui fuit. Une façon de donner de l’épaisseur, de dessiner un espace habité, de repeupler la carte, de noter les trajectoires et les traces des vivant.es, de montrer un état provisoire. » Pascale Cabrolier, Architecte-urbaniste

Victime d’une gentrification sans retenue, Toulouse est une ville où la problématique du mal- logement est très forte. En France, le recours à l’hôtel privé est l’une des modalités pour loger les personnes en situation de précarité sociale, sans-abris, personnes victimes de violence, demandeurs et demandeuses d’asile, migrant·es. La ville rose a vu le nombre de places d’hébergement en hôtel augmenter de 50% depuis 2019, ce qui représente aujourd’hui 36% du logement d’urgence (1).

Des hôteliers peu scrupuleux

L’Observatoire de l’Habitat Indigne (cf ci-contre) constate les contradictions des pouvoirs publics qui prétendent mener une politique audacieuse (2) tandis que les services de la Préfecture envoient des familles entières dans des logements souvent insalubres. Les hôtels vers lesquels oriente le 115 sont des structures de tourisme classique (indépendants, appartenant à une chaîne ou des meublés avec service hôtelier), proposant une ou deux chambres pour un espace total de 9 à 19 mètres carrés. Certains d’entre eux sont entièrement occupés par des personnes relevant de l’hébergement d’urgence. Cette configuration est très rentable pour les hôteliers, grâce à un taux de remplissage de 100% assuré même hors-saison. De plus, la quasi-totalité d’entre eux facturent les chambres au tarif plein, sans offrir les prestations correspondantes, comme le ménage ou le changement journalier du linge. Cette gestion permet une diminution de l’effectif salarié et un accroissement notable des bénéfices. Certains en profitent pour louer un mouchoir de poche au prix d’une chambre trois étoiles, et se passer des travaux de rénovation obligatoires. De tels comportements sont facilités par le manque chronique d’effectifs à l’Accueil d’urgence (le 115). Cette ligne d’aide supposée venir en aide à toute personne « rencontrant des difficultés sociales telles que l’absence ou la perte de logement, les violences conjugales » peine à honorer sa tâche. En théorie, les intervenant·es doivent quotidiennement être informé·es des places d’hébergement disponibles et orienter les personnes qui en ont besoin tout en tentant d’assurer la régulation entre l’offre et la demande. En pratique, le 115 est débordé et ne peut se passer des places d’hébergement proposés par les hôteliers qui profitent de cet effet d’aubaine pour imposer leurs conditions malgré leurs manquements à la loi, et peuvent exercer des pressions sur le 115 jusqu’ à menacer d’expulser des familles pour dominer le rapport de force (3).

L’habitat insalubre et ses conséquences

Si vivre dans un hôtel social relève de l’hébergement et non d’un logement, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit bien d’habitat, et que se pose la question de l’indignité. Les membres de l’OHI ont décrit et photographié méthodiquement la vétusté, les fuites d’eau, l’humidité et les moisissures, la saleté, les installations non conformes, les défauts d’entretien et d’isolation, les réparations non effectuées ou bâclées, les aérations obstruées, les cafards et punaises de lit… Ces facteurs souvent présents et cumulés constituent les caractéristiques évidentes d’un habitat dégradé. Mais au-delà de l’inventaire de ces défauts matériels, les chercheur·euses de l’OHI ont aussi travaillé sur les impacts sur la vie des personnes contraintes de subir ces dégradations de leur cadre de vie. Un exemple, parmi d’autres, relevé dans le rapport, illustre le propos : dans un immeuble d’une résidence reconvertie en hôtel une famille de cinq personnes « hébergée » au 7ème étage est contrainte d’aller au 13ème étage pour utiliser WC et salle de bain d’un appartement qui semble déjà occupé. Ce sont aussi de nombreuses familles qui mentionnent des problèmes respiratoires, de motricité ou de maladies de peau dues aux piqûres des parasites.

