Numéro 11 Régional

La jeunesse emmerde la croix celtique

De la croix pattée au salut à trois doigts, l’extrême droite arbore toute une panoplie de drapeaux, sigles, slogans ou personnages dans sa propagande. Des néonazis, des identitaires, des catholiques intégristes et des policiers s’affichent parfois publiquement avec ces images sans que l’on s’en aperçoive, ou plutôt sans qu’on les comprenne. Le site Indextrême en dresse une liste exhaustive afin de mieux les débusquer dans la rue, sur le net… ou dans les commissariats. Rencontre avec l’un de ses animateurs, Ricardo Parreira.

Parcourir le site Indextrême (1), c’est plonger dans l’univers de la haine, du racisme et de toutes les horreurs fascistes et colonialistes de l’Occident. Le journaliste Ricardo Parreira et le graphiste Geoffrey Dorne y ont répertorié une grande partie des symboles graphiques utilisés par l’extrême droite en France, que ce soit par des groupes néonazis, skinheads, hooligans, identitaires, mais aussi par la police, les gendarmes ou les militaires. Le duo présente plus d’une centaine de symboles et d’acronymes utilisés, détournés ou récupérés et que l’on retrouve sous forme de tatouages, insignes, écussons, drapeaux, etc.

Quels objectifs aviez-vous en lançant la construction d’Indextrême ?

« Le site recense les symboles servant de leviers identitaires, pour conquérir le cœur des Français·es les plus attaché·es à leur terroir, à leur histoire et participer ainsi au recrutement et à l’adhésion aux politiques les plus réactionnaires. Il s’agit donc ici d’analyser les systèmes graphiques qui nourrissent et matérialisent leur imaginaire idéologique. Et peu importe le nombre de militant·es d’extrême droite ou la fréquence à laquelle un symbole haineux est utilisé. Qu’il s’agisse d’un drapeau raciste, d’un logo antisémite ou d’une phrase homophobe, dès lors qu’ils sont exhibés dans l’espace public, ils entrent inévitablement en contact avec la population, entraînant une atteinte à la dignité et aux droits humains. »

Quelles sources vous ont été utiles pour réaliser ce travail ?

« Une enquête sémiologique [étude des signes] présente un résumé historique de chaque symbole, appuyé par des sources provenant de médias reconnus tels que Streetpress, Mediapart, Rue89 ou des sites antifascistes comme La Horde, InfoLibertaire, le réseau Mutu, etc. Elles nous fournissent des informations précieuses ainsi que des photos vérifiées confirmant l’utilisation de ces symboles haineux sur le territoire national. Nous avons également consulté d‘autres projets similaires au niveau international qui se consacrent à l’analyse de la symbolique de l’extrême droite. L’un des plus connus, le site américain Anti-Defamation League (ADL), a été créé en 1913 pour soutenir les Juifs contre l’antisémitisme et la discrimination. Jusqu’à aujourd’hui, l’ADL a recensé plus de 200 symboles utilisés pour propager la haine raciale aux États-Unis. Ce type de projets, tel que le site canadien Hatepedia (2), subissent des attaques et des critiques, notamment de la part de l’extrême droite. Moi-même j’ai subi du harcèlement en ligne, avec des milliers de messages haineux, d’insultes, mais aussi des menaces envers ma famille et moi. C’est par vagues, mais les choses ne se sont pas calmées.

D’autres n’ont pas digéré que certains de leurs symboles soient sur votre site…

« Oui, par exemple plusieurs personnalités issues de l’extrême-droite souverainiste et évidemment gaulliste, se sont indignées de l’indexation de la croix de Lorraine, symbole selon eux de la « résistance française », aux côtés de la croix gammée et de la croix celtique. Renaud Muselier, président du conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur, s’est étranglé sur Twitter (3) : « Mettre sur le même plan la Croix de Lorraine et la svastika est une manipulation insupportable de l’Histoire. L’Amiral Muselier, mon grand-père, a donné la Croix de Lorraine à la France Libre, et a été le 1er officier général à rejoindre [De Gaulle] à Londres. L’indignité est totale. » Un autre compte Twitter affirmait : « Votre raccourci va encore stigmatiser les catholiques blancs qui sont assez souvent perçus comme étant racistes ou xénophobes (…) un site comme le vôtre ne fera que renforcer ces clichés.» L’indexation du sacré-cœur de Jésus sur notre site a aussi provoqué des réactions. Pourtant, le mouvement intégriste Civitas l’utilise depuis fort longtemps, sans que les catholiques ne s’en émeuvent. De même nous n’avons pas entendu de réactions de la droite « républicaine » lorsque le Rassemblement national, un parti politique issu des cendres du mouvement néonazi, a commencé à utiliser la croix de Lorraine, ni des élu·es parisiennes lorsque le symbole de la Ville de Paris est apparu sur le logo des Zouaves, un groupe néonazi. Tous ces gens auraient pu s’indigner de la récupération par l’extrême droite de ces symboles, mais cela aurait impliqué un semblant de conscience antifasciste… »

Finalement, la plupart des symboles utilisés par l’extrême droite aujourd’hui ne sont-ils pas le résultat d’une « grande récupération » ?

