Numéro 5 régional

L’ours de la discorde

Attention, sujet épineux ! En Ariège, et dans les Pyrénées plus généralement, la question de l’ours est récurrente. Entre l’omniprésence des stickers qui en font la promotion et le grand nombre de routes départementales peinturlurées de « Non à l’ours », on se demande ce qui génère autant d’émois. Motivations écolos, coup de com’ ou projet touristique ? Fervente arpenteuse de ces montagnes, écartelée entre mon permis de chasse, mes ami.es berger.es et ma foi en la biodiversité et le vivant, il fallait bien que je m’attelle à ce sujet brûlant aux apparences trompeuses.

À ma grande surprise, j’ai découvert qu’au Moyen Âge, la plupart des territoires de France étaient peuplés d’ours. Des garrigues montpelliéraines aux forêts strasbourgeoises, en passant par les alentours de Nantes. L’animal occupe alors une place de choix dans les contes, légendes et fêtes. Mais ce n’est pas du goût de l’église qui entend démanteler un à un tous les rites païens. De manière concomitante, c’est le début de la chasse à l’ours, de la destruction et donc du déclin de l’espèce. Il disparaît peu à peu des plaines et n’occupe plus que les montagnes, pour se limiter aux Pyrénées à partir des années 1930. Jusqu’aux années soixante-dix, les primes à l’ours abattu tout comme l’autorisation de sa chasse, sont tour à tour supprimées ou réinstaurées, ce qui n’aide pas à sa survie et démontre déjà des incohérences politiques.

S’alarmant de sa disparition programmée, en 1996 et 1997, les premières réintroductions ont lieu (deux femelles et un mâle). Depuis, onze réintroductions ont eu lieu, on compte un seul mâle de souche pyrénéenne et soixante-dix ours en tout. Une soixantaine d’entre eux chérissent les Pyrénées centrales, notamment le petit Couserans, dans l’ouest de la Haute-Ariège.

Un imbroglio économico-touristique

Depuis que je vis en Ariège, mes cafés au bar s’accompagnent des faits divers de la Dépêche. L’ours est un sujet fétiche et sensationnaliste pour cette médiocre rédaction qui relate les rencontres hasardeuses ayant poussé quelques randonneurs.euses à fuir, les échauffourées entre les pros et les antis (caricaturées en un duel entre hippies et chasseurs.euses), et les récits de lâchers sous haute protection policière… Mon épisode préféré reste celui de la mystérieuse vidéo façon corse du FLNC, où quelques zigotos armés et cagoulés dans la nuit annoncent dans un accent occitan volontairement exagéré la réouverture de la chasse à l’ours. Figurent aussi dans ces colonnes plusieurs drames où les bergers.eres et éleveurs.euses perdent une partie de leur troupeau. Tout un ramdam.

Inexactitudes, commentaires paniqués et contrevérités, hélas le traitement de La Dépêche se caractérise aussi par une absence de contextualisation. Trop de travail sérieux, à coup sûr. Pourtant dès ses prémices, la politique de réintroduction révèle une mauvaise connaissance du territoire pyrénéen.

Créé en 1967 pour compenser les dégâts dus aux aménagements (barrages, exploitations forestières, tunnels percés) et créer des réserves de faune pyrénéenne (dont l’ours), le Parc Régional des Pyrénées Occidentales (PNR) couvre seulement 5 % de la zone d’errance des plantigrades (1). Le projet de conservation de l’animal sur le territoire est bancal dès le départ : son étendue est mal dessinée. Le FIEP, Fond d’Intervention Eco-Pastoral, créé en 1975 pour maintenir le pastoralisme et les écosystèmes pyrénéens, propose une cohabitation entre le berger et l’ours au travers de primes de risques et d’indemnisations à la bête tuée qui rapporteraient deux fois plus qu’une bête vivante. La cohabitation n’est pour l’instant envisagée qu’avec des compensations financières.

