Numéro 10 Régional

UN TRAVAIL DE DINGUE *

PRATIQUES BRUTES EN MUSIQUE

Astéréotypie, ce mot ne vous dit rien ?

Et si Les Harry’s, ce n’est pas une marque de tranches de pain de mie, qu’est-ce que ça peut bien être ? Et les Choolers, le Wild Classical Music Ensemble, Fantazio et les Turbulents ? Ça ne vous évoque rien non plus ? Disons que pour le moment c’est encore normal, mais ça va changer ; ce sont tous des noms de groupes, français et belges, dans lesquels se côtoient musicien·nes, soignant·es, éducateurs·trices et personnes en situation de handicap mental. Bienvenue dans le monde des pratiques brutes en musique, où s’entrelacent création artistique et santé mentale, pour le bien de toutes et tous.

Tout a commencé pour nous, enfin tout s’est cristallisé plutôt, autour d’un concert d’Astéréotypie, le 14 janvier 2023, à Miramont de Guyenne (Lot-et-Garonne). Nous partageons l’affiche ce soir-là ; une rencontre dans les loges, des échanges à bâtons rompus avec Stanislas, Claire, Yohann et Aurélien, les trois chanteurs et la chanteuse du groupe qui ont la « singularité » d’être désignés comme personnes neuro-atypiques ou autistes. Ensemble, on parle des hommes politiques de droite, des séries télé, des bus de Bruxelles, de la musique dans tous les sens, de tout, de rien, on rigole, on est sérieux, on joue au Uno avec Yohann qui défonce tout le monde. On dîne coudes à coudes, on tchatche avec Christophe, l’un des quatre musiciens qui les accompagne, et qui est aussi éducateur (1). Puis ils donnent un concert dément, une énergie de ouf, une tension, de la poésie, de la drôlerie, beaucoup de puissance, dans un espèce de prog-rock dadaïste. Des textes à couper le souffle, qu’on retient immédiatement tellement on est ému, pas tant de prendre conscience que « dis donc ces autistes ils envoient » que de sentir la force qui se dégage du groupe. Groupe de musique et surtout d’humains réunis autour d’une volonté de faire ensemble. Après ça, il nous faudra quelques jours pour redescendre. On ne se sent plus tout à fait pareil. Un voile s’est levé. On aurait bien voulu continuer un peu, s’embarquer dans leur camion, suivre cette belle petite bande par monts et vaux.

Pratiques brutes

On n’a pas vu un bon concert « avec des handicapés », on a simplement assisté à un moment incarné et spontané, avec tout ce qui accroche, qui vrille et surprend. Tout ce qui est vivant et hors des clous, et qui fait tellement défaut à une grosse partie des musiques amplifiées, allant du gros rock qui tâche à une partie des trucs expérimentaux qui n’ont plus d’expérimental que l’étiquette, tellement ça peut ronfler à certains moments. Les pratiques brutes, elles, bousculent à droite à gauche les zones de confort.

On perçoit bien, en assistant à cette magnifique déflagration, que ce qui fonctionne là c’est exactement ce qu’on entendra, quelques mois plus tard, dans la bouche d’Olivier Brisson au sujet de ces pratiques thérapeutiques singulières : « Construire non pas pour, mais avec, si ce n’est par ». Faire non pas pour les autistes, mais avec, et même encore mieux, que ça soit fait par eux. En se renseignant un peu et en tirant sur le fil, on découvrira une conception vivifiante de la psychiatrie propice aux rencontres, notamment entre pratiques thérapeutiques et arts sonores. Conception qui se déploie à travers des ateliers disséminés dans les instituts de soin, des concerts, des enregistrements et des disques, mais aussi lors de moments de réflexions et d’échanges théoriques comme pendant les Rencontres Internationales Autour des Pratiques Brutes de la Musique, nées au festival Sonic Protest en 2017 (2). Une conception politique qui replace le sujet au centre de toute réflexion. Avec comme bagage la psychothérapie institutionnelle, une partie de la psychanalyse tout en en rejetant la dimension normative, une très bonne connaissance des musiques expérimentales et de ses réseaux. Et animée d’un fort désir de sortir la psychiatrie de l’étau dans lequel elle s’est retrouvée, coincée entre une version autoritaire à l’ancienne et une tendance néo-libérale utilitariste et neuro-comportementaliste.