« Pour comprendre les symboles d’hier, utilisés par l’extrême droite d’aujourd’hui, il faut revenir à l’expansionnisme européen, qui a eu la caractéristique de produire des concepts idéologiques et religieux intrinsèquement racistes et suprémacistes blancs. Facteurs qui ont été déterminants dans la domination et l’assimilation massive des peuples indigènes. Au fur et à mesure que l’homme blanc s’établit en terres étrangères à partir du XVe siècle, il déploie tout un armement graphique qui vise à rendre légitime le colonialisme, continuum d’un ordre divin obligé. Croix, drapeaux, signes et insignes ainsi que toute une panoplie d’iconographies qui font référence à l’Antiquité et au pouvoir divin, et exacerbent le caractère nationaliste, impérialiste et royaliste de cette nouvelle hégémonie culturelle blanche qui prêche l’inégalité naturelle.

Quand il est question de l’extrême droite, de son histoire et de ses symboles, il est essentiel de comprendre qu’elle manifeste une hostilité marquée envers l’autodétermination des peuples, des nations, et même envers la création de sociétés multiculturelles où tous les citoyen·ne·s naissent libres et égaux en droits. La réappropriation des symboles liés au fascisme, au nazisme ou à la période coloniale, tels que le drapeau confédéré (4), la croix celtique, la croix gammée ou les runes, confirme le retour en puissance d’une nouvelle bataille idéologique. D’ailleurs, les néologismes tels que « guerre culturelle », « guerre de civilisations » ou « décivilisation », envahissent désormais l’espace public et médiatique. Le « 732 » brandi par les identitaires en référence à Charles Martel lors de la bataille de Poitiers, l’utilisation du cochon comme icône nationaliste, la croix pattée des Templiers ou le concept de « Reconquête » d’Éric Zemmour partagent une signification commune : celle de l’islamophobie et de la haine envers les peuples arabes.

Il est évident que la grande majorité des signes et insignes répertoriés sur Indextrême ne sont pas des créations graphiques issues des systèmes politiques fascistes qui ont prospéré au XXe siècle. Cependant, de nombreux symboles d’origine religieuse ou résultant de représentations iconoclastes, depuis l’art pariétal jusqu’au XXIe siècle, sont aujourd’hui recyclés, récupérés et détournés par l’extrême droite. »

D’autres symboles présents sur votre site, et marqués à gauche cette fois-ci, ont créé la polémique…

« Oui, ainsi plusieurs occitanistes nous ont contactés afin de nous convaincre de retirer la croix occitane, mais la réponse a été négative. Le problème réside, une fois de plus, dans le fait qu’elle est utilisée par plusieurs groupuscules d’extrême droite violents dans la région, tels que la Ligue du Midi, Novellun Carcassone, Langdoc Nationaliste, Patria Albiges, les identitaires de Toulouse ou le groupuscule néonazi The South Face (qui associe la croix occitane au Totenkopf nazi dans leur logo) responsable de plusieurs attaques violentes à Montpellier. Pour le sigle ACAB (« All Cops are Bastards »), malheureusement, comme d’autres symboles historiquement associés à la gauche, il a été récupéré par les hooligans, puis par les skinheads, et finalement par l’extrême droite radicale. C’est incroyable, mais même certains policiers ont adopté l’acronyme ACAB (All Cops Are Brothers), un retournement de stigmate, intrinsèquement lié aux mouvement Blue lives matter (6). »

Dans un article récent de Frustration, tu affirmes que « la symbolique fasciste, voire néonazie, est désormais un fait courant au sein des compagnies de police» (7) , mais comment savoir à quel point ces symboles fascistes ou suprémacistes blancs sont présents dans la police et l’armée ?

« Ce que j’ai constaté depuis 2019, c’est que plusieurs symboles utilisés par l’Alt-right américaine – le Punisher, la Thin Blue Line, les spartiates, les templiers – sont également utilisés par les forces de police françaises. Cela est incontestable. En fait, on parle d’un processus de transmission sémiotique transatlantique qui a également été identifié au sein de l’extrême droite française radicale, qui recycle une panoplie de symboles néonazis et fascistes, utilisés pas le Patriot Front, les Active Clubs (8), etc. Cette proximité entre les mouvements d’extrême droite et la police est très préoccupante. À mon avis, la hiérarchie de la police est influencée par des syndicats de police généralement classés à l’extrême droite (8), qui parviennent à protéger les membres de la police de sanctions. Dans l’armée française, après des publications de Mediapart, certains néonazis ont été écartés, mais le problème persiste, au sein de la police comme dans l’armée. »

Un nouveau groupuscule d’extrême droite, Unité sud, a fait son apparition récemment près de Perpignan avec l’ouverture d’un bar identitaire. Peux-tu nous en dire plus sur leur logo ?

