Occitanie : l’industrie finance la guerre de Poutine
En pleine guerre d’Ukraine, des poids lourds de la région comme Safran, Airbus ou son sous-traitant Figeac Aéro ont obtenu une dérogation de l’Union Européenne pour continuer de s’approvisionner en titane russe via Rostec, le principal groupe d’armement proche de Poutine. Une subvention à l’effort de guerre russe, alors que l’avenir nous promet des tensions internationales croissantes autour des ressources en métaux dont l’industrie a un besoin exponentiel.
Airbus, le plus grand constructeur d’avions du monde, a annoncé en février 2023 les meilleurs résultats de son histoire : 5,2 milliards d’euros de bénéfices en 2022 (en hausse de 16 % par rapport à 2021). Quelle belle industrie que cette aéronautique qui irrigue toute l’économie du Sud-Ouest, dont la finalité est de produire de nouveaux avions qui réchauffent le climat ! Les températures record de 2022, la sécheresse de cet hiver, rien de ceci n’aura fait bouger d’un iota l’objectif du groupe : plus d’avions. Il faut essayer de s’imaginer ce que représente matériellement cette production : en 2022, Airbus a assemblé dans ses usines près de 700 appareils, ce qui fait une moyenne de 50 à 60 avions par mois. Chacun de ces engins engloutit littéralement des tonnes de métaux : acier, aluminium, tungstène, cuivre, zinc, nickel, cobalt, manganèse, molybdène… L’un des plus utilisés dans la construction aéronautique est le titane, pour sa légèreté, sa résistance à la chaleur et à la corrosion. On compte environ 18 tonnes de titane dans un A350 de 130 tonnes.
De Verkhniaïa Salda à Figeac
En important ce précieux titane, Airbus subventionne depuis un an l’effort de guerre de la Russie. Pour plus de la moitié, ces pièces de métal sont importées depuis une charmante vallée de l’Oural, en Russie, la « Titanium Valley» de Verkhniaïa Salda qui s’est spécialisée dans la fabrication de titane de qualité aérospatiale. L’entreprise partenaire d’Airbus s’appelle VSMPO-Avisma et c’est une filiale de la grande société de défense russe Rostec dont dépend l’essentiel de l’armement du Kremlin. Son PDG, Sergei Chemezov, ex-membre du KGB et proche de Poutine, figure sur plusieurs listes de personnalités russes sanctionnées, ainsi que les membres de sa famille(1).
Depuis les années 2000, Boeing, Airbus et Safran ont noué des partenariats avec la VSMPO-Avisma pour s’approvisionner en pièces d’avion en titane aux conditions les plus avantageuses : dans la « Titanium Valley », les entreprises sont exonérées de taxes sur le foncier, le transport et l’immobilier, et les revenus sont imposés à 2 %. En février 2014, quand l’armée russe a envahi la Crimée, il était déjà question d’interdire les importations de titane, mais les avionneurs comme Boeing ont fait valoir qu’ils avaient besoin de temps pour trouver des fournisseurs alternatifs. En juillet 2014, six mois après l’annexion russe, Figeac Aero, sous-traitant d’Airbus et poids lourd de l’aéronautique implanté sur cinq continents, signait avec VSMPO-AVISMA un accord de coopération pour l’usinage de composants en titane et la production de sous-ensembles finis et assemblés. « Figeac Aero est très honoré de cet accord de partenariat avec VSMPO-AVISMA », commentait alors Jean-Claude Maillard, PDG lotois classé 334e fortune de France(2). En juin 2015, une délégation d’Airbus s’est rendue à Verkhniaïa Salda pour étendre la coopération entre les entreprises. Des pièces d’avions sont également produites pour Airbus par la Irkut Corporation d’Irkoutsk qui fabrique aussi les appareils militaires russes, par les usines Hydromash à Nizhny Novgorod et Hamilton Standard-Nauka à Kimry.
