Numéro 9 Régional

Le rugby à XIII : un sport du peuple

Pour les novices en matière de ballon ovale, il peut être difficile de voir les différences entre le jeu à XIII et le jeu à XV. Mais les divergences entre les deux rugbys vont bien au-delà d’une variante des règles. Le schisme entre les deux disciplines s’inscrit depuis toujours dans un profond antagonisme de classe. Retour historique en France et outre-Manche sur la mise au ban d’un sport qui pourtant avait tout pour triompher.

Dans l’Angleterre des années 1850, le rugby se développe en même temps que les autres jeux de balle comme le football, au sein des publics schools, les écoles de l’élite aristocratique. Cependant, la révolution industrielle commence à bouleverser la société anglaise en profondeur avec l’entrée dans ces écoles prestigieuses des enfants de la nouvelle bourgeoisie qui se mettent également à pratiquer ces sports. Dans le nord du pays, et notamment dans les comtés du Yorkshire et du Lancashire qui concentrent l’essentiel des sites industriels, les patrons vivent non loin des sites de production et ont un lien de proximité avec leurs ouvriers. Cette porosité des barrières entre classes sociales explique l’essaimage rapide de la pratique du rugby au sein des milieux populaires. Progressivement, une certaine « monétisation » du jeu fait son apparition : paiement d’un droit d’entrée aux matchs, versement d’argent aux joueurs, système de coupes et de médailles. Pour les joueurs issus de la classe ouvrière, la pratique du rugby devient alors une source potentielle d’avantages matériels et de reconnaissance symbolique. La prise en compte du  manque à gagner pour les joueurs, ou broken time payment, entraîne le versement d’une compensation financière pour les jours de travail perdus, mais aussi le paiement des déplacements ou d’une aide en cas de blessure. En trente ans, les pratiques évoluent ainsi dans le nord, où ce rugby moins élitiste rencontre un succès populaire et répond à une forte demande du public en matière de spectacles. Mais cela fait grincer des dents la très conservatrice Rugby Football Union (RFU). Cette organisation composée de gentlemens et dont le siège est à Londres, encadre la pratique du rugby depuis 1871 et entend bien lutter contre la progression de la professionnalisation pour préserver les pratiques aristocratiques autour du sport.

Ethos amateur et lutte des classes

Les tensions de classe sont très fortes dans les années 1890, les mouvements ouvriers et syndicaux sont en plein essor, avec la création des Labour Unions. Face à la montée du pouvoir ouvrier, l’establishment du Rugby a cristallisé sa ligne de conduite autour d’un système de valeurs, que l’on peut qualifier d’éthos amateur. Purs produits des publics schools, les membres de la RFU revendiquent la pratique du sport en tant que fin en soi, et valorisent la retenue, l’autocontrôle et le fair-play. Le sport doit être uniquement un loisir, une manière de se faire plaisir. Un sport pour les participants et non pour les spectateurs. Mais derrière les discours sur la préservation des « valeurs fondamentales » du sport, le mépris de classe est présent en filigrane, comme le montre la plume de E.K Ensor, journaliste de l’époque : « Le jeu fit son chemin en direction du Nord. Là-bas, il fut adopté avec passion par ces gens dont les instincts sportifs pervertis sont si difficiles à comprendre, même quand ils sont très familiers. La ligne séparant les classes supérieures et inférieures, que tout le monde prétend vouloir abolir, devient plus distincte.[…] Les « gentlemen » ne peuvent plus aujourd’hui jouer au football qu’entre eux, car ils ne peuvent prendre le risque de se plonger dans le bourbier moral » (1). De plus, la vision du peuple agité se rassemblant pour vibrer avec les joueurs ne manque pas d’inquiéter les membres des classes supérieures : « vingt mille personnes déchirées par des émotions de rage et de plaisir, vociférant insultes et félicitations, donnaient un spectacle effrayant. »

Alors, la RFU commence à prendre des mesures drastiques en interdisant toute forme de participation monétaire, en sanctionnant et suspendant les joueurs et organisateurs qui ne respectent pas cette règle.

Les clubs du nord, dont certains à forte composante ouvrière, tentent de faire entendre leurs revendications, surtout celles concernant les salaires. Mais face à l’intransigeance de la RFU, ils n’ont d’autre choix que de faire sécession et de fonder le 29 août 1895 la Northern Rugby Football Union (elle deviendra en 1922 l’actuelle Rugby Football League ou RFL), qui regroupe la première année 22 clubs, puis 59 clubs l’année suivante.