 

Sens dessus-dessous

Tout un programme pour ces praticiens et praticiennes bruts : ni art thérapie, ni art brut, mais véritable projet clinique, artistique et politique nommé pratique brute de l’art, car prenant avant tout en compte les conditions de création, les enjeux, les interactions qui structurent et permettent l’acte créatif : le processus et l’expérience avant le produit fini, même si en sortent parfois des disques, des concerts. Éthique de l’altérité et accueil de la différence, refus de l’exercice du pouvoir, telles en sont les bases humanistes. Considérer chaque usager·e et trouver ce qui fait d’un individu même très déficitaire un sujet à part entière. L’une des spécificités de l’autisme réside dans les intérêts dits restreints, expression à laquelle on préférera celle d’affinités. Ces affinités ou passions très fortes structurent une partie du rapport au monde de la personne autistique et s’expriment notamment dans la répétition. Or la répétitivité existe fortement en musique, notamment dans les musiques expérimentales, bruitistes, drones, minimalistes, etc. D’où le rapprochement aisément faisable entre les spécificités de ces musiques et les particularités sensorielles des personnes en situation de handicap psychique. D’autant que ces musiques possèdent des dimensions pleines et englobantes, dont certains sons et vibrations peuvent avoir une fonction rassurante et contenante. La place du corps et de la sensorialité dans les recherches actuelles sur l’autisme invite largement à considérer l’importance du son dans l’interaction avec le monde.

Sans oublier que la musique contient en elle cette vertu réunissante et socialisante à tous niveaux de la société. Arriver à jouer ensemble, ce n’est pas rien, avec ou sans handicap.

Voilà ce qu’en dit David Lemoine, qui au sein de BrutPop, aux côtés d’Antoine Capet, mène des ateliers sonores dans des structures d’accueil et développe une lutherie spécifique et adaptée : « Pour appréhender le handicap qui est une question sensible dans notre société, je pense que l’angle artistique simplifie à fond le chemin qu’il faut faire pour comprendre que les handicapés sont des gens intéressants avec qui tu gagnes à parler » (3).

Pour Julien Bancilhon, psychologue, musicien et animateur du Papotin (4), un autiste qui expérimente et pratique la musique peut clairement (re)trouver une place dans le monde social.

Bim, bam et boum !

Si Astéréotypie est aujourd’hui un peu la partie visible de l’iceberg, parce qu’ils cartonnent, jouent dorénavant partout et même sur des « grosses scènes », l’arbre ne cache pas la forêt, bien au contraire. Cette visibilité continue d’ouvrir des portes. À leurs côtés, une flopée de groupes circulant entre France et Belgique, avec des labels qui promeuvent les musiques brutes, comme La Belle Brute fondé en 2016. Les quatre du label – Olivier Brisson, Julien Bancilhon, Mathieu Morin (graphiste, musicien et collectionneur d’art brut) et Franq de Quengo (co-directeur du festival Sonic Protest, disquaire et musicien) – sont tombés en arrêt devant le film d’Antoine Boutet, Le plein pays, consacré à un grand artiste brut, Jean-Marie Massou qui vivait (il est décédé depuis peu) dans le Lot. Il creusait des excavations dans son terrain, sculptait et passait beaucoup de temps à chanter et à s’enregistrer sur des cassettes (plusieurs centaines qui contiennent des collages sonores, des incantations, des messages spirituels, des hommages). Ce film, au-delà du portrait d’un homme singulier, est un très grand document sur le geste artistique, et ce d’autant plus que Massou ne se considérait pas comme un artiste. C’est le désir de publier un bout de son œuvre sonore qui a motivé la création de La Belle Brute.

Bien sûr, des réflexions et travaux antérieurs disséminés et souvent isolés ont inspiré plus ou moins consciemment tout cela. Ainsi le groupe argentin expérimental Reynols (1993-2004), mené de main de maître par Miguel Tomassin le chanteur-batteur trisomique, était avant tout un espace de liberté, affranchi des styles et des règles régissant la « vraie » musique, permettant à chacun de ses membres de partir de nulle part et de pouvoir arriver n’importe où, et de pouvoir devenir quelqu’un d’autre. Alan Courtis, guitariste des Reynols, continue de travailler en Argentine et en Europe, anime des ateliers avec des personnes en situation de handicap, et joue dans le groupe L’Autopsie a Révélé Que La Mort était due à l’Autopsie, dont émanent aussi les Capacitors qui réunit les membres du groupe (Nicolas Marmin, Alan Courtis, Franq de Quengo, Seb Borgo) et des usager·ères d’institutions, tel que l’Hôpital de jour de Malakoff ou l’IMP de Charleroi.

Pas loin, il y a les Harry’s. Les voir en concert, comme au festival Sonic Protest en mars 2023, c’est, pour n’importe qui ayant le cerveau et les oreilles ouvertes, une grosse claque. On est estomaqué par l’audace, la concentration. Beaucoup d’humilité pour un geste très fort, et une forme de plénitude qui s’en dégage. Ils sont dix, viennent de l’Hôpital de Jour d’Anthony, circulent sur la scène, se laissent la place, le temps est suspendu, entre musique industrielle, expérimentations vocales et folk primitif.

Autre univers musical avec les Choolers, deux trisomiques belges qui font un hip-hop bien corrosif, accompagnés par deux musiciens qui aiment bidouiller et oser au sein du Centre d’Art Brut & Contemporain la S Grand Atelier, dans les Ardennes belges.

