Numéro 9 Régional

La métropole à la conquête du fleuve

À Toulouse et aux alentours, la Garonne et ses berges constituent un vaste espace naturel propice à toutes sortes d’occupations. Depuis quelques années, les pouvoirs publics ont décidé de « valoriser » les rives du fleuve. Entre ouverture de nouveaux espaces et fermeture de possibilités, ce projet laisse une impression pour le moins ambiguë. Retour sur le « Grand parc Garonne ».

Comme les montagnes, les fleuves sont des espaces à la fois naturels et historiques. Ce sont de véritables univers pour les humains qui les peuplent, à la fois séparés et reliés par eux, comme pour les nombreuses espèces végétales et animales qui y trouvent où habiter. Toulouse est fille du fleuve, nichée dans un espace dessiné par l’évolution millénaire de son cours. La Garonne connaît des crues importantes (en 1875 une crue dévastatrice est mesurée à 9,70m au Pont Neuf et en 2022 à 4,31m), de vastes zones sont donc inondables et peu occupées. Pourtant, l’aire urbaine toulousaine s’est fortement densifiée depuis les années 70 : le nombre de logements a été multiplié par quatre et la densité de population par plus de deux [1] accentuant la pression sur les terrains encore libres.

La part du fleuve

Le rapport à la Garonne est très différent selon où l’on se trouve dans l’agglomération. Au cœur de la ville les digues offrent quelques rares accès aux berges, mais très vite le rapport change du tout au tout. En amont, la confluence avec l’Ariège et les coteaux forment un large espace naturel. En aval, à partir de Blagnac, le cours d’eau divague librement. Le paysage est très varié, on peut y voir des plages de sable fin comme des rives plus accidentées. Par endroit, quand elle est basse, la Garonne ressemble à un très large torrent. Il y a de grandes zones boisées, des zones humides, et cet écosystème particulier que sont les ripisylves d’un fleuve : ces bandes de terre directement en contact avec l’eau sont d’une très grande richesse écologique. 325 espèces végétales ont été recensées au sud de la ville, dont certaines remarquables : le jonc fleuri, le Scolyme d’Espagne ou encore l’Épiaire des marais. Pareillement, de nombreuses espèces animales y trouvent refuge, en particulier les oiseaux qui y puisent des ressources pour passer l’hiver ou y font halte dans leurs migrations.

C’est aussi une réserve de foncier public très importante. L’île du Ramier est à 80 % municipale et en aval c’est près de 50% de la surface qui est publique (Région, État, Voies Navigables de France), le reste étant des terres agricoles principalement céréalières. Paradoxalement, l’aspect sauvage de cet espace est aussi dû à sa vocation industrielle. La Société Nationale des Poudres et Explosifs (aujourd’hui Safran) possède au sud de l’île un vaste complexe industriel. Un peu plus en aval sur la rive gauche, des poubelles ingérables de nitrocellulose et autres déchets chimiques empêchent aussi toute urbanisation. La nature et l’histoire se confondent pour laisser tout cet espace un peu en « friche », « délaissé » comme on dit dans le jargon de l’urbanisme. Pourtant, à y regarder de plus près ces lieux sont bien loin d’être laissés à l’abandon.

Un espace refuge

Les berges sont traversées par toute une série, de personnes et d’activités, humaines ou non. C’est un espace de possibles, de liberté. Tout simplement, des personnes vont utiliser ces lieux en dehors de toute planification, de manière autonome, à partir de leurs nécessités, ou de leurs désirs, de manière « sauvage » voire « illicite » selon le point de vue. Des pêcheurs, des promeneurs, des promeneuses, des lieux de vie plus ou moins précaires ou des fêtes sauvages. Mais aussi des potagers, des poulaillers, quelques chèvres même. Un cas bien connu d’appropriation de cet espace est celui du « Bleu-bleu », cette guinguette de béton construite en bord de fleuve par Gilbert et qui a perduré là pendant 40 ans. À la mort de son créateur en 2020, la municipalité s’est empressée de tout détruire à coup de bulldozers. Si quelques ami·es du lieu ont réussi à laisser quelques certaines œuvres en guise de souvenir, les pouvoirs publics ont tout fait pour rendre impossible toute survivance de cet endroit. Non pas qu’il soit impossible qu’une guinguette s’installe en bord de fleuve, c’est le cas ailleurs, mais il n’est pas question qu’un lieu existe en dehors du cadre posé par l’aménageur.

On trouve aussi des lieux de dragues homosexuelles comme le « temple du Sperme » sur l’île du Ramier, dont un texte disait en juin 2016 [2] : « Il y a des lieux qui sont propices à la méditation, à la réflexion, à la rencontre, à la pénétration entre pédés. Il y a des lieux où les personnes peuvent se raconter, dialoguer, et au-delà de la parole, il y a des moments et des lieux où les corps se touchent et comprennent leurs désirs en les réalisant. Pour ceux et celles qui avons d’autres désirs que d’utiliser nos sexes pour fonder des familles capitalistes ou pour satisfaire ce que la majorité veut de nous, nous avons besoin d’un espace qui puisse accueillir le temps de nos rencontres. » C’est devenu, dans des conditions assez troubles [3], une guinguette privée, effaçant sans vergogne un lieu historique et important pour toute une communauté.