« L’Unité Sud et le bar 7.59 participent à cet effort d’enracinement et de recrutement parmi les militants d’extrême droite à Perpignan. Leurs symboles font référence à la conquête par les Francs de la Septimanie [équivalent au Languedoc-Roussillon], prise aux musulmans en 759. Leur logo, la boussole, fait partie d’une série de symboles tels que la Tour ou le phare, utilisé par le Bastion social (dissous) et An Tour-Tan (Bretagne), qui représentent, pour les fascistes, des lieux mystico-religieux et politiques censés guider le peuple dans les ténèbres. Enfin, cela s’inscrit dans une opposition à une société multiculturaliste. »

Du ACAB au Tout le monde déteste la police, en passant par le symbole des Soulèvements de la terre, le Siamo tutti antifascisti ou le drapeau antifasciste, la gauche militante sait aussi déployer une certaine force symbolique… Peut-être bien davantage que tous ces groupuscules fascistes qui affichent quantité de sigles et d’images pour mieux cacher leur idéologie sommaire et brutale ?

« La question de l’iconographie a toujours été très importante pour la gauche, d’ailleurs pour les mêmes raisons que pour les fascistes ou les nazis, mais avec des fins politiques totalement opposées. De façon générale, peut-être sommes-nous à un tournant où nos sociétés doivent créer de nouveaux symboles qui reflètent mieux nos aspirations, radicalement différents de ceux que l’extrême droite s’approprie aisément. D’ailleurs, créer de la confusion graphique, donc symbolique, est l’une des raisons pour lesquelles l’extrême droite s’approprie et détourne l’iconographie de gauche. Cela facilite le recrutement et contribue à leur dédiabolisation. »

1 : https://indextreme.fr

2 : La page du site qui répertorie les symboles haineux est ici : www.hatepedia.ca/guide/all

3 : Tweet de Renaud Muselier, 05/01/23.

5 : Le drapeau confédéré fut le symbole des États du Sud, esclavagistes, lors de la guerre de Sécession (1861-1865) aux États-Unis, repris ensuite par le Ku Klux Klan.

6 : « Les vies bleues comptent » est un mouvement de flics né en 2014 aux États-Unis en opposition au mouvement Black Lives Matter.

7 : « Police : les tatouages de la haine », www.frustrationmagazine.fr, 12/09/23.

8 : Le Patriot Front est un groupe néofasciste et suprématiste blanc américain, et les Actives Club (sur la même ligne) sont des clubs d’art martial mixtes créés en Californie, et qui commencent à être importés en France.

9 : Par ailleurs, la police est majoritairement d’extrême droite, selon les estimations basées sur diverses élections récentes. Certains sondages parlent même d’un vote FN à plus de 70% en ne prenant en compte que les actifs chez les policiers.

Parmi les plus utilisés :

Les runes : l‘alphabet runique a été largement utilisé pendant l’ère nazie pour orner leurs emblèmes. En France, il est utilisé depuis les années 60 par une partie de l’extrême droite, notamment aujourd’hui par les néo-nazis et les suprématistes blancs, avec par exemple le Valknut, le Triskèle et le Ōþalan.

La croix celtique : Fruit de la domination chrétienne sur les traditions païennes-celtiques, devenue le symbole qui exalte la « race blanche », utilisée en France depuis 1949 notamment par le mouvement Occident, puis par l’Ordre Nouveau, l’Œuvre française, et enfin le GUD aujourd’hui.

Le Punisher : inspiré de la tête de mort nazie, utilisé par la police et l’extrême droite américaine, il s’est importé en France depuis 2010, avec des dizaines de policiers photographiés en train de l’arborer.

La croix pattée : un des insignes des templiers (ordre religieux et militaire lors des croisades catholiques) très utilisé par l’extrême droite, et de plus en plus par des policiers.

Le drapeau anti-antifa : Le slogan « anti-antifa » ou le drapeau, utilisé par les groupes fascistes, finit souvent par englober en soi le refus de toute lutte «progressiste», donc féministe, antiraciste, syndicaliste, et même écologiste.

Le ok du white power, la quenelle de Dieudonné et le salut à 3 doigts, utilisé par les nazi, alternative au bras tendu et interdit en Allemagne…

« Blood & Honour » : de l’allemand « Blut und Ehre » (« sang et honneur »), est un slogan nazi, majoritairement utilisé par la jeunesse hitlérienne.

« Réinformation » : De nombreux sites d’extrême droite se décrivent eux-mêmes comme assurant une mission de « réinformation », comme Radio Courtoisie, Sud Radio, Français de Souche, TV Libertés, Cnews ou le site d’Alain Soral, Égalité & Réconciliation (E&R).