Numéro 9 Régional

Voler dans les plumes

Chaque automne depuis 2016, la grippe aviaire hante les pages de la presse dans une indifférence quasi-générale. Dépeuplements, zonages, mises à l’abri, indemnisations, biosécurité… Le jargon technique de l’administration cache une réalité bien plus crue : l’enfermement obligatoire de toutes les volailles de France, près de 10 mois sur 12, véritable arrêt de mort de l’élevage en plein air, et symbole d’une rupture philosophique profonde avec le vivant.

Cet enfermement des volailles, présenté sous le terme édulcoré de « mise à l’abri » par l’administration mais nommé « claustration » par les éleveurs.ses, est devenu obligatoire depuis l’arrêté ministériel du 29 septembre 2021. Tous les élevages de France sont concernés, même en label de qualité ou en bio, pourtant bénéficiaires jusqu’alors de dérogations pour garder leurs animaux dehors. La claustration étant déjà la norme dans les élevages intensifs, ce sont bien les 20% d’éleveurs plein air qui ont été pénalisés par cette mesure, et se sont retrouvés dans l’illégalité du jour au lendemain. Au-delà des questions purement pratiques d’élevage (impossibilité d’enfermer des animaux en poulaillers mobiles, gestion du fumier, etc.) et des constantes mises aux normes imposées aux éleveurs depuis 2016, se posent des questions fondamentales sur la réelle responsabilité du plein-air dans cette crise, sur le bien-être animal brutalement mis à mal, et sur le manque d’informations et de transparence vis-à-vis du consommateur.

La poudrière de l’élevage intensif

L’État pointe du doigt « la faune sauvage », qui serait responsable de la transmission du virus aux élevages plein-air : il suffirait d’enfermer toutes les volailles d’élevage et d’éviter tout contact avec la faune sauvage pour résoudre le problème. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur l’épisode 2021-2022, avec claustration obligatoire, l’épizootie a flambé : elle a commencé dans un élevage intensif claustré de 160 000 volailles dans le Nord, puis s’est répandue comme une traînée de poudre sur le territoire français, d’élevage intensif en élevage intensif. Résultat des courses : plus de 23 millions de volailles abattues, dont de nombreuses saines, dans le cadre des fameux « dépeuplements préventifs » (autre terme édulcoré pour décrire l’abattage massif de volailles en pleine santé ayant eu le mauvais augure de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment). Triste record pour la France, en bonne place parmi les 140 millions de volailles abattues dans le monde en 2022 pour contenir l’influenza aviaire. Dans le Grand Ouest, les services d’équarrissage de l’État dépassés par le volume d’animaux à abattre ont même demandé aux éleveurs de commettre l’impensable : tuer eux-mêmes leurs animaux, et creuser des charniers au tracteur dans leurs champs.

C’est la pire crise jamais traversée par la profession. Mais elle était prévisible. Dans son rapport d’analyse des 500 foyers du Sud-Ouest sur la saison 2020-2021, l’ANSES avait trouvé que seuls trois cas étaient potentiellement dus à la faune sauvage, contre 497 dus à l’élevage intensif ou industriel. L’élevage intensif, c’est la taylorisation du vivant : des animaux génétiquement similaires, aux systèmes immunitaires affaiblis par des conditions de vie inadaptées à leurs besoins physiologiques, élevés en surnombre dans des bâtiments hors-sol avec un faible volume d’air par animal et des ventilations artificielles, dans des filières ultra segmentées où les différents stades de croissance des animaux se font en différents lieux. Dans ce modèle où le vivant est claustré d’office, le virus de l’influenza aviaire, fortement aérosol, se propage via les nombreux transports d’animaux entre départements ou régions à tous les stades de « production », et via les déplacements de techniciens, livreurs d’aliments, camions d’équarrissage, vétérinaires sur les sites d’exploitation.

Poids lourd vs. poids plume

« Protéger la filière » : tel était le mot d’ordre du Conseil d’État dans son ordonnance de rejet du référé-liberté du 24 décembre 2021 porté par plusieurs associations et syndicats (Confédération paysanne, MODEF(1), MIRAMAP(2) Sauve qui Poule Vaucluse) pour demander la levée de la claustration. Il a considéré que les petits élevages plein air avaient plus de flexibilité que les élevages intensifs pour faire les « efforts » nécessaires pour protéger la filière. C’est le monde à l’envers : le petit élevage de proximité, en autarcie et/ou circuit-court, devrait se plier à de nouvelles mises aux normes pour sauvegarder la filière industrielle, cette filière de l’export, nourrie aux céréales importées et au soja OGM d’Amérique du Sud et biberonnée aux énergies fossiles ? Cette industrie où flambe chaque année l’influenza aviaire, à tel point qu’elle est désormais devenue endémique ? L’industrie, où le risque de mutations virales fait craindre l’émergence d’une pandémie qui serait, par recombinaison avec le virus de la grippe humaine, désastreuse pour la population ? L’influenza aviaire est une poudrière dont l’industrie tient l’allumette.