Des bombes pour les ukrainiens, du titane pour Airbus
En mars 2022, peu après l’invasion du Donbass par l’armée russe, l’avionneur américain Boeing a annoncé la suspension de ses importations de pièces de titane. Il allait de soi, de toute façon, que la filiale de Rostec serait tout en haut de la liste des entreprises visées par les sanctions internationales. Elle figurait en effet initialement sur la liste des sanctions européennes. Mais la direction d’Airbus a fait pression sur les dirigeants européens pour obtenir le retrait de VSMPO-Avisma de la liste des entités sanctionnées(3). Guillaume Faury, son PDG, a fait valoir qu’interdire les importations de titane causerait plus de dégâts à l’économie européenne qu’à celle de la Russie. Pourtant, ces ventes de titane ont rapporté à cette dernière 415 millions de dollars en 2020, détaillait le Wall Street Journal. Mais Airbus l’a emporté. Fin septembre 2022, lors d’un briefing aux investisseurs, Guillaume Faury assurait chercher d’autres fournisseurs, tout en déclarant que « l’aérospatiale ne se porterait pas aussi bien dans un monde sans titane russe »(4). En décembre 2022, le groupe annonçait qu’il mettrait fin à ses importations de titane « d’ici quelques mois »(5). Tout récemment, le 24 février 2023, les dirigeants européens se sont réunis pour élargir les sanctions contre l’économie russe. Le « commerce de biens générant des revenus substantiels pour l’économie russe » est interdit, à une exception près : « Par dérogation, les autorités compétentes peuvent autoriser l’importation, le transfert ou l’exportation de (…) biens à base de titane nécessaires à l’industrie aéronautique pour lesquels il n’existe pas d’approvisionnement alternatif.(6) »
Airbus et Safran ont donc renouvelé leur droit à subventionner l’effort de guerre russe, alors même que les Ukrainien.nes vivent sous les bombardements depuis un an. Fin février, dans une tribune parue dans Aviation Week, un ancien dirigeant de Boeing épinglait la mauvaise foi de la direction d’Airbus qui continue à dire que des sanctions sur le titane nuiraient beaucoup à l’aéronautique : « De tels arguments ignorent le fait que les stocks de titane sont considérables après le ralentissement de la production lié à la crise du Covid. En réalité, l’industrie n’a jamais été en meilleure position pour absorber une exclusion de l’entreprise VSMPO. »(7) Boeing achète du titane à la Chine et au Japon, tandis qu’Airbus a récemment acquis le groupe Aubert & Duval spécialisé dans les alliages titane qui se fournit en partie au Sénégal.
Ukraine : une guerre des métaux ?
L’histoire pourrait s’arrêter là. On retiendrait que les industries occitanes, à l’heure où huit millions d’Ukrainien.nes ont dû fuir leur pays, auront tout fait pour éviter les sanctions susceptibles d’égratigner leurs bénéfices. Mais le cas du titane de l’aéronautique nous rappelle à quel point les industries de pointe sur lesquelles est fondée notre économie risquent de nous embarquer à plus ou moins long terme dans des affrontements pour les métaux qui promettent d’être non moins meurtriers que les guerres du pétrole. Car tous les grands projets industriels de la décennie, qu’ils soient portés par la Chine, la Russie ou les puissances occidentales, sont fondés sur une demande en métaux exponentielle : les technologies « bas carbone » comme les batteries, mais aussi le numérique, le spatial…
À certains égards, le conflit en Ukraine est déjà une guerre des métaux. Depuis la fin des années 2000, les dirigeants européens s’inquiètent de l’approvisionnement de plus en plus fragile en matières premières clés pour l’industrie. La Chine a constitué des monopoles sur des dizaines de métaux critiques, comme les terres rares devenues indispensables pour l’électronique et l’automobile, et mène une politique étrangère des ressources à travers ses « nouvelles routes de la soie ». Elle a ainsi pu implanter ses entreprises minières dans de nombreux pays d’Afrique et d’Amérique latine en échange de financements d’infrastructures de plusieurs milliards de dollars.
La Russie domine le marché du nickel (utilisé pour les alliages industriels ou les batteries), du platine (pour les catalyseurs) et du palladium (essentiel dans les piles à combustible et la pétrochimie). Elle ménage ses futurs approvisionnements grâce aux percées de la milice Wagner en Afrique, dont les actions paramilitaires et les conquêtes diplomatiques sont systématiquement assorties de contrats miniers(8). Les États-Unis et l’Europe sont rudement concurrencés et multiplient les accords bilatéraux pour tenter de mettre la main sur des gisements. À cette fin, la Commission européenne a conclu deux grands partenariats stratégiques sur les matières premières : le premier avec le Canada, un grand pays minier, et le second, ratifié en juillet 2021, avec… l’Ukraine.