Mais là où tout s’embrouille, c’est que les personnes aux manettes de la réintroduction de l’ours ont une méconnaissance, voire même un dédain à l’égard des sociétés rurales pyrénéennes et valsent plutôt entre des postes dans les associations environnementalistes, les institutions gouvernementales ou le privé. Difficile alors de trouver des visions indépendantes et populaires. Le Groupe Ours né en 1983 rassemble le FIEP, la société Nature Midi Pyrénées et SEPANSO (2). Il est largement financé par une entreprise de vente par correspondance, issue d’une filiale de Conforama détenue par François Pinault : la Maison de Valérie. Cette démarche permet à celle-ci de sublimer son image et de devenir « l’entreprise au service de l’ours ». En 1989, cette société va créer ARTUS, aujourd’hui devenue FERUS, une association pour la protection des grands prédateurs. Méconnu, c’est pourtant ce mécénat qui va financer et réaliser les études de réintroduction : ça sent l’arnaque et la publicité déguisée. Si certain.es sont motivé.es par un fantasme de réensauvagement, d’autres y voient de forts intérêts économiques. Dans tous les cas, ce méli-mélo d’associations n’est pas sans contradictions puisqu’il est porté principalement par des urbains.es, ayant peu d’égard pour l’opinion des habitant.es des Pyrénées et un imaginaire idéalisé de la nature.

En 1991, confrontés à des oppositions locales, le ministère de l’Environnement, la société de protection de la nature Midi-Pyrénées et ARTUS vont convaincre les maires de quatre communes de Haute-Garonne, moyennant contreparties financières, d’accueillir des lâchers d’ours. De cette initiative naît l’ADET, association pour le développement économique et touristique. Tout est dit : sur des airs de valorisation du territoire, l’ours apparaît comme une ressource. L’entourloupe me saute de plus en plus aux yeux : rien à faire de la faune, de la préservation de l’ours et de sa jolie marmaille qui grimpe aux arbres. Le tourisme et ses retombées, voilà leurs intérêts. D’autant que promouvoir la présence humaine dans ces zones comporte évidemment des impacts négatifs : hausse de la circulation automobile et de la pollution, piétinement de la végétation, perturbation des cycles reproducteurs et des comportements sauvages…

L’ADET assume totalement cette entourloupe, en déclarant « les élus locaux estiment que l’ours attire à Pescasseroli (Italie) deux fois plus de touristes que la station de ski ! Et nous, qu’attendons-nous ? » (3). Dans la même veine, le maire de Melles, une des communes adhérente à l’ADET, s’enthousiasme lors des premières réintroductions : « Lourdes a décollé grâce à la Vierge, nous, nous aurons l’ours »(4). Ne manquaient plus au tableau que les labels « pays de l’ours » ou la coopérative fromagère « Pé Descaous » : cette dernière, gérée par le FIEP, ne comptait que dix paysans en 2018 !

Les cols blancs

Je me prends au jeu et poursuis mon enquête. Je consulte le travail de David Chétrit, fils de berger, ossalois, médiateur de justice et auteur de La réintroduction de l’ours, l’histoire d’une manipulation (5). Il mentionne un rapport d’enquête parlementaire sur les prédateurs et le pastoralisme de 2003 qui pointe « une insuffisante étanchéité entre l’administration et les associations de protection de la nature ». Il a également rapidement perçu le caractère carriériste et contradictoire de certains hauts fonctionnaires. À l’instar de Gilbert Simon, qui, après le fameux cocktail Sciences Po – l’ENA, a virevolté entre différents ministères : culture, environnement, transport. Il dirige le service de la chasse et de la faune sauvage avant d’être conseiller technique des ministres Lalonde et Royal. Il présidera FERUS et WWF France, naviguant entre le Groupe Ours, le Conseil National de Protection de la Nature auprès du ministère de l’Écologie ou la présidence de la Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature et de l’Environnement. What else ?