Enfermé·es dans la chambre

 

Le chercheur-sociologue Erwan Le Mener (4) relève la très grande difficulté de vivre à l’hôtel et note ce qui saute aux yeux : « La petitesse des chambres, établie selon une métrologie dérogatoire aux critères de l’habitat ordinaire [le règlement sanitaire départemental stipule que, au plus, une, deux, trois personnes, etc., doivent résider dans respectivement, 7, 9, 12 mètres carrés, et ainsi de suite], l’entassement des affaires, ou le rapprochement des corps et des bruits. Néanmoins, le confinement et la promiscuité apparaissent moins pénibles aux habitants que les restrictions imposées à leurs usages et le pouvoir qui s’impose à eux, de contrôle et de réorganisation de leur vie quotidienne ». La majorité des familles hébergées dans les hôtels concernés ont un ou plusieurs enfants pour lesquels toutes les activités quotidiennes dormir, jouer, étudier, entreposer les affaires, cuisiner – se déroulent uniquement dans la chambre. Les lits, superposés ou posés l’un sur l’autre en journée, occupent la majeure partie, voire la quasi-totalité de la surface disponible. Souvent, les salles à manger sont interdites d’accès, et si des cuisines collectives sont parfois prévues, elles sont peu pratiques. Qu’elles existent ou non, il est toujours interdit de cuisiner dans les chambres. Pourtant, les personnes n’ont souvent pas d’autre choix, et s’équipent de plaques électriques ou un four parfois posés à même le sol, malgré les risques domestiques. La vaisselle comme le linge sont lavés dans la salle de bains. Le plus souvent, les enfants n’ont pas le droit de s’installer ou de jouer dans les couloirs. Pour eux comme pour leurs parents, rester confiné·es dans un espace inadapté a de graves effets sur la santé mentale. De plus, le non-droit de visite est une règle appliquée dans tous les hôtels, l’argument central étant celui de la protection des femmes victimes de violence. À cet isolement physique s’ajoute le fait que les personnes hébergées sont souvent suivies avec difficulté par les services sociaux habituels.

Travail sous tension

Les membres du 115 rencontrés par les membres de l’OHI ont exprimé leur fatigue face à l’impossibilité de répondre aux demandes d’hébergement. Ces dernières années et à plusieurs reprises, certain·es d’entre eux ont exercé leur droit de retrait, d’autres se sont mis·es en grève. Alors, dans des conditions de travail précaires et difficiles (temps partiel, emploi du temps discontinu, bas salaires), le personnel des hôtels fait souvent fonction de travailleurs et travailleuses social·es, sans formation ni rétribution adaptées. Bien qu’un grand nombre d’hôtels visités soient indignes (accueil militaire, mépris pour les personnes hébergées, hygiène déplorable, vétusté, etc.), certains proposent des dispositifs mieux adaptés : soutien scolaire, alphabétisation, permanences sociales, espace de jeux pour les enfants, matériel mis à disposition pour le nettoyage, cuisine collective ou individuelle praticable, mise en place de transports, personnel présent jour et nuit. Certain·es salarié·es développent aussi des formes de solidarité et de bienveillance, parfois contre l’avis (et les consignes) des directions d’hôtel. Elles sont autant de formes de résistances individuelles et collectives à la violence du système.

Éloignement géographique et vulnérabilité résidentielle

Le système de répartition du 115 engendre un placement aléatoire des familles. Elle se retrouvent logées loin des lieux de scolarisation, des centres de santé, des services quotidiens. Les hôtels sont souvent localisés dans des secteurs bruyants et pollués qui ne sont pas conçus pour l’habitat, comme les zones industrielles ou le bord de rocade. Ils sont mal desservis par les transports en commun (faible fréquence, fin du service en début de soirée, longs temps de trajet). Sans surprise, les problèmes liés à l’autonomie et à la capacité de déplacement sont au cœur des préoccupations des personnes dont l’OHI a recueilli les témoignages.

