Numéro 9 Régional

Chercher l’eau en vain

Alors que la chaleur monte aussi vite que le niveau des sources baisse, l’été 2022 préfigure un futur où l’eau viendra à manquer. La pénurie en cours sur le Causse Méjean, au cœur des Cévennes, illustre à merveille l’opacité de la gestion administrative de l’eau, et l’urgence de s’en saisir collectivement.

 

« Il vaut mieux pomper même s’il ne se passe rien que de risquer quelque chose de pire en ne pompant pas ».
Proverbe Shadok

Le 21 novembre 2022, à la tombée de la nuit, plus de 200 personnes se pressent à l’entrée d’un gymnase à Cendras, une petite ville des Cévennes, au sud du Massif central. Ce soir-là, pas de match de handball mais une conférence sur la gestion de l’eau intitulée « Comment préserver ce bien commun à l’échelle d’un bassin versant ? ». Beaucoup, comme nous, ont fait plus d’une heure de voiture pour venir.

Si le public est nombreux, c’est que le sujet a de quoi inquiéter. Au cours de l’été 2022, en France plus de cent communes ont vu leur alimentation en eau se couper à un moment ou à un autre. Face à cela, la méthode privilégiée pour temporiser les urgences est le « portage d’eau » par camions-citernes pour réalimenter les réservoirs. Une solution qui n’est pas toujours possible dans les vallées escarpées des Cévennes, ainsi que l’explique ce soir-là au micro le maire d’un village de 240 habitant·es : « Cet été, j’ai eu de grosses angoisses, jour et nuit. Je me demandais si j’allais devoir mettre un portail à l’entrée de la commune disant fermé pour manque d’eau”. Mes interlocuteurs, largement plus diplômés que moi, se contentaient de m’envoyer des listes de transporteurs. Mais pour qu’un camion-citerne puisse venir chez nous, il faudrait d’abord qu’il passe un pont limité à 19 tonnes, ensuite une route étroite, puis il faudrait qu’il réussisse à monter tout en haut, sur la draille (1)… »

Gestion de crise en toute opacité

Surplombant Florac, le majestueux Causse Méjean est lui aussi passé à un cheveu de la pénurie. Cet immense plateau calcaire de 340 kilomètres carrés, perché à 1200 mètres, ne possède aucune source. C’est même une véritable passoire : toutes les gouttes d’eau qui y tombent dégringolent en quelques jours dans des réserves souterraines très difficiles d’accès, et viennent ensuite nourrir les rivières voisines, principalement le Tarn. L’eau consommée par les 500 habitant·es, les 15 000 moutons et les quelques centaines de vaches provient de réservoirs alimentés par un captage à des kilomètres de là, à la source de la rivière de la Jonte, sur le Mont-Aigoual.

Dès le mois de février dernier, la sécheresse commence. Le niveau des restrictions augmente alors progressivement via des arrêtés préfectoraux « vigilance », « alerte », « alerte renforcée », puis enfin « crise » à partir du 29 juillet. À ce dernier stade, l’irrigation des prairies est interdite, le remplissage des piscines privées aussi, et l’arrosage des jardins maraîchers ne peut avoir lieu que le soir – tandis que les greens de golf bénéficient d’un passe-droit (2). Ces restrictions, renforcées dans certaines communes par des arrêtés municipaux plus contraignants encore (3), n’ont pas toujours été communiquées aux habitant·es, et n’ont pas suffit à endiguer la pénurie. « Fin août, j’étais dans le potager dont je m’occupe avec plusieurs familles du hameau. Le paysan du coin, avec qui je m’entends bien, m’a dit en passant : “Je te conseille d’arrêter ton jardin, dans dix jours, il n’y aura plus d’eau dans les réserves, témoigne Gisèle, une habitante du Causse investie dans la vie militante du coin. J’étais choquée de l’apprendre ainsi, nous n’avions eu aucune information. Pourquoi mon voisin agriculteur était-il au courant et pas moi ? »

Face à l’urgence, la préfecture de Lozère doit décider de la marche à suivre. La solution du portage d’eau par camions-citernes semble l’option favorite, mais la Chambre d’agriculture ne l’entend pas de cette oreille. Elle demande que la Jonte soit plus fortement pompée, jusqu’à dépasser son « débit réservé », un mot technique désignant le seuil permettant de garantir le « fonctionnement minimal des écosystèmes ». Rien de surprenant pour Gisèle, qui explique : « Ici, l’élevage est ancestral, et ce sont des petites exploitations familiales. Pour autant, leur logique est plutôt agro-industrielle. Il ne vaut mieux pas parler des produits phyto… Et il y a aussi les défonçeuses, ces énormes machines qui broient des pans de collines pour maintenir le parcours des brebis” et toucher des primes. Alors la santé des rivières… »

