Numéro 11 Régional

« À Quézac, Nestlé pompait l’eau au-delà des autorisations »

Après un reportage dans L’Empaillé du printemps 2023 décrivant les pénuries d’eau récurrentes de la commune de Quézac, nos deux correspondantes lozériennes se sont intéressées cette fois-ci à la marque d’eau gazeuse du même nom dont les bénéfices, eux, ne semblent pas prêts de se tarir.

 

« Qué s’appelerio Quézac ». Tournée par Ridley Scott, cette publicité de 1995 fait connaître à toute

la France une nouvelle marque d’eau gazeuse tout juste lancée par Nestlé, numéro un mondial de l’eau en bouteille. Vantée par le département de la Lozère comme une eau miraculeuse « bue par les druides »(1), la source de Quézac est privatisée dès le milieu du 19ème siècle par un notable, le docteur Commandré, et elle est aujourd’hui inaccessible aux habitant·es – sauf à débourser quelques euros à la supérette du coin. Une situation qui peut sembler paradoxale lorsqu’on sait que dans les hauteurs de cette même commune, la source publique frôle régulièrement la pénurie(2).

Assoiffer des populations locales en les privant de leurs moyens de subsistance pour exporter de l’eau à des centaines voire des milliers de kilomètres – et la vendre au passage au moins 100 fois plus cher que l’eau municipale, tel est le beau métier de « minéralier ». Dans le film Bottled Water, sorti en 2012, Urs Schnell nous fait ainsi découvrir des villageois·es précaires au Pakistan dont les puits sont à sec pendant que, au même endroit, Nestlé pompe tranquillement de quoi remplir les bouteilles « Pure life », une eau très courue chez les classes supérieures urbaines du pays. On y voit aussi l’ancien PDG de Nestlé, Peter Brabeck, déclarer : « Deux points de vue s’affrontent à ce sujet. Le premier, que je qualifie d’extrême, est représenté par les ONG pour qui l’accès à l’eau devrait être nationalisé. Autrement dit, tout être humain doit avoir accès à l’eau. […] Et l’autre qui dit que l’eau est une denrée alimentaire, et que, comme toute denrée, elle a une valeur marchande. » Tout est dit.

L’Occitanie, paradis des minéraliers

Retour en Lozère. Au café du Pont-Neuf, nous retrouvons Daniel et Franck, salariés de l’usine Quézac depuis vingt-cinq ans et délégués CGT. Avec un sourire, ce dernier nous dit très bien se souvenir de Brabeck : « Il y avait des posters de lui partout dans l’usine. C’était un grand jeu de les arracher, mais la direction se débrouillait toujours pour les remplacer. On rigolait en se demandant combien de posters de rechange ils avaient en stock, parce qu’à moi tout seul, j’ai dû en arracher plus d’une centaine ! » En France, premier pays au monde exportateur d’eau en bouteille, les agissements de Nestlé sont longtemps restés sous les radars. Mais en 2018, Frontal 21, une émission allemande, diffuse une enquête à charge sur le « système Nestlé » mis en place à Vittel et Contrexéville, dans les Vosges, d’où sortent les bouteilles Vittel, Contrex et Hépar(3). Depuis, la situation est régulièrement médiatisée : décharges sauvages de plastique, main-mise sur 10 000 hectares de terres agricoles, et surtout, une exploitation de l’eau qui met en péril la nappe, au détriment des habitant·es(4).

À Quézac aussi Nestlé déployait tout son management néolibéral, ainsi que Daniel nous le décrit : « L’usine était obligée de payer des prestations au groupe Nestlé pour s’équiper en logiciels et se former aux procédures qu’ils déployaient partout dans le monde. » Des coûts mirobolants et à l’utilité plutôt discutable. « À la fin, s’il restait encore un peu de bénéfice, c’était dans la poche du groupe, et après ça, ils se débrouillaient quand même pour dire que l’usine n’était pas rentable. » Franck renchérit : « Les installations étaient vétustes, et il y a eu une alerte bactérienne… Parfois, Nestlé pompait d’eau au-delà des autorisations, mais pour nous, c’était primordial de préserver l’avenir de la ressource. Avec la création du syndicat en 2001, on a réussi à faire stopper cette pratique. Et puis dans un grand groupe comme Nestlé, se syndiquer, c’était aussi une manière d’être en lien avec les autres usines. On était un peu les petits frères de Perrier ! »