Avec toutes ces conditions précaires et dégradantes, les personnes hébergées se trouvent dans une position de vulnérabilité extrême et n’osent ni se plaindre de leurs conditions de vie ni dénoncer certaines maltraitances et risquer l’éviction de l’ hôtel. Des actes violents envers les enfants ou les femmes de la part du personnel hôtelier ont été relevés pendant l’enquête par les observateur·ices de l’OHI. Les règles, interdits et sanctions éventuelles affichés sur les murs comme « ne pas toucher sous peine de renvoi immédiat » et dont témoignent certaines photographies viennent rappeler sans cesse le statut toujours précaire de l’hébergement  — même lorsqu’il dure depuis des mois ou des années. Les personnes doivent vivre avec l’imprévisibilité des décisions qui peuvent s’appliquer du jour au lendemain et affecter soudainement la vie familiale. Ces conditions matérielles et morales délétères et insécurisantes sont à mille lieux de la politique dont se targue hypocritement le gouvernement. L’hébergement d’urgence n’a de sens que pour une période brève, et s’il est complété d’un accompagnement social et psychologique. Alors que les personnes rencontrées au cours de leur enquête vivent depuis des mois, voire des années, avec leur liberté de mouvement entravée et leurs corps contraints.

Malheureusement, la situation toulousaine est commune à d’autres villes de France, et ne va pas en s’améliorant. Le rapport publié par l’OHI (5) a permis de mettre en évidence un véritable goulot d’étranglement au niveau de la prise en charge par le 115 : au cours des 18 mois de l’enquête le nombre de personnes accueillies en hôtel est passé de de 600 à plus de 2000.

1 : Cf L’état du mal-logement en France 2022, Rapport de la Fondation Abbé Pierre et Damon Julien, Héberger, c’est loger ? Aux frontières du logement ordinaire, septembre 2021.

2 : Cf le dossier de presse « La lutte contre l’habitat indigne, une priorité du gouvernement » sur www.ecologie.gouv.fr

3 : Voir à ce sujet le billet de Blog sur Médiapart « Purges dans les hôtels du 115 de la Haute-Garonne » de Ben ArtCore, un des photographes de l’OHI.

4 : Sociologue à l’Observatoire du Samu social de Paris.

5 : Le rapport complet de l’OHI est disponible sur le site de la LDH Midi-Pyrénées.

Tout le monde peut faire des sciences sociales !

 

À Toulouse, tout commence par l’alerte d’une militante associative du Cercle des Voisins (association qui intervient dans le Centre de Rétention de Cornebarrieu) . Elle s’est adressée en mai 2021 à des chercheur·es en sciences sociales de l’université du Mirail et aux États Généraux des Migrations 31, leur demandant de mettre en place un observatoire des hébergements hôteliers proposés par le 115. Après avoir été rejoints par la Ligue des droits de l’Homme, le Cercle des Voisins et des bénévoles d’associations, l’Observatoire de l’Habitat Indigne (OHI) est créé le 21 septembre 2021. Comme d’autres initiatives similaires (1), il est question d’adopter une méthode engagée, pour faire vivre un collectif où les chercheur·es s’associent à des militant·es révolté·es par la cruauté des méthodes pratiquées par les administrations publiques, et contribuer à rendre les sciences sociales accessibles à tous et toutes. Pour cette étude, l’OHI a travaillé de concert avec des photographes et une architecte-urbaniste. Les quatre photographes ont réalisé pas moins de 1000 photographies, pour montrer ce qui constitue un « chez-soi » et ce qui l’entrave. Une personne s’est également fait embaucher incognito dans un hôtel et a compilé ses observations dans un journal de bord (2) , permettant de mettre à jour les mécanismes de gestion depuis l’intérieur. Lors des visites, des tandems photographes-activiste et chercheur·es se sont formés pour rencontrer les familles dans chaque chambre visitée. Ils et elles ont collecté différents types de données : tarif des chambres, superficie, état de l’habitat, manières d’habiter (rangement des vêtements, des denrées alimentaires), espaces collectifs et leurs accès notamment en terme de temporalité. L’équipe de l’OHI a mobilisé des textes officiels, articles de presse et de chercheur·es, entretiens informels avec des professionnel·les concerné·es tout comme des dispositifs plus classiques de la sociologie (observations participantes et entretiens semi-directifs avec les habitant·es). Tous ces acteurs et actrices ont mené un travail d’enquête titanesque qui a duré un an et a concerné 25 hôtels, sur les 50 accueillant des personnes sans abri dans la métropole toulousaine.

1 : L’observatoire de la préfecture de Toulouse qui a observé l’accueil réservé aux étranger·es, en son sein, ou l’Observatoire toulousain des pratiques policières.

2 : Accessible sur le site de la LDH Midi-Pyrénées

Texte et images : le collectif de l’OHI