Avant l’invasion russe, l’Ukraine était en effet destinée à devenir une sorte de paradis minier pour les industries européennes. Elle est classée au cinquième rang mondial pour ses réserves en fer, en graphite et en manganèse – deux éléments critiques pour la production de batteries électriques. Elle recèle d’importants gisements de lithium, de cuivre, de cobalt et de terres rares, utilisés aussi bien dans le domaine énergétique que dans l’électronique et la défense. Plus encore, l’Ukraine est sixième productrice mondiale de titane. Jusqu’au début de la guerre, c’est justement en Ukraine que s’approvisionnaient les usines russes de la « Titanium valley » qui fournissent des pièces finies aux grands groupes aéronautiques. Car la Russie n’abrite pas de gisements de titane sur son territoire, mais transforme depuis l’ère soviétique du titane extrait en Ukraine. On y trouve deux grands sites de transformation : l’usine de magnésium-titane de Zaporijia (ZUMTC), proche de la centrale nucléaire, qui produit des éponges de titane destinées aux pièces industrielles, et l’usine Crimea Titan, à la frontière entre le Kherson et la Crimée, qui produit de la poudre de dioxyde de titane utilisée comme agent de blanchiment en chimie. Les mines de titane et les usines de transformation ukrainiennes datent de l’ère soviétique. Sous les gouvernements pro-russe de Koutchma (2000-2005) puis de Yanoukovitch (2010-2014), le groupe DF dirigé par Dimitri Firtash, proche de Poutine, géant de la chimie et de la métallurgie, a réalisé d’importants investissements dans le secteur du titane ukrainien en cours de privatisation. Mais le basculement pro-occidental déclenché par l’EuroMaïdan en 2014 a contrarié les intérêts de DF. Suite à son rapprochement avec l’Europe, l’État ukrainien a écarté les investissements russes. En 2014, alors que l’Ukraine mène une politique de privatisations, Crimea Titan et les mines de titane d’Irshansk et de Vilnohirsk ont été renationalisées, tandis que les autres gisements du pays sont désormais exploités par l’entreprise ukraino-américaine Velta Resources(9).
L’occident en embuscade
Parallèlement, en amont du partenariat stratégique sur les métaux avec la Commission européenne, l’Ukraine s’est engagée à privatiser ses mines et son industrie métallurgique, à collaborer avec les services géologiques européen (EuroGeoSurveys) et américain (USGS) et à réaliser en anglais un « Atlas de l’Investissement » cataloguant les gisements de métaux critiques disponibles. Selon Ukraine Invest, il recensait 8761 gisements en 2021. A partir de 2016, le gouvernement a commencé à vendre ses permis miniers par le biais d’enchères électroniques accessibles en anglais sur internet. Entre 2018 et 2021, le nombre de permis attribués est passé de 150 à 377 et le nombre d’enchères électroniques de 10 à 160. En 2019, Metinvest, société métallurgique de Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche d’Ukraine, s’est associé au géant suisse Glencore pour exploiter l’un des principaux gisements de fer du pays, à Shymanivske, non loin de Zaporijia. En 2021, la société European Lithium a obtenu les gisements de lithium du pays dont celui de Shevchenkivske, situé dans le Donetsk. Les mines de graphite de la région de Mykolaïev, au sud du pays, ont été attribuées à l’entreprise australienne Volt Resources.