Car là où la cinquantaine de salarié·es de l’usine de Quézac ne fabriquent « que » 90 millions de bouteilles par an, l’usine Perrier, dans le Gard, avec son millier de salarié·es, en produit 1,2 milliard. Un géant. De son côté, Danone, numéro deux mondial du secteur derrière Nestlé, possède également une usine d’eau pétillante dans le coin : La Salvetat, dans l’Hérault, et ses 190 millions de bouteilles par an. Enfin, le groupe Sources Alma, troisième producteur en France derrière les multinationales, possède Vernière, dans l’Hérault, élue en 2017 « meilleure eau minérale du monde lors du Concours des Eaux gourmet » organisé par « l’Agence pour la valorisation des produits agricoles ». La classe ! L’entreprise de 2000 salarié·es, dirigée jusqu’à sa mort par le richissime tout autant qu’imbuvable Pierre Papillaud(5), possède plus de vingt marques, la plus connue étant Cristalline(6). Dans le coin, outre Vernière, le groupe possède Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne) et Montcalm (Ariège). Comme le dit le site internet de la Chambre de commerce d’Occitanie, ici, l’eau, c’est « une économie qui coule de source » : la région est la deuxième productrice en France.

À Quézac, deux ans de luttes syndicales

En 2015, la direction de Quézac annonce aux salarié·es que l’usine, trop petite pour le géant de l’eau, va être vendue. Qu’à cela ne tienne ! Vu que la consommation d’eau en bouteille moyenne des Français·es continue de grimper (actuellement autour de 145 litres par an), qu’un·e Français·e sur deux boit de l’eau en bouteille tous les jours et que la France exporte un tiers de sa production, pas besoin d’être Nestlé ou Danone pour bénéficier du juteux marché de l’eau. À l’instar de Pierre Papillaud avant eux, pléthore de patrons tentent de se tailler la part du lion. C’est ce que vont découvrir Daniel et Franck. « Au départ, un entrepreneur ardéchois propriétaire des Sources du Pestrin s’est montré intéressé. Je me souviens d’une grande présentation avec des diapos qui disaient Pestrin, une entreprise en devenir, l’homme de demain”. Mais en fait, dans sa boîte, il n’y avait que six salarié·es. L’offre ne tenait pas la route, il n’y a pas eu de suites », raconte Daniel. Franck enchaîne : « Puis la direction nous a présenté un nouveau repreneur comme si c’était notre sauveur : Jean-Claude Lacaze, un ancien de Danone qui possède Nérios, l’entreprise d’embouteillage Mont Roucous, dans le Tarn. Vous savez, c’est “l’eau des bébés” que recommandent toutes les maternités – un vrai scandale(7). Lacaze, c’est un margoulin, un peu à la Pasqua. Il en avait rien à foutre de nous, et ne se privait pas de nous le dire. »

« Il parlait de Quézac en disant vouloir dégraisser le mammouth, s’exclame Daniel. C’est-à-dire nous mettre au SMIC [soit une baisse de salaire de 40 % environ]. Il voulait aussi augmenter la cadence sans faire aucun investissement. Un jour, je lui ai dit : Vous savez, j’ai une maison à payer, une famille… Il m’a répondu en me mettant la main sur l’épaule : Il vaut mieux que vous partiez à Perrier (8). » Élégant pour quelqu’un qui aime évoquer sa « porscherie », rapport au grand nombre de voiture de la marque de luxe qu’il possède. Daniel nous donne une anecdote qui en dit long sur le personnage : « Un jour, Saïd Makhloufi, journaliste de France Bleu Gard Lozère, lui a demandé quelles étaient ses garanties de pouvoir racheter l’usine. Il a répondu Je paie cash. Le journaliste a alors demandé combien il pensait racheter l’usine, et Jean-Claude Lacaze lui a répondu C’est beaucoup trop cher pour vous, vous ne sauriez pas quoi faire de tout cet argent. »

