Numéro 11 Régional

Photovoltaïque industriel : au cœur du désastre

Nous vous emmenons à Vaqueiros dans la région portugaise de l’Algarve, au cœur de la serra do Caldeirão. La végétation est méditerranéenne, composée de romarin sauvage, de chênes, d’amandiers, d’oliviers, de caroubiers ou de figuiers. L’odeur du maquis est puissante, les paysages sont magnifiques avec des collines arides à perte de vue. Hormis quelques villages blancs, l’homme n’a que très peu impacté son environnement… jusqu’en 2017, date à laquelle les industriels de la transition énergétique débarquent avec des centaines de milliers de panneaux photovoltaïques.

Cet endroit je le connais très bien, ma compagne étant franco-portugaise, c’est devenu ma terre d’adoption, à défaut d’être ma terre natale. Ici ce n’ est pas la côte désormais « habitée » par les flots de touristes l’été et la bourgeoisie européenne, mais l’arrière-pays, celui qui ne connaît pas encore la gentrification. La densité de population est l’une des plus faibles d’Europe, la population est pauvre et vieillissante, car fortement touchée par l’exode rural comme l’ensemble du pays. L’Europe est passée par là, avec son lot de chimères.

En avril 2017, des rumeurs circulent dans le village. La grande réserve de chasse clôturée de 1300 hectares aurait été vendue à un italien ou un autrichien. On parle d’un grand projet, on dit qu’une ligne haute tension passera pas loin, les gens pensent que cela va amener du travail… Il y a débat dans le café, et je vais échanger avec un ami bien renseigné qui semble y être opposé. J’apprends alors qu’un projet de méga-centrale photovoltaïque au sol avance en toute discrétion depuis 2013. Un petit collectif du village et une association régionale tentent de mobiliser et d’alerter, mais l’opposition est faible et il est déjà trop tard : le rouleau compresseur industriel est en marche.

La phase de travaux a duré quatre ans et, au regard des restrictions de déplacements imposées par le covid, ma compagne et moi l’avons suivie à distance depuis la France. On nous a raconté les va-et-vient des camions bennes, des 4X4, des camions plateaux déplaçant les pelleteuses, des semi- remorques charriant des conteneurs estampillés « China », la poussière, le bruit, les hélicoptères, les ingénieurs chinois, les ouvriers espagnols, les sans-papiers indiens, angolais, brésiliens, les promesses d’embauches, de régularisations…

C’est ainsi que la centrale photovoltaïque initialement nommée « Solara 4 » (aujourd’hui rebaptisée « Riccardo Totta », en hommage au père de l’ingénieur qui a acquis les terres) a finalement été inaugurée en grande pompe en septembre 2021. Lors de son discours d’inauguration, le ministre de l’écologie, entre autres inepties, a même fait remarquer aux habitants sceptiques : « Nous avons même observé un Lynx ibérique, c’est un vrai corridor vert… »

Elle occupe désormais 350 hectares discontinus, avec 661 500 panneaux photovoltaïques au sol, 40 transformateurs, 24 kilomètres de routes d’accès, un poste source et une ligne THT dédiée. La production annuelle est estimée à 221 Mégawatts crête (MWc) avec un potentiel d’ expansion à 340 MWc, soit l’équivalent de la consommation de 200 000 foyers. C’est à l’heure actuelle la plus grande centrale solaire du Portugal, cinq fois plus grande que la centrale de Amareleja datant de 2008 qui était de 46 MWc. Le montage du projet est typique du capitalisme financier mondialisé : le propriétaire du terrain est Maurizio Totta, un ingénieur italo-autrichien, les promoteurs initiaux du projet sont le consortium chinois China Triumph International Engineering et l’irlandais WeLink. En 2018, le fond d’investissement allemand Allianz Capital Partners rachète la centrale pour près de 200 millions d’euros. La totalité de la production est revendue pour les 20 prochaines années au fournisseur d’énergies vertes espagnol Audax Renovables, et le portugais Energycon en assure la maintenance.

Un road trip électrique

Le temps a passé, nous sommes en avril 2023 et c’est avec une certaine appréhension que nous pouvons enfin reprendre la route du Portugal. Les paysages sont toujours aussi beaux, mais plus nous approchons du village, plus les stigmates d’une installation industrielle sont visibles. Les pylônes se dessinent à l’horizon, quand soudain au détour d’un virage, le premier choc. Le maquis a disparu, remplacé par un amoncellement de panneaux photovoltaïques au sol épousant la forme de la colline, et nous en sommes certains, il ne s’agit que d’une infime partie du désastre qui nous attend.

Le lendemain, nous prenons le nécessaire de rando et l’appareil photo. La tension est palpable, la zone où se situe la centrale a été l’un de nos terrains de jeu favoris pendant des années. Un lieu très poétique où se trouvait un hameau abandonné au milieu de la nature, un lieu figé dans le temps, un témoignage de la vie passée d’une beauté simple et rare… Quelques kilomètres séparent Vaqueiros de la centrale, nous empruntons l’ex GR de la Via Algarviana qui a dû être dévié. Nous arrivons en haut d’une colline qui surplombe une partie de la zone, et là c’est la stupeur : une marée noire s’étale de part et d’autre des collines. La colère monte en nous.