Mais la filière intensive pèse lourd dans le jeu économique : elle représente environ 80% des volailles produites en France, et cherche à regagner une place stratégique à l’export, après un recul depuis 2016, accru en 2020 avec le Covid. Si les exportations reprennent, l’importation est également en hausse, avec 46% de poulet importé (principalement du Brésil et d’Ukraine) consommé pour plus de 80% dans les restaurants et les cantines. La filière de la volaille industrielle a ses interprofessions (l’ANVOL, le CIFOG) et l’appui des syndicats agricoles majoritaires, qui pèsent dans le jeu des négociations avec l’État. La main invisible du marché est un vieux mythe, et l’économie purement libérale a depuis longtemps été remplacée par une politique néo-libérale, où la main de l’État est téléguidée par les intérêts économiques des acteurs dominants.

La résistance des éleveurs plein air

L’élevage plein air, avec ses volailles en faible densité, en système autarcique ou en circuit-court, est très faiblement touché par l’influenza aviaire. Mais les normes de biosécurité s’accumulent depuis 2016 et deviennent, pour les petits élevages, de plus en plus lourdes et coûteuses à supporter : l’obligation de claustration fin 2021 a été la norme de trop, trop absurde, trop injuste. Bien sûr, certains éleveurs.ses se sont publiquement opposé.e.s à l’enfermement des volailles, mais leurs prises de parole dans les médias ont été suivies de lettres de rappel à la loi, puis de mises en demeure. Tel a été le cas, dans le Gers par exemple, des éleveurs de la Ferme en Coton, qui ont reçu une première lettre de rappel à la loi le 31 décembre 2021 suite à un article paru dans Libération (3) où ils expliquaient leur refus de claustrer les volailles aux côtés de l’association Sauve qui Poule, nouvellement créée pour rassembler éleveurs et consommateurs dans la défense de l’élevage plein air.

Des mises en demeure ont été envoyées aux paysans réfractaires dans toute la première partie de l’année 2022, avec leurs menaces d’amendes : plus de 750 euros par volaille et par jour, interdiction d’exercer pendant trois ans… Détresse, colère, peur, découragement : chez les petits éleveurs, les réductions et cessations d’activités ont été légion, tout comme les abandons de projets d’installation agricole, dans un contexte où le renouvellement de génération est pourtant une urgence. Seul un agriculteur sur quatre est pour le moment remplacé : les 400 000 « chefs d’exploitation agricoles » actuels ne seront plus que 200 000 d’ici dix ans, alors qu’il faudrait 1 million de paysans à l’horizon 2030, selon les chiffres de plusieurs associations (Terre de Liens, l’Atelier Paysan, Confédération Paysanne, Modef etc.) pour nourrir la France de manière plus vertueuse pour l’environnement et la santé publique.

Ce n’est pas l’influenza aviaire qui tue ces petits éleveurs, mais bien son cortège de normes, inadaptées à l’élevage plein air (systèmes d’indemnisations, contrôles vétérinaires, écouvillons, obligations de laissez-passer par lots, etc.). Les éleveurs vivent également une dissonance cognitive : choisir un métier par conviction et lexercer à contrecœur, enfermer des animaux et voir leur santé se dégrader… la perte de sens n’est pas indemnisable. Pas indemnisable non plus, le poids de la surveillance, du traçage, du fichage, des contrôles. Surveiller et punir – voilà le sort réservé aux éleveurs.

Le modèle agricole du gouvernement s’articule autour d’un triptyque technosolutionniste, « numérique, génétique, robotique », nous menant vers un bouleversement sociologique majeur : celui d’une « agriculture sans agriculteurs », selon les sociologues François Purseigle et Bertrand Hervieux(4). L’histoire racontée par cette crise de l’influenza aviaire, c’est celle de la mise au pas, via ces normes faites par et pour l’agro-industrie, d’une paysannerie qui incarne un autre rapport au vivant. Une paysannerie qui ne considère pas l’animal comme un facteur de production interchangeable et abattable à loisir, qui vise un équilibre écosystémique dans ses pratiques agricoles au sein d’un quatuor sol-animal-végétal-humain. Une paysannerie qui regarde ses clients dans les yeux et joue la carte de la transparence sur la manière dont elle produit de la nourriture, loin du marketing sur papier glacé des grandes firmes de la volaille industrielle qui abusent des verts dessins de prairies, de cieux toujours bleus, et de trompeuses mentions « plein air » ou « élevé en liberté ».

Sauve qui Poule !