Au même moment, un mail d’un mystérieux collectif citoyen” est envoyé à des habitant·es du Causse, les invitant à un rassemblement pour réclamer l’augmentation du pompage de la Jonte. Un coup de pression de la profession agricole diablement efficace : avant même la date du rassemblement, un second mail annonce le changement de cap du Préfet, Philippe Castanet, accessoirement ancien directeur de la chambre d’agriculture du Lot. Le 5 septembre, un décret, renouvelé par la suite, autorise le pompage supplémentaire pour un mois. La décision est d’autant plus dure à comprendre que du portage d’eau a tout de même été nécessaire, en volume trois fois supérieur à celui pompé dans la Jonte (4). Contactés, les services de la préfecture n’ont pas souhaité s’exprimer. Un proche du dossier nous confie qu’il s’agit là d’un sujet « sensible et politique », dont la communication serait strictement « encadrée par le Préfet ». Une opacité symptomatique sur des décisions qui concernent le futur de tous et toutes. « Je comprends très bien le point de vue des exploitant·es agricoles, mais est-ce pour autant indispensable de mettre en péril la Jonte ? s’inquiète Gisèle. Ceci dit, j’ai bien conscience que le portage d’eau n’est pas une solution à terme. Ça n’a pas de sens de prendre de l’eau ailleurs alors qu’elle doit y manquer aussi… »

Éco-gestes et guerre de classe

Alors que faire ? Si quelqu’un·e a la réponse, ce doit être Emma Haziza, l’hydrologue invitée à la conférence à laquelle nous nous rendons, ce soir de novembre 2022. Pour celles et ceux qui ne la connaissent pas, Emma Haziza est à l’eau ce que Jean-Marc Jancovici (5) est à l’énergie : archi-institutionnelle, thésarde en « Sciences du risque et gestion des crises » dans une prestigieuse école parisienne et bonne cliente des médias nationaux, elle essaye pourtant d’incarner une position anti-conformiste et radicale. Cette ambiguïté s’étend également à son statut de chercheuse, comme le pointe le site Arrêt sur images : « Même si elle se présente sur son compte Twitter comme researcher in climate change, elle n’a jamais, après sa thèse, produit aucune publication soumise au jugement de ses pairs. À la place, elle a fondé une société de conseil aux collectivités locales face aux risques climatiques et hydrologiques. » (6)

Est-ce dans le cadre de ce fameux cabinet de conseil, Mayane consulting, qui emploie pas moins de 33 salarié·es, qu’Emma Haziza a été invitée par différentes administrations publiques à intervenir dans ce gymnase municipal ? Combien est-elle payée pour répéter presque mot pour mot ses entretiens déjà disponibles sur Youtube, dont certains vus près d’un million de fois ? Nous profitons de l’occasion pour lui demander ses préconisations dans le cas du Causse Méjean, mais la réponse nous laisse dubitatives quant à sa scientificité : « Il faut juste faire les choses avec bon sens. Je ne pense pas que les moutons soient le plus gros problème en France aujourd’hui. C’est comme les vaches de l’Aubrac. Elles mangent, elle sont heureuses, ça se voit… »

Entre des prises de position salutaires contre les méga-bassines de Sainte-Soline et un vibrant plaidoyer pour la permaculture et l’alimentation végétarienne (7), Emma Haziza prodigue une pluie d’éco-gestes en guise de solutions : réducteurs de pression, récupération de l’eau de pluie, diminution du volume des chasses-d’eau… Alors oui, agir à l’échelle individuelle, c’est important. Mais dans les Cévennes, où les maisons isolées disposent la plupart du temps de leurs propres sources (contrairement au Causse Méjean et à son réseau d’eau public), l’accès à l’eau ne peut pas se comprendre sans parler de la crise du logement et du foncier : une véritable guerre de classe qui se joue à bas bruit. Dans le village où nous habitons, par exemple, la part de résidences secondaires ou vacantes est de 55%, et la moindre ruine s’achète plus de 100 000 euros. Les loyers, quand à eux, dépassent souvent les 500 euros par mois alors que le taux de chômage est le triple de la moyenne nationale. Conséquence : pendant que les fontaines ornementales coulent à flot dans certaines demeures bourgeoises vides onze mois par an, une mère célibataire précaire s’est vue refuser le droit de s’installer légalement en habitat léger sous prétexte qu’elle ne possède pas d’accès à l’eau.

Sortir la gestion de l’eau des tiroirs institutionnels

C’est notamment pour penser ces enjeux systémiques que de l’autre côté du Massif Central, sur le Plateau de Millevaches, les militant·es du Syndicat de la Montagne Limousine (8) ont organisé en 2021 une inspirante « enquête populaire sur le bassin-versant de la Vienne-Amont ». Présentations de collectifs de luttes, débats sur l’usage des barrages ou encore ballades naturalistes étaient au programme de ces quinze jours afin de « sortir les enjeux économiques, patrimoniaux, sanitaires, écologiques, symboliques de la gestion de l’eau des tiroirs institutionnels où ils reposent » et de « produire ensemble une conscience commune du bassin-versant, de ce qu’il y faut permettre, de ce qu’il y faut proscrire, de ce qu’il y faut défendre » (9).