De nouvelles règles chargées de symboles

En 1906, des bouleversements vont se produire également au cœur même des règles de ce nouveau rugby populaire. Certes, de quinze joueurs, on passe à treize joueurs. Mais surtout on inverse les possibilités d’action du joueur pris avec le ballon et immobilisé au sol par la défense. Dans les nouvelles règles, le joueur ainsi mis en échec a une chance de se sortir lui-même de la difficulté et de conserver le ballon, de proposer lui même une solution à son erreur, là ou le rugby traditionnel lui impose soumission et résignation. « Le rugby à XIII procède d’une mise en scène symbolique, dans un cadre de lois spécifiques, des rapports d’opposition et de coopération de la vie, mais il s’en démarque par une manière distincte, non conforme à la tradition, d’y mettre en jeu l’individu.» C’est par ces mots que Robert Fassolette(2), professeur de sport et spécialiste du rugby à XIII émet l’hypothèse que les deux rugbys procèdent de deux positions idéologiques différentes quand au rôle et à la place de l’individu dans la société, et rappelle que, loin d’être neutre, le sport est un véritable fait social, qui ne peut être dissocié de son terreau d’émergence politique et historique.

Le XIII et le Front Populaire

En France, le Rugby à XIII a commencé à être pratiqué en 1934, suscitant une adhésion populaire immédiate. Mais, à l’instar de l’Angleterre, cet engouement entraîne la méfiance comme le mépris de la très quinziste FFR (Fédération Française de Rugby), qui interdit l’accès aux terrains aux joueurs treizistes tout comme son enseignement à l’école. Robert Fassolette reporte dans son article (3) une manchette d’un journal sportif de l’époque, l’Écho des Sports dans lequel est écrit le 9 janvier 1934 : « La trace de treize joueurs empeste un terrain pour toujours ».

Pendant le Front Populaire, les ministres des sports Léo Lagrange puis Jean Zay vont avoir à cœur de réhabiliter officiellement le rugby à XIII, qui offre d’ailleurs de brillants résultats puisque l’équipe de France de XIII devient le 25 février 1939 la première équipe de sports collectifs à battre l’Angleterre sur son sol. Lagrange intervient auprès du Conseil national des Sports en 1937 afin de «  réunir la dite commission pour examiner la question des terrains municipaux frappés d’interdiction pour avoir servi à faire jouer des matchs de rugby à XIII ». Jean Zay, son successeur, proposera même le 7 mars 1939 un statut du sportif professionnel, inspiré des pratiques mis en place au sein du rugby à XIII. Cette reconfiguration a emmené de nombreux quinzistes bloqués par les règles de l’amateurisme à rejoindre le XIII, faisant passer le nombre de clubs de XV de 881 clubs en 1924 à 473 clubs en 1939. Malheureusement, cette fulgurante ascension a été stoppée net par la déclaration de guerre.

Dans le collimateur de Vichy

Au début de la guerre, le rugby à XV est en mauvaise posture, la fuite des joueurs vers le XIII et l’engouement des Français pour ce sport met en rage les membres du gouvernement de Vichy parmi lesquels on retrouve de nombreux quinzistes.

Jean Borotra, commissaire national aux Sports, commande à Paul Voivenel (cf encadré) un rapport sur la réorganisation du rugby. Cet ancien président du Stade Toulousain, ami du Maréchal et fervent partisan des thèses de la Révolution nationale, le conclut ainsi : « La nécessité de cohésion seule impose, en toute justice, la disparition du rugby à XIII, c’est en effet le rugby à XV qui a défriché, semé, cultivé et, s’il n’a pas su essarter et déroquer quand il le fallait, il conserve le bénéfice impératif de la pureté absolue de ses origines opposées à la pollution de la dissidence ». C’est le 3 octobre 1940, jour où est également promulgué le premier statut des juifs, que tombe le décret qui interdit le sport professionnel. Dans un idéal de pureté des pratiques, tous les sports doivent revenir à l’amateurisme. Le gouvernement pétainiste en profite pour interdire la pratique du football et du cyclisme aux femmes. Pourtant, cette mise au pas se fait à différentes vitesses : certains sports comme le football, le cyclisme, la pelote basque ou la boxe bénéficient d’un délai de trois ans pour normaliser leurs pratiques. Pour le rugby à XIII, l’effet est immédiat. Sa mise à mort est entérinée le 19 décembre 1941 par un second décret de Pétain qui implique la dissolution et la perte d’avoirs pour les 13 clubs professionnels (qui offrent des compensations financières à leurs joueurs) ainsi que pour les 142 clubs amateurs. Les biens immobiliers et mobiliers de la LFR XIII (4) sont saisis. Il est également interdit à partir de cette date de le pratiquer dans les écoles.

À la Libération, le rugby à XIII tente de renaître sans ses infrastructures qui ont été attribuées au rugby à XV ou au handball, sport allemand importé et rendu obligatoire dans toutes les écoles pendant le régime de Vichy. Craignant le retour du jumeau ennemi, la FFR XV fait pression sur la ligue française de Rugby à XIII pour qu’elle change de nom et abandonne le qualificatif de « Rugby ». Le rugby à XIII réapparaîtra donc en 1946 sous l’appellation « jeu à XIII » et ne retrouvera le nom de « rugby » par un arrêté de la cour de cassation… qu’en 1993 !

Et maintenant ?