Franck prend la suite : « En plus, il était susceptible. Pendant une réunion, il s’est senti insulté parce qu’on osait poser des questions, et il a menacé de se retirer de la vente. Daniel et moi avons alors été pointés du doigt comme les responsables. Le préfet de Lozère de l’époque, Hervé Malherbe, m’a même dit : Si Quézac ferme, ce sera de votre faute. Un jour où je buvais un coup en terrasse, il a déboulé en m’engueulant. Il m’a dit que c’était une grave erreur, et il est parti furieux. Ensuite, on a eu une réunion en préfecture – ou plutôt au tribunal. Il y avait tout le monde, député, sénat, département, chambre de commerce, et aussi le DRH de Nestlé Waters, André Sembelie, qui s’était transformé en avocat de Lacaze pour l’occasion. »

Les patrons boivent, les autres trinquent

Pour défendre leurs conditions de travail, Daniel, Franck et les salarié·es de l’usine se mobilisent. S’ils n’ont pas les moyens de se mettre en grève reconductible, ils organisent le blocage de l’unique route principale de Quézac le jour de la visite du ministre de la ruralité, ou encore des distributions de bouteilles dans la rue. Face à la résistance syndicale, un vote est proposé au sein de l’usine d’embouteillage : salaire au SMIC et abandon de la convention collective, mais un joli bonus pour chacun s’il accepte de rester (Daniel et Franck parlent de 60 000 euros par personne). Les salarié·es rejettent massivement la proposition, adieu Jean-Claude Lacaze.

Finalement, début 2017, c’est un troisième larron, Jean-Hervé Chassaigne, qui remporte la mise. À la tête le groupe béarnais Ogeu, 215 salarié·es et 80 millions d’euros de chiffre, il connaît bien Nestlé à qui il a déjà racheté deux autres « petites » marques d’eau. Les conditions salariales sont maintenues, et la ligne de production est modernisée. Chassaigne père avait fait fortune grâce au plastique en créant l’entreprise Semoflex. Chassaigne fils, lui, mise plutôt sur la bière et les sodas(9). Il explique : « Aujourd’hui, il n’existe plus de frontière entre ces activités. Tous les acteurs de l’eau font du soda »(10). En effet, difficile d’échapper aux cocas « alternatifs » tout aussi sucrés que l’original, aux boissons « healthy » et autre « cosmétofood » aux effets bénéfiques inexistants, ou aux eaux vaguement parfumées vendues encore plus chères pour l’occasion. Ainsi, Quézac a lancé sa gamme « Quézac citron », les cannettes « Quézac thé » ou encore « Quézac pêche ».

Des produits à l’utilité sociale discutable, à l’heure où les premiers effets des guerres de l’eau à venir sont visibles depuis la France. Face à cela, comme ailleurs, seule la lutte paie. À Montagnac, dans l’Hérault, où Sources Alma menace de réaliser un forage avec la bénédiction du maire, les habitant·es se sont regroupé·es au sein du collectif « Veille Eau Grain ». À Murat-sur-Vèbre, dans le Tarn, Danone a renoncé à un nouveau forage pour La Salvetat grâce à la mobilisation des habitant·es. À Vittel, la pression militante et médiatique a forcé Nestlé à abandonner un projet de pipeline piochant l’eau dans les communes voisines pour alimenter la nappe. En parallèle, les salarié·es de l’usine sont en grève pour éviter 171 licenciements (un quart des emplois). « Ce sont bien sûr les salariés de l’usine qui font les frais de cet ajustement afin que les bénéfices des actionnaires soient toujours à deux chiffres et au rendez-vous », dénonce le collectif Eau 88(11).