Du côté de la Belgique encore, le Wild Classical Music Ensemble vient de sortir Hell Gate, un troisième album free-rock débridé dans lequel les musiciens, réunis autour du batteur-coordinateur Damien Magnette, croisent le fer avec Lee Ranaldo, le guitariste de Sonic Youth ! Sur scène comme sur disque, ça renverse les horizons.

Tant qu’à se faire tournebouler, allons voir du côté de Fantazio et les Turbulents, une aventure dans laquelle on reconnaît la papatte du contrebassiste errant Fantazio, dernier couché et traîne-savates hyperactif. Il forme ici une clique très fun avec les Turbulents, comédiens, musiciens et chanteurs de l’ESAT Turbulences à Paris dans le 17e (5). Le jazz est y concassé, les mots s’entrechoquent, ça se poile à fond, le plaisir est le maître mot.

Être suffisamment à l’écoute de l’autre pour entendre sa petite musique *

Il y en a d’autres, des groupes supers. Plus ou moins connus, avec ou sans disques et concerts. Il est évident que cette visibilité montre que certaines lignes sont en train de bouger du côté de la clinique.

Gageons que ce mouvement entraîne dans son flux une plus grande porosité entre monde handicapé et non handicapé. Que les frontières se déplacent. Que s’élargissent le spectre autistique, et le spectre artistique. Dans le meilleur des mondes, souhaitons que la psychiatrie se réinvente. Que les pouvoirs publics ré-ouvrent un peu les yeux, comprennent l’importance de maintenir les lieux d’accueil, de les soutenir dans leur travail en profondeur.

Mais pour entendre il faut dresser l’oreille.

Ces actions s’attaquent aux préjugés stigmatisants.

En plus, elles nous font écouter des trucs géniaux.

En poussant un peu le bouchon, on pourrait même imaginer qu’à terme le handicap finirait par donner une visibilité à la musique expérimentale, ce qui serait un retour d’ascenseur marrant et cocasse.

D’ailleurs, les pratiques brutes ne se limitent pas à la musique ; tout domaine, artistique ou non, peut être concerné. Les pratiques brutes ne sauraient être restrictives, ni même se revendiquer comme des méthodes de travail, plutôt comme des sensibilités d’approche, d’écoute et d’accompagnement.

Il faut voir le film bouleversant Dernières nouvelles du cosmos consacré à Babouillec, autiste sans parole, mais mystérieusement douée de l’art d’écrire (6). Grace à un système ingénieux de sa mère découvert par hasard et une obstination sans bornes, Babouillec a pu écrire, sans jamais avoir appris. Elle avait l’écriture et la lecture en elle, ce qui paraît incroyable. Personne ne le savait ni même n’aurait pu l’imaginer, jusqu’à ce qu’elle rencontre son médium, son langage, son lien au monde, qu’enfin on puisse entendre sa petite musique…

=======================================================================

* Le titre de cet article est doublement relié à la parole d’Olivier Brisson. D’une part c’est lui qui a défini ce terme de pratiques brutes, et d’autre part il a prononcé, lors d’un entretien avec Marie-Jean Sauret, psychanalyste toulousain, l’expression « un travail de dingue » qui m’a bien plu et inspiré le titre. Rencontre visible sur le site Médiapart, en mai 2023.

La phrase « Être suffisamment à l’écoute de l’autre pour entendre sa petite musique » est aussi de lui, cité dans la revue Le Sociographe, numéro 63, 2018.

Olivier Brisson est psychomotricien dans le champ de l’autisme, musicien, co-fondateur du label La Belle Brute. Auteur d’un récent ouvrage Pour une psychiatrie indisciplinée, La fabrique éditions.

=======================================================================

À écouter, en plus des artistes mentionnés, quelques galettes panoramiques :

– Le monstrueux label wallon Sub Rosa a publié, entre 2006 et 2014, les magnifiques anthologies Musics in the margin regroupant des artistes outsiders internationaux tel Adolf Wölfi, Normand L’Amour ou Baudouin Oosterlynck.

– Compilation juste parfaite We are the world, double lp, audible sur bandcamp. Le must pour rentrer dans le vif du sujet.

Sur les rails, transports en commun, label Doki Doki, Bandcamp, itou.

Rythmé Brut, paru en 1998 chez In Poly Sons.

=======================================================================

1 : Tous se sont rencontrés autour d’un atelier d’écriture à l’Institut Médico-Éducatif de Bourg-La-Reine, et ont décidé de mettre en chansons leurs textes, jusqu’à former le groupe en 2010. Leur dernier album s’appelle Aucun mec ne ressemble à Brad Pitt dans la Drôme.

2 : Festival de musiques expérimentales depuis 2003.

3 : Entretien avec Vice. Film Musique brute, handicap et contre-culture.

4 : Le Papotin, journal papier et vidéo rédigé par des journalistes atypiques.

5 : ESAT : Établissements ou Services d’Aide par le Travail.

6 : Film de Julie Bertucelli, actuellement sur Arte.

Texte : JO / Illustration : Sophie