Numéro 10 Régional

à ciel ouvert

la seule chose qui m’apaise c’est déambuler, marcher, faire de grands pas et respirer fort mais ici je peux pas, ici c’est tout petit et il y a des murs partout alors des fois je cogne les murs, leur putain de limite qu’ils écrivent en béton pour être bien sûr de s’en rappeler ou alors je me projette contre le sol et là je suis bien parce que c’est stable et froid et qu’on peut pas tomber plus bas, là je trouve enfin l’équilibre mais ces cons ils viennent me relever…

je fais des spirales, parfois j’écris mes pensées mais la plupart du temps je fais des spirales, j’en ai tellement faites que le crayon glisse sur la feuille sans avoir besoin de le guider, le trait s’enroule tout seul, l’écart entre les courbes est impeccable, constant, je pars du centre ou de la périphérie, j’ouvre l’espace ou je l’enferme, ou bien je combine les mouvements, il faut voir mes doubles spirales, elles m’émeuvent, partir du centre, dérouler, attaquer la courbe qui mène à la seconde, enrouler, revenir au centre, deux yeux hallucinés, une concentration hypnotique, je relève la tête, il est encore là, il est toujours là, la première fois c’était il y a dix ans, j’allais le sauver, j’étais tellement fière, j’avais les palmes académiques pour moi, les prescriptions les plus à la mode, j’avais tout lu, il serait heureux, je lui rendrais sa liberté, il est encore et toujours là, prisonnier de mes choix

… elle a vraiment le visage de l’institution, ce professionnalisme glacial, distant, on vient te faire croire qu’on veut t’aider, qu’on va mettre un terme à ta souffrance ah ah ah mais je suis ma souffrance on va me guérir de moi, c’est ça ? quand je parle des insignifiants et des murmures elle hoche la tête et je vois qu’elle n’est pas vraiment là c’est comme si la fenêtre d’écoute s’était fermée, c’est délirant peut-être, c’est ma façon de sortir du sillon c’est comme ça que je bricole avec les choses et que je tisse des chemins pour être ici, pour créer un lien avec elle, avec le monde, je vois bien qu’elle s’en fout, je vois bien qu’elle comprend pas que c’est comme ça que ça tient, je vois bien qu’elle me refuse cette rencontre-là, la seule véritable parce qu’elle dérange, je vois bien qu’elle ne me tend que la main morte, figée, de la bienveillance, l’équation parfaite du rapport de domination, la main qui n’a pas l’humilité de la tolérance, c’est violent mais d’une violence sourde, annulée, tandis que quand je la dis, moi, la violence ça fait du bruit ça fait désordre ça souffre et ça vit, la sienne, elle est silencieuse, raffinée et hautaine, elle sent pas bon, pourtant les insignifiants se signalent toujours au bon moment, ils apportent la certitude, il n’y a rien, elle devrait écouter…

… alors je fais des spirales, je focalise mon attention, j’écoute peu ce qu’il me dit, je connais ses cheminements, j’en connais les détours, je peux en prévoir les incongruités, je ne tente plus rien, j’aurais été plus utile en ne faisant rien, on ne sauve pas les gens, on peut tout juste tenter de les aider s’ils en font la demande, faut pas s’emballer, pas se prendre pour autre chose, on ne peut les plier pour les faire entrer, cette petite case dans laquelle j’essayais de le loger, une boîte, avec un couvercle, pas d’espace et des contraintes, pour que ça cogne un peu, que ça abîme, l’institution m’abîme, il n’y a pas de raison qu’il soit mieux logé que moi, je l’ai bien transféré au plus profond de son abîme, son abîme, mes murs, avec toute la chimie que je lui ai prescrite, j’ai modelé son cerveau, c’est une matière plastique intéressante le cerveau, on peut vraiment en faire des choses fascinantes, avec les bons produits, il était vif d’esprit, bien trop vif, il me retournait la tête avec des pensées qui discutaient l’origine même de la rationalité, il tourne désormais en ronds, il ne serait pas capable de faire une addition de cours élémentaire, il est inoffensif, ça c’est bien, rendre les gens inoffensifs, c’est tout ce que je sais faire, c’est ça ma réussite, j’ai un salaire, on me paie pour ça, avant c’était les flics qui nous l’amenaient parce qu’il avait traversé la gare à poil ou parce qu’il adorait venir aboyer, au sens premier, comme un chien, avec un réalisme troublant, à chaque conseil municipal, aujourd’hui il vient de lui-même réclamer sa drogue