Des mots qui résonnent avec les propos de Gisèle : « Finalement, sur le Causse, nous sommes bien préparé·es au futur car l’accès à l’eau a toujours été problématique. Les Caussenard·es de l’époque ont imaginé plein de systèmes de récupération d’eau de pluie, et les installations sont encore là, même si elles sont en mauvais état. Au début de l’été, nous avons demandé à la mairie de rénover la citerne collective du hameau, mais nous n’avons pas eu de réponse. Pour moi, cette affaire a été un déclic, conclue Gisèle. Je me suis dit qu’il ne fallait pas attendre des institutions qu’elles soient à la hauteur de ce qui est en train de se passer. Qu’il fallait qu’on se bouge, nous, les habitant·es. Organiser des réunions ouvertes, s’emparer du sujet, trouver des solutions collectives… D’ici-là, j’envisage d’arrêter le jardin. »

Dilemme moral typique de notre époque : pour sauver à court terme les moutons et les vaches, faut-il laisser mourir les potagers ? Mais acheter ses légumes au supermarché, c’est consommer de l’eau dans un autre endroit du monde où elle finira immanquablement par manquer, là-aussi (10). En attendant, le 20 décembre 2022, le Midi Libre titrait : « Sur le causse Méjean, il n’y a plus qu’une semaine d’eau potable en réserve ».

 

La France en panne sèche

En février 2023, l’absence de pluie pendant plus d’un mois fait la Une des médias. Un manque d’eau de plus en plus visible ces dernières années, même si notre capacité de déni nous permet encore régulièrement de l’ignorer, aidée par la multiplication des pluies torrentielles et autres phénomènes extrêmes.

2017. Dix mois successifs sans pluie sur le pourtour méditerranéen. La sécheresse se termine le 26 décembre.

2018. En janvier, des pluies intenses régénèrent les nappes phréatiques, qui sont même excédentaires. On se croit à l’abri. Mais en juillet, trois semaines de canicule font s’évaporer massivement l’eau. Ce nouvel épisode de sécheresse dure jusqu’à la fin de l’année.

2019. Le thermomètre bat de nouveaux records. On commence à éprouver certaines limites d’habitabilité. Le brevet des collèges doit être décalé, les climatiseurs des hôpitaux parisiens ne fonctionnent plus car l’air est trop chaud…
2020. Seize mois consécutifs de record de température sont enregistrés entre 2019 et 2020. Celle-ci devient l’année la plus chaude jamais enregistrée en France.
2021. Un « vortex polaire » au niveau du cercle arctique provoque des inondations terribles en Allemagne et en Belgique, et un été globalement maussade en France. Un épiphénomène, pendant que la sécheresse continue partout ailleurs. Athènes et l’Algérie brûlent, des températures de 48,8°C sont enregistrées en Sicile.
2022. Une sécheresse de huit mois consécutifs s’installe. Le mois d’octobre devient le plus chaud jamais enregistrée, et 2022 l’année la plus chaude jamais enregistrée, devant 2020.

 

Texte : Anna et Mathilde / Illustration : Artura Bandini

 

1 : Piste utilisée par les moutons pendant la transhumance.

2 : Simon Popy, « Communiqué : Restrictions d’eau et sécheresse en Lozère : un passe-droit malvenu pour les golfs et terrains de sport », France Nature Environnement Languedoc-Roussillon, 13 août 2022.

3 : À contrario, certaines mairies ne sont pas très promptes à inciter les habitant·es à réduire leur consommation car la taxe sur l’eau est une source de financement très importante.

4 : Le pompage de la Jonte représenterait 86 m³ par jour, contre 264 m³ pour les poids-lourds. Midi Libre, 07 septembre 2022.

5 : Jean-Marc Jancovici est un polytechnicien, « concepteur du bilan carbone, nucléariste engagé dans la lutte contre le changement climatique et prospère patron de PME ». Hervé Kempf, « Jean-Marc Jancovici : Je ne suis pas un scientifique », Reporterre, 26 mai 2021.

6 : Daniel Schneiderman, « Climat : l’hydrologue Emma Haziza trébuche dans les vapeurs d’eau », Arrêt sur images, 24 juillet 2022.

7 : D’après WWF, 36 % de l’« empreinte eau » française provient de la consommation de viande, notamment en lien avec la culture du maïs et du soja. « L’empreinte eau de la France », WWF-France, 2012.

8 : Cf. « Cahier de vacances du plateau insoumis », L’Empaillé n°7.

9 : syndicat-montagne.org/wp-content/uploads/2021/05/Fête-de-leau-Programme-imprimé.pdf.

10 : En incluant les produits importés, chaque Français·es consomme en moyenne 4900 litres par jour. « L’empreinte eau de la France », WWF-France, 2012.