À ces histoires qui ont laissé des traces, il faut en ajouter d’autres, innombrables appropriations, aussi diverses que les personnes qui les produisent : pour une nuit ou quelques années, en groupe ou en solitaire, pour le loisir ou pour habiter. Pour exister tout simplement. En particulier, de nombreux campements prennent place le long des berges, plus ou moins importants, plus ou moins organisés, ils durent quelques mois ou quelques années. De fait les berges sont un lieu permanent d’occupation temporaire au cœur de la ville. Et ce qui est vrai pour la Garonne l’est aussi pour d’autres cours d’eau : le canal latéral, le canal du Midi, l’Hers ou le Touch. Autant de refuges où s’installent les laissé·es pour compte, autant de lieux à conquérir pour la Métropole [4].

Reconquête et valorisation

Annoncé en 2011 par Cohen, repris presque à l’identique par Moudenc, le « Grand parc Garonne » n’est pas un projet avec des contours bien précis. C’est plutôt une sorte de terrain d’action où se réalisent différents projets allant de simples tables de pique-nique et panneaux d’informations à des investissements lourds (passerelles piétonnes sur le fleuve, aménagement de site), en passant par toute une série de voies cyclables et cheminements piétons. Le maître mot : la « valorisation » de cet espace. Entre 2015 et 2020, ce sont plus de 19 sites qui sont ré-aménagés dans une zone de 3000 hectares, sur 32 kilomètres de berges et 7 communes.

« Reconquérir les bords du fleuve pour faire de la Garonne le lien fédérateur de la Métropole » [5]. Ce projet utilise toute la gamme des arguments écologiques qui en font un « poumon vert » et une « arme contre le réchauffement ». Il s’agit « d’embellir », de « rendre disponible » ou encore de « réconcilier » la ville avec son fleuve. À la manœuvre, Toulouse Métropole, mais aussi la région, le département, l’État, l’Union Européenne pour un budget estimé à près de 30 millions d’euros. Si on peut dater un point de départ du projet, il est par contre difficile d’en voir la fin puisqu’il s’agit d’une série de réalisations à la fois indépendantes et plus ou moins articulées entre elles. Une guinguette sur le quai de Tunis, une passerelle à Empalot, des voies cyclables, des parcs, le démantèlement du parc des expositions, pour ne citer que quelques-unes des réalisations en cours ou déjà effectives. Des projets ne verront pas le jour, d’autres seront ajoutés, c’est une dynamique sur le long terme. Certains, pris isolément, peuvent avoir leur intérêt. Passer d’une rive à l’autre du fleuve, circuler en vélo, pouvoir s’asseoir, enlever du bitume pour planter des fleurs…

Pourtant, cette idée de « reconquête » allume une petite lumière rouge. C’est un terme courant du vocabulaire urbanistique, qui présuppose qu’un espace peu ou pas accessible est « vide » voire « hostile » et qu’il faut l’occuper. Les usages qui en sont fait, autant par des humains que par d’autres espèces, sont soit dévalorisés soit tout bonnement ignorés. Le terme de « parc » est lui aussi loin d’être anodin, cela annonce la domestication du fleuve et de ses berges pour en faire un appendice de l’urbanisation. Une sorte d’espace décoratif, régulier et stable, maîtrisé, voué à la promenade et aux loisirs policés. La valorisation qui proclame rendre le fleuve « accessible au plus grand nombre » est avant tout un modèle d’aménagement invasif qui uniformise les lieux, les assigne à la consommation et réduit les appropriations possibles.

Texte : J.K / Illustration : S.Z

1 : Chiffre INSEE concernant l’unité urbaine toulousaine. Soit l’ensemble comprenant les villes et villages sans interruptions du bâti. Cela représente sur la Garonne environ 32 km et 7 communes.

2 : « On n’arrête pas un peuple qui s’encule ! » par le collectif Sodomytho31, www.iaata.info, juin 2016.

3 : Voir le Canard enchaîné du mercredi 25 mai 2016, dans « Jean-Pierre Rives au bord de l’eau », qui raconte comment l’ancien capitaine du XV de France a acheté à vil prix un bâtiment industriel désaffecté en plein dans une zone protégée et a acquis le droit de l’exploiter en guinguette à quelques mois de l’Euro de foot, lui ouvrant la perspective de juteux bénéfices.

4 : Chacun de ces cours d’eau est visé par un projet d’aménagement qui reflète peu ou prou les mêmes logiques, le grand parc canal, concernant le canal du Midi, le canal latéral et le canal de Brienne, étant le plus important. Il a déjà donné lieu à des expulsions de lieux de vie sur l’ensemble des canaux et des aménagements empêchant toutes nouvelles installations.

5 : Citations tirées de « l’atlas cartographique du grand parc Garonne » sur le site de l’Agence d’urbanisme et d’aménagement Toulouse, www.aua-toulouse.org.