… j’avais lu des articles de psy, écrits par ceux qui savent que le fou dit quelque chose de la société qui le désigne, mais là où j’ai atterri on veut éteindre les troubles, réadapter, contrôler, on fait de la remédiation cognitive et puis on parle de bienveillance parce que veiller tout court peut-être qu’on sait pas trop faire, pourtant je trouve ça joli veiller, on dirait quelque chose de fragile, comme une attente, une lueur incertaine qu’on entretient, qu’on protège et qui résiste, penchée dans le vent. mais elle, elle veut faire mieux, faire bien, bien veiller, elle doit savoir un peu plus que les autres, comment sauver son prochain, braquer le projecteur sur l’ombre et rendre les gens transparents, alors la lueur vacille, ou plutôt on fait comme si elle n’existait pas, je n’existe pas, pas vraiment, j’ai écrit sur la fiche d’admission que je demandais l’asile poétique, elle m’a prescrit du tercian® j’ai compris qui valait mieux s’éteindre en silence alors j’ai prévu un spectacle grandiose…

… j’ai essayé les couleurs, toutes les couleurs, c’était pétillant, chamarré, ça faisait beau dans les marges, maintenant je noircis des pages entières, de la couleur qui absorbe toutes les autres, je l’observais et j’avais l’impression d’être libre, je suis coincée par ceux qui m’ont appris, je suis coincée par tout ce qu’on m’a enseigné, toutes ces foutaises qui te font regarder l’autre de haut en pensant savoir mieux que lui mais sans lui dire, ah ça non, faudrait pas non plus en débattre, le mettre au courant, faudrait quand même pas que je lui dise d’où je viens pour essayer de se comprendre mutuellement, il faut garder la distance qui hiérarchise, je suis coincée, je suis coincée par des objectifs qui viennent d’en-haut, je suis liée à la rentabilité d’un service, liée à la valeur concurrentielle de mes résultats, le bon gestionnaire tout juste sorti d’une école de commerce vient me montrer des graphiques qui comparent mon unité à celle de la clinique privée, la même clinique qui me renvoie les cas les plus lourds car ils ne rapportent pas assez, car ils occupent du temps inutilement, car ils ne font pas jolis pour les critères de qualité où le patient doit ressortir vite fait bien fait d’aplomb et sans rechute, alors oui c’est sûr, c’est certain, quand tu subis cette violence qui te rabaisse tu peux rien faire de mieux que la renvoyer sur celui qui te fait éprouver la puissance qu’il te reste

… je me demande juste où sont ceux qui réfléchissent, ceux qui font miroir avec le monde, il faut du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse, ceux qui écrivent ça ; quand j’arrive à trouver l’espace je tricote des solutions, des ponts, et alors les choses ont du sens, même pour eux, je ne suis pas assez fort pour me défendre tout le temps et eux ils laissent pas l’espace, ni le temps, c’est pareil, ils le remplissent pour se protéger de ce qui pourrait advenir, ils ont choisi une folie collective, inquisitrice, une folie qui s’approprie et qui domine, comme ils sont nombreux ils lui ont donné matière c’est la seule différence entre nous : ils sont plus nombreux à vivre la même folie alors ils ont décrété qu’elle serait norme, oppression, contrainte qu’il faut étouffer l’espace de respiration, remplir le vide…

… je lui ai donné un placebo, plusieurs, depuis plusieurs jours, par curiosité, pour voir ce que ça va engendrer, pour créer du changement, il ne peut rien lui arriver de pire que d’être ici, il pourrait ne plus être, un changement radical de prescription peut tuer, s’il me saute à la gorge j’aurais l’impression de lui rendre service, j’espère seulement qu’il ne le fasse pas au milieu d’une spirale, une spirale entamée ne peut être arrêtée, c’est impossible à reprendre sans faire un gros pâté

… pas de chaos pas d’altérité pas d’étoile qui danse…

… les vrais médicaments, ceux qui font de l’effet, c’est moi qui les bouffe, j’en consomme un peu plus chaque année, sans eux je ne parviendrais plus à entretenir l’inertie