À l’entrée du site, tout laisse à penser qu’il est interdit d’y pénétrer, mais quelques habitant·es se sont battues pour conserver le droit de passage vers le hameau abandonné où ils ont encore des ruines ou des terres. Le chemin communal est donc libre d’accès. Nous sommes à présent entourés de parcelles grillagées et sécurisées, de toutes parts des caméras de surveillance couvrent les angles. Il y a des 4X4 d’Energycon, avec des travailleurs qui désherbent entre les panneaux. Après l’étude d’impact environnemental, les promoteurs avaient promis des mesures de compensation afin de verdir le projet : des parcelles avec culture de romarin destinée à distillation pour faire des huiles essentielles, des ruches et des parcelles avec des brebis. Visiblement rien de tout cela n’existe… Nous continuons en direction de Mesquita. Nous avons du mal à nous repérer tant la transformation est profonde, mais nous finissons par retrouver le ruisseau qui nous rappelle que nous sommes sur le bon chemin. De chaque côté de la route, toujours les mêmes parcelles sécurisées, artificialisées, et ce bruit lancinant, oppressant, celui des transformateurs et onduleurs. La tristesse a dépassé la colère.

Arrivés sur la colline où se trouve Mesquita, ma compagne continue de photographier sans relâche les parcelles artificialisées qui nous entourent et occupent désormais la terre de ses ancêtres. Je m’assoie à l’ombre d’un caroubier quand surgit un véhicule de la sécurité, vingt cinq minutes après notre entrée dans la centrale. Un gros pick up estampillé avec le numéro d’appel d’ urgence, dans le pur style américain, avec à son bord, une imposante brésilienne (l’accent ne trompe pas). Une paire de lunettes aviateur sur le nez, elle nous interpelle, elle ne descend pas, la présence de notre chien semble contrarier ses plans. « Alors, on se promène? Je vais vous dire une chose, vous savez ce que j’aime dans ma vie ? C’est mon boulot tranquille au milieu de la nature et des panneaux, on se comprend hein? » Elle nous quitte comme elle est arrivée, mais nous suivra à distance jusqu’à ce que nous quittions l’enceinte de la centrale deux heures plus tard.

Nous continuons notre chemin vers la zone la plus impactée, la chaleur est déjà intense, et la luminosité que renvoie les panneaux est agressive. Nous franchissons plusieurs collines, avant d’arriver au point de vue qui surplombe le cœur de la centrale. Leurs flancs sont tous envahis de panneaux photovoltaïques, et au milieu trône un immense poste source d’où jaillit une ligne à haute tension. Nous tentons de nous approcher mais toutes les routes ont été fermées par des portails. Le retour est pesant et silencieux.

Un appétit gargantuesque

Nous apprenons les jours suivants que le projet a des visées expansionnistes. En effet, les promoteurs de la centrale ont mandaté le directeur de l’agence bancaire locale du Credito Agricola à la recherche de nouveaux terrains. Il passe donc voir ses clients avec qui le lien de confiance est bien établi, et dont il connaît très bien la situation financière. Il leur fait signer des baux sur des parcelles ciblées afin d’y implanter des éoliennes. Son discours de VRP est bien rodé et attractif : « Rémunération garantie entre 500 euros et 5000 euros par an. C’est très intéressant. Et la vue depuis le village ne sera pas impactée ». À ce tarif là, pas besoin de travailler l’acceptabilité sociale et c’est garanti sans conflit d’intérêt. Nous apprenons également que les promoteurs souhaitent optimiser la capacité de production, et des centaines d’hectares de panneaux supplémentaires seraient à l’étude. Pour finir, ils ont surtout le projet surréaliste de construire un immense lieu de stockage de l’énergie produite dans des milliers de batteries.

Au cours de nos diverses balades, nous découvrons que les parcs solaires de taille moyenne pullulent, et d’autres projets de méga-centrales photovoltaïques sont à l’étude partout dans le sud du pays.

D’autre part, le Portugal doit faire face à une menace tout aussi importante et destructrice pour son environnement : « le plan de la commission européenne pour une industrie zéro carbone » qui consiste à relocaliser les exploitations minières pour garantir la transition écologique et numérique. Le Portugal est le premier pays ciblé. Il abriterait la plus grosse réserve de lithium européenne et la huitième mondiale. Dans le nord du pays, près du village de Covas do Barroso, l’entreprise britannique Savannah Resources veut créer une mine à ciel ouvert d’environ 600 hectares dans une zone classée au Patrimoine Agricole Mondial. On peut observer que dans une grande partie des zones rurales du Portugal qui ont un historique d’exploitation minière, les autorisations de recherches avant exploitation explosent. La région d’Alcoutim dans laquelle nous venons d’effectuer notre funeste promenade est également impactée, un triangle de 500 km2 est concerné pour la recherche de cuivre, plomb, or, zinc…

 

Le monde rêvé par l’industrie du capitalisme vert est en construction, et cette situation vécue au Portugal n’est que la genèse des projets industriels mis en place à marche forcée partout en Europe.

Il n’y a pas de « transition écologique » mais une attaque massive contre le vivant. Néanmoins, si Total, TSE, Valéco, Sun’agri et compagnie pensent avoir un train d’avance, ils feraient bien de surveiller leur rétroviseur…

Gabriel Sagittario Velleca

Crédit Photos: Taz