On imagine que cette braderie du sous-sol et de la métallurgie en Ukraine au profit des entreprises occidentales a été peu appréciée par Moscou. La Russie cherche à conforter son statut de grande puissance exportatrice pour laquelle l’accès aux gisements et aux capacités de transformation est incontournable. C’est pourquoi, selon Olivia Lazard, de l’Institut Carnegie, il faut replacer l’offensive en Ukraine « dans le contexte plus large des manœuvres du groupe Wagner, entreprise mercenaire informellement liée au Kremlin dont le propriétaire dirige aussi des sociétés d’extraction comme Lobaye Invest, désormais présent dans des pays africains richement dotés en ressources minérales comme le Mozambique, Madagascar, la République centrafricaine et le Mali »(10). Les motivations de l’invasion russe de l’Ukraine sont aussi liées à la découverte à partir de 2011 de gisements de gaz de schiste dans le Donetsk, et à celle de pétrole et de gaz en mer Noire, au large de la Crimée(11). Les permis d’exploitation ont été attribués aux entreprises américaines Shell et Chevron, ce qui représente aussi un casus belli pour la Russie. Enfin, comme l’a révélé une enquête de Marc Endeweld(12), l’offensive russe visait aussi à empêcher le raccordement des centrales nucléaires ukrainiennes au réseau européen. Héritées de l’URSS, elles étaient jusqu’alors raccordées au réseau russe et biélorusse, et ce raccordement financé par EDF et assuré par RTE devait permettre à l’Ukraine d’exporter son électricité bon marché vers l’Europe. L’enjeu de la mainmise sur les métaux ukrainiens s’inscrit donc plus largement dans une concurrence géostratégique pour les matières premières et les infrastructures énergétiques entre la Russie d’une part et l’Union européenne et les États-Unis d’autre part.
La guerre commence dans les usines de la région
Le peuple ukrainien a majoritairement voulu s’affranchir de la tutelle russe et rêve d’indépendance énergétique, mais il se retrouvera à l’issue du conflit pieds et poings liés par les centaines de milliards d’euros de prêts européens et étatsuniens octroyés au fil de la guerre. Ses bailleurs de fonds s’attendent tout naturellement à ce que l’Ukraine les rembourse en monnayant ses gisements, devenant une colonie minière et énergétique pour les économies occidentales. Pour les habitant.es des territoires qui ont dénoncé depuis des années les ravages environnementaux de l’extraction (contre l’exploitation des terres rares d’Azov dans le Donbass par exemple) et les pollutions des aciéries, après avoir lutté contre l’invasion russe, il faudra lutter contre une ruée minière menaçant de transformer le territoire en vaste zone de sacrifice. Dans ce contexte, comment pouvons-nous, nous autres peuples européens, exercer notre solidarité ? Avec ses industries aéronautiques et aérospatiale, sa production d’armement et ses entreprises numériques, la région Occitanie est l’une des plus grandes consommatrices de métaux d’Europe. Nous sommes bien placé.es pour contester à la source cette demande exponentielle en matières premières qui ravage les territoires par la guerre et l’extraction. Il nous appartient de faire connaître le caractère éthiquement insoutenable d’une croissance économique fondée sur les avions, les fusées, les batteries et les robots.
TEXTE : Célia Izoard
1 : Cf C. Izoard, « Comment Airbus contourne le blocus de la Russie », www.reporterre.net, décembre 2022.
2 : Communiqué de presse de Figeac-Aero et VSMPO-Avisma, 15 juillet 2014. Sur Figeac Aero, voir « Où sont les riches ? », l’Empaillé n°8, juillet 2020.
3 : « Russian Titanium Maker Is Pulled Off Sanctions List », Wall Street Journal, 21/07/22.
4 : « Engine deliveries to Airbus picking up but supply-chain concerns remain », www.fightglobal.com, 23/09/22.
5 : « Airbus n’est pas encore débarrassé du titane russe », La Tribune, 01/12/22.
6 : « Further sanctions against Russia announced on one-year anniversary of Ukraine invasion », www.reedsmith.com, 27/02/23.
7 : « It Is Time To Sanction Russian Titanium », Aviation Week, 24/02/23.
8 : Sur le groupe Wagner, voir la Revue XXI, n°60, « Russafrique », 2022.
9 : C. Izoard, « Un enjeu caché de la guerre en Ukraine : les matières premières », www.reporterre .net, décembre 2022.
10 : « Russia’s Lesser-Known Intentions in Ukraine », Carnegie Europe, 14/06/22.
11 : Idem note 10.
12 : M. Endeweld, Guerres cachées : Les dessous du conflit russo-ukrainien, Seuil, 2022. Voir aussi Le Monde diplomatique, octobre 2022.