Quand on les interroge sur le futur, Daniel et Franck, qui se décrivent comme deux « écologistes dans l’âme » pourfendeurs de piscines privées et adeptes de la permaculture, se mettent à rêver : « On peut tout à fait comprendre les interrogations des riverain·es en temps de sécheresse, elles sont légitimes. Est-ce qu’on ne pourrait pas remplir des camions-citernes avec l’eau que l’on pompe pendant le week-end(12) ?  Les salarié·es pourraient être force de proposition comme celle-là en tant qu’expert·es de leur outils de travail. L’entraide, c’est ça l’écologie ! » Au-delà des vœux pieux, comment penser des alliances entre les salarié·es du secteur et les habitant·es en lutte ? Et comment penser une solidarité de l’eau qui ne se limite pas à des mots d’ordre localistes (« L’eau du pays reste au pays » a-t-on pu ainsi lire dans les champs de Murat-sur-Vèbre) ?

Autant de questions qu’il est plus urgent que jamais de mettre au travail, au moment où la grave pénurie d’eau qui frappe Mayotte depuis plusieurs mois semble préfigurer la complexité des crises à venir. Ce territoire au cœur de l’archipel des Comores, acheté par la France à un sultan au 19ème siècle, subit de plein fouet la négligence chronique de l’État colonial. Le 9 septembre, alors que quelques litres d’une eau rougeâtre et boueuse coulent du robinet un jour sur trois, des habitant·es ont manifesté devant la préfecture, scandant « On veut quoi ? De l’eau potable ! ». Là-bas, un pack peut s’acheter jusqu’à 12 euros(13).

 

Texte : Anna et Mathilde / Illustrations : Artura Bandini

1 : « Quézac : La Lozère dans votre verre », Couleurs Lozère, été 2010, p.17.

2 : « Chercher l’eau en vain », Anna et Mathilde, L’Empaillé n°9, mai 2023.

3 : « Das Geschäft mit dem Durst. Wem gehört das Wasser? », Frontal 21, ZDF, 8/05/18.

4 : Voir notamment la très bonne couverture de Reporterre à ce sujet, comme par exemple « À Vittel, Nestlé contrôle l’eau, la politique et les esprits », 9/05/19.

5 : Pierre Papillaud, dont la fortune a été estimée par Forbes à 1,2 milliard de dollars en 2016, est connu pour un management alternant paternalisme et humiliations, ayant poussé au moins un de ses salarié·es à une tentative de suicide.

6 : À noter les enquêtes du journal indépendant Médiacités : « Soupçons de fraude : St‐Yorre, Vichy Célestins et Châteldon en eaux troubles », 01/11/2022 ; « Cristaline, St‐Yorre, Rozana : pollution et irrégularités en série dans les usines du groupe Alma », 19/12/22.

7 : D’après l’Anses, l’eau du robinet convient pour les biberons, et rien ne semble donc justifier cette publicité gratuite des hôpitaux publics à une entreprise privée. « Biberon : comment le préparer et le conserver ? Utilisation des préparations en poudre pour nourrissons », Anses, 17/01/13.

8 : Dès l’annonce de la vente, il a été proposé aux salarié·es de Quézac de se faire muter à l’usine Perrier. Un petit nombre a fait ce choix-là.

9 : Pour autant, l’ère du plastique est loin d’être finie : la consommation des pays riches continue d’augmenter, et les bouteilles sont les déchets plastiques les plus courants dans les rivières européennes. Les dégâts sur les écosystèmes commencent à être mieux documentés, tout comme les risques pour la santé des micro-particules et des additifs comme le Bisphénol A.

10 : « Comment l’eau béarnaise Ogeu veut conquérir le monde », Sud Ouest, 11/01/17.

11 : « Crise de l’eau : vague de licenciements à Vittel », Reporterre, 17/05/23.

12 : Le week-end, l’usine ne fonctionne pas, mais pour éviter le développement de bactéries, de l’eau est tout de même pompée et circule dans les tuyaux.

13 : « À Mayotte, des coupures d’eau deux jours sur trois, la sécheresse est-elle la seule coupable ? », Le HuffPost, 22/09/23.