En août 1995, lors d’une réunion de l’International Board, les Fédérations sud-africaine et néo-zélandaise de rugby à XV font pression pour une professionnalisation de leur sport, par crainte de voir leurs talents nationaux répondre positivement aux offres faites par les clubs professionnels de XIII dans leurs pays ou à l’étranger. L’institution suprême du rugby mondial gomme alors de ses statuts toute référence obligatoire à l’amateurisme qui a pendant longtemps constitué la colonne vertébral de son système de valeurs. Le rugby à XV devient également un sport professionnel où les joueurs sont sous contrat et perçoivent un salaire.

Quand au rugby à XIII, il reste un sport très pratiqué en Angleterre, Australie, Nouvelle- Zélande, Papouasie-Nouvelle Guinée et dans les îles du pacifique. En France, il a connu une période de gloire populaire dans les années 1950, remportant deux coupes d’Europe des Nations et allant même en finale de la coupe du monde en 1954 face à l’Angleterre. Mais l’ostracisation dont il a fait l’objet en n’étant pas enseigné à l’école, et en ayant une couverture médiatique très limitée, tend aujourd’hui encore à le reléguer dans une position de survie. La récente victoire des Dragons Catalans de Perpignan, devenue la première équipe française à remporter la Ladbrokes Challenge Cup en 2018, sera-t-elle le préambule au retour sur le devant de la scène d’un sport malmené par les élites ?

Texte : Chispa / Illustration : Marjorie Calle

 

1 : Cité par Dunning Eric, Sheard Kenneth dans « La séparation des deux rugbys » , Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 79, septembre 1989.

2 : Robert Fassolette a publié de nombreux articles sur la pratique treiziste et notamment « L’ovale en divergence » dans la revue Staps (numéro 78 en 2007) qui a fourni une base solide de documentation pour la rédaction de cet article.

3 : Ibid

4 : La Ligue Française de Rugby à XIII est l’ancien nom de la Fédération Française de Rugby à XIII.

 

RUGBY, FAMILLE, PATRIE !

Qui était Paul Voivenel, dont un tournoi de rugby et un musée ariégeois portent le nom ?


Né en 1881 à Séméac (Hautes-Pyrénées) et décédé en 1975 à Pamiers, Paul Voivenel
est un neuropsychiatre spécialiste des gaz de combats, et l’un des premiers à décrire l’état de choc post traumatique chez les soldats. Écrivain et journaliste, il a rédigé de nombreux articles dans La Dépêche du Midi. Mais derrière cette façade honorable se cache un pétainiste convaincu, xénophobe et raciste. Son libre Mon beau rugby paru en 1942 et réédité en 2007 nous révèle le personnage. Voivenel y livre ses états d’âme sur le premier conflit mondial : « Les vainqueurs […]oubliaient les lois des races et, prêchant l’union des peuples, déclenchaient chez eux les luttes de classes au nom de l’intérêt, de la haine et de la paresse.[…]. On chantait l’internationale et, ouvrant les bras aux ennemis, on fermait le poing sur le visage des frères. Les métèques régnaient.» Plus loin, au sujet d’un responsable national du rugby, il écrit : « Le monsieur dont la voix péremptoire tranchait dans les débats officiels s’appelait Bernstein. Nez juif, masque américanisé, parfaitement habillé, verbe dédaigneux ». C’est le seul passage que la réédition n’a pas osé publier ! En tant que maire de Capoulet-Junac en Ariège, Paul Voivenel fit ériger un monument aux morts et convia son bon ami : « Le maréchal Pétain qui m’avait […] décoré de la cravate de Commandeur de la Légion d’Honneur, vint le 17 novembre 1935 inaugurer ce monument devant lequel il prononça ce célèbre Discours au Paysan dont il reproduisit les termes essentiels à Pau, le dimanche 20 avril 1941». Ensuite, il publie en 1959 « In hoc signo » dans lequel il prend la défense de M. Lespinasse, procureur toulousain qui condamna à mort Marcel Langer, le résistant FTP-MOI.

Malgré cela, le fossoyeur du Rugby à XIII a tout de même été décoré grand officier de la Légion d’honneur en 1965 ! Aujourd’hui son nom reste bien connu en Ariège, en particulier avec la « Coupe Voivenel », tournoi qui réunit les meilleures équipes quinzistes départementales, et par le musée Paul Voivenel dédié au rugby dans le village de Capoulet-Junac. Alors, fière l’Ariège, d’honorer un tel personnage quand certains autres sont oubliés ? À commencer par Clovis Dedieu, rugbyman originaire de Castelnau-Durban, résistant FTPF du maquis de La Crouzette. Arrêté par la Milice, sa maison fut incendiée et il mourut le 4 août 1944 sous la torture. C’est son nom qui avait été donné à cette coupe sportive ariégeoise lors de ses débuts. Mais c’est le rédacteur départemental de La Dépêche du Midi , légataire testamentaire de Paul Voivenel, qui fit remplacer le nom du Résistant par celui du collaborateur…


Texte : Jean-Charles Sutra