… ils veulent me guérir, me réinsérer j’ai rigolé sans pouvoir m’arrêter quand ils ont dit ça j’ai dit qu’après tout pourquoi pas, que j’aime bien m’insérer que même j’adore ça ils ont pas aimé du tout ils ont dit que c’était obscène, moi j’ai dit c’est leur connerie qui est obscène, pornographique et bien sûr je me suis mis en colère mais ils ont pas compris, ils aiment pas les raccourcis et la version longue ils l’écoutent pas où alors ils s’en foutent ils voient pas que c’est important, j’ai jamais été inséré dans rien y’a rien qui contient la poésie le vide ou les pensées, ils comprennent même pas que quand on arrive au bord on est aussi de l’autre côté, ils habitent dans un espace tout petit et ils n’ont jamais le vertige ils connaissent pas les insignifiants ni les larmes de ceux qui naviguent trop près du tragique d’ailleurs c’est pas des larmes c’est un genre de rire grinçant de fatigue c’est sûr que c’est pratique les bords et tous les contenants ça soulage, on est bien emmerdé si tout est possible on fait comment, hein, ils disent que je suis aliéné mais c’est le contraire je suis irrémédiablement libre personne veut de ça c’est effrayant c’est douloureux et eux ils me regardent avec leur bienveillance qui dit tu es fou je sais ce que tu es je sais ce que tu as et je vais t’aider à guérir à me rejoindre au pays du factice avec des faux bords un faux sol et une petite fenêtre là-bas au fond et tu vas te morfondre là-dedans en attendant la mort tu verras c’est doux la vie dans la case sous anesthésie la mer est calme le ciel est bleu-gris-pisse mais on s’y fait tu verras et puis on est là et on te lâchera pas, promis, on te montre la direction, viens, c’est ça ou rien…

… il est d’une beauté insoutenable, je ne parle pas de son visage qui est bouffi, ni de son corps qui est informe, ça c’est mon œuvre, tous les trucs que je lui ai fait bouffer font faire un tel yo-yo aux hormones, aux graisses ou aux muscles que ça ne ressemble plus à rien, enfin si, ça ressemble de plus en plus aux patients ayant les mêmes traitements, je les uniformise, un psychotique doit prendre l’apparence d’un psychotique, c’est plus facile à gérer, lui il est beau car il résiste encore, il y a encore des trucs en lui qui n’ont pas lâché alors que moi j’ai tout abandonné, tout ce qui pouvait me casser y est parvenu, il parade devant moi, là, il est beau car il me dit que tout n’est pas fini, comme s’il savait comment en sortir

… cette fois elle n’a rien dit je crois qu’elle est un peu con je me dis que la fin du monde est imminente, il n’y a pas d’évolution c’est pas linéaire ça tourne en boucle et à force ça fait des idées courbes, c’est le poids de la liberté, c’est sûr, je comprends finalement, il vaut mieux éteindre et enfermer tout ce qui fait désordre, taire les jolis mots pour apprivoiser la tristesse et mourir à petit feu, même pas le bruit des os qui craquent même pas l’odeur du sang ou alors on pourrait mourir aux éclats mais ça fait du bruit c’est pas civilisé ça manque de raffinement, j’ai chopé la cordelette en tout cas, de quoi organiser un joli spectacle de fin de carnaval, j’ai hâte…

… je suis sans voix, plus rien ne sort, plus rien ne sort car ce qui voudrait sortir ne peut pas sortir ici, ça ferait tout sortir, tout voler, tout s’effondrerait, je n’aurais plus rien à quoi m’accrocher alors j’attends, j’attends qu’il fasse ce qu’il faut, c’est tout ce dont je suis capable, je n’ai plus d’idée, c’est à lui de trouver

… je tends une dernière fois la main et je regarde, elle tend la main pour que je change, pour que je lui ressemble plus, pour que je sois plus utile à sa bonne conscience, utile à la société moi je suis vide dedans alors je veux bien jouer, prendre place dans le défilé, elle y croit tellement, elle a des valeurs et des principes alors pour rigoler un dernier coup j’ai dit d’accord, moi je voulais juste sa main son regard un truc gratuit c’était pas un contrat, finalement c’est son humanité qui est malade je voulais juste son attention, nue, un instant, elle sait pas, elle a peur, alors elle est bienveillante, juste un tout petit peu devant pour ne pas prendre le risque d’être à côté…

… il sort une cordelette, je n’imagine pas tout ce qu’on peut faire avec une cordelette, je sais seulement qu’une cordelette peut s’enrouler, dans un sens, dans l’autre, en partant du centre ou de la périphérie

Texte : Eléa Ma, Lëagary / Illustrations : Ddino