C’est ce lien entre consommateurs.trices et éleveurs.es qui a présidé à la création des associations Sauve qui Poule (SqP), d’abord en 2017 dans le Vaucluse, puis dans une dizaine d’autres départements en 2021-2022. Si le plein air est au cœur de leur combat, leur raison d’être est plus large qu’une simple bataille technique sur l’élevage : comment voulons-nous nous nourrir demain ? quel contrat social alimentaire créer sur nos territoires ? En 2022, certains éleveurs ont été fatigués de lutter, et les associations SqP ont parfois tourné au ralenti. Mais la plume repousse, et les SqP travaillent en réseau : audition pour le rapport d’enquête parlementaire sur la gestion de la grippe aviaire (à paraître en avril), actions auprès des certificateurs bio, retours de terrain des différents territoires faisant apparaître de criantes différences de traitement face à la loi, préparation d’écrits poétiques et politiques sur la crise…


La flamme de l’élevage plein air brûle plus fort que l’allumette soufrée de l’agro-industrie : les petits éleveurs tiennent le choc par la certitude que ce modèle d’élevage respectueux de son écosystème, et souvent complémentaire de pratiques maraîchères ou agroforestières, est porteur d’avenir. Il a pour lui l’évidence du vivant, la santé des bêtes, le bruissement des insectes dans les haies, la fierté du labeur juste, et les promesses de joie des repas qu’on partage. Bien loin de la fadeur et des promesses mortifères d’une agro-industrie en bout de course.

Les éleveurs aimeraient mieux ne pas avoir à lutter : leur métier, c’est de nourrir. Mais les deux modèles ne peuvent pas cohabiter : en plus des contaminations des petits élevages dans les zones de forte densité d’élevages industriels (Landes, Vendée, etc.), les normes faites par et pour l’agro-industrie empêchent l’élevage paysan d’exister. Sous couvert de « nourrir le monde » et d’assurer une certaine « souveraineté alimentaire », l’agro-industrie alimente en fait ses profits, d’autant plus importants qu’elle fait porter à la société le coût des externalités environnementales et sociales de son modèle économique, tout en jouant à l’apprenti sorcier avec des épizooties qui remettent en cause l’habitabilité même de notre planète.

Défendre le plein air pour un autre rapport au vivant

L’agro-industrie deviendrait-elle de plus en plus offensive à mesure qu’elle sent que son modèle est périmé ? Dépendance aux énergies fossiles, catastrophes sanitaires, mal-être animal chronique… son modèle est voué à l’échec. La lutte pour le plein-air suit la même logique que celle qui se joue face aux grands projets que sont les méga-bassines ou les méga-méthaniseurs : l’accaparement des biens communs (eau, sol) pour le bénéfice privé de quelques-uns, encourageant la concentration du capital et un enchaînement aveugle à l’outil, à la machine. La biosécurité, qui ruisselle doucement par-delà l’élevage de volailles, dresse un rideau de fer philosophique dans notre relation au vivant : c’est un glissement de pensée vers une dictature du tout-stérile, du zonage, du traçage, de labattage. La vaccination contre l’influenza aviaire, prônée par le gouvernement et prévue pour septembre 2023, ne sera qu’un pansement sur une jambe de bois si le système de production intensif n’est pas complètement refondu – ou aboli. La biosécurité, c’est l’avènement, sous couvert sanitaire, de la « production animale » agro-industrielle, qui enferme les bêtes et les considère comme des rouages d’industrie, bien loin de la relation sensible aux animaux vécue par les petits éleveurs. On peut saboter une méga-bassine, mais comment saboter le concept de biosécurité ?

Désobéir, rester éleveur, aider d’autres paysans à s’installer malgré ces normes. Se syndiquer, se rapprocher des collectifs locaux pour occuper le terrain. Il est surtout temps de remettre ce débat à sa juste place politique, sans se laisser noyer sous des considérations techniques : les mots façonnent la réalité dans laquelle nous vivons. À nous de prendre la plume, de faire changer la honte de camp, de renverser la charge de la preuve : la faune sauvage n’est pas coupable mais victime, les éleveurs plein-air ne sont pas des criminels, mais les indispensables forces nourricières de leur territoire, aux destins liés à ceux qu’ils nourrissent. À nous de cibler les mensonges de l’agro-industrie. À notre tour de leur voler dans les plumes !

Texte : Noémie Calais, éleveuse dans le Gers, autrice avec Clément Osé de Plutôt Nourrir, paru 2022 chez Tana Editions.

Illustration : Marco

1 : MODEF : Mouvement de défense des exploitants familiaux, syndicat agricole créé en 1959

2 : Mouvement Inter-régional des AMAP

3 : Libération, 17 décembre 2021, “Grippe aviaire: «Élevé en plein air, élevé en plein Gers, ça ne veut plus rien dire !»

4 : François Purseigle et Bertrand Hervieu, Une agriculture sans agriculteurs, paru en 2022 aux Presses de Sciences Po