Ou bien encore Michel Echaubard, qui fût à la fois conseiller du ministère sur les affaires de réintroduction, membre du Groupe Ours et de FERUS. Ou Jean-Pierre Raffin, membre du Groupe Ours, président de la Fédération Française des Sociétés de Protection de la Nature et de l’Environnement, membre de plusieurs conseils nationaux de protection de la nature auprès des ministères. Un dernier pour la route : Michel Clouet, pédiatre toulousain, membre du Groupe Ours, président d’ARTUS et à la société de la protection de la nature en Midi-Pyrénées.

Ce jeu de chaises musicales me fait dire qu’il existe bel et bien un lobbying ursin.

Aujourd’hui, c’est l’ADET qui prend principalement la parole lors des événements médiatisés. Il faut rappeler qu’elle s’appuie officiellement sur la présence d’élus locaux alors qu’elle n’a l’adhésion que de quatre communes. Je lis souvent des interviews de sa présidente Sabine Matraire dans les colonnes de Baylet, candidate à Urgence Écologie lors des européennes en 2019 et ancienne vice-présidente de FERUS. En bonne stratège, elle parle d’« hystérie collective » lorsqu’un berger s’étant fait poursuivre par un ours parle « d’attaque » au lieu de « charge d’intimidation ». (6)

Face à des postures politiciennes, se basant sur des intérêts touristiques, il est difficile de s’attacher au plantigrade. Et lorsque depuis ma fenêtre, je contemple cette belle chaîne montagneuse blanche, je commence à penser davantage aux requins qui la convoitent qu’à la faune qui l’habite.

Sois pyrénéen.ne et tais-toi

Je deviens totalement obsédée et commence à interroger mes voisin.es, des personnes rencontrées au marché ou lors de mes cours de permis de chasse. Une chose revient sans cesse : beaucoup n’expriment pas de rancœur à l’encontre de l’animal mais dénoncent un mépris de leurs opinions et une ignorance des réalités sur place. Un sentiment qui s’inscrit dans le sillage des nombreuses résistances des communautés rurales contre le pouvoir central dans les Pyrénées, notamment durant lguerre des Demoiselles (7).

Après la réintroduction de deux femelles en 1996, un rapport (8) signale que la majorité des élus demandent l’arrêt des réintroductions et pointent le manque de partenariat, de dialogue et de concertation. L’ADET lance alors une pétition au niveau national et international, au sein du réseau de protection de la nature, qui recueille 76 000 signatures. Là encore, le débat est délocalisé et volontairement biaisé.

En février 2005, une phase de concertation est annoncée. Mieux vaut tard que jamais. Cependant, l’avenir de l’ours se décide encore dans des forums fermés au public, réunissant moins de deux cents personnes triées sur le volet. Une enquête ouverte sur internet au niveau national recueillera 1329 réponses dont seulement 291 d’habitant.es des Pyrénées. Sur 279 communes des Pyrénées, 267 se prononcent contre la réintroduction. Pour autant, les lâchers se poursuivent, et devront dorénavant être assistés d’hélicoptères pour contourner des opposant.es en colère qui bloquent les routes.

Au fil de mes balades dans les montagnes, je me suis aperçue d’une petite subtilité. Contrairement au Béarn et aux Pyrénées Atlantiques, où l’on parque les brebis à lait qui nécessitent la présence de bergers au quotidien, les élevages des Pyrénées Centrales (là où séjourne la majorité des ours) produisent des animaux à viande. Dans ce cas, ovins, bovins et équins sont visités occasionnellement dans les pâturages, à plusieurs reprises en une semaine. Or, les associations qui veulent imposer la réintroduction de l’ours pointent le rôle du berger lors des attaques, estimant qu’il devrait assurer une surveillance quotidienne de ses bêtes. C’est une occultation complète des pratiques pastorales et une méconnaissance des conditions de travail. Je me suis donc plongée dans le livre L’Ours : les raisons de la colère de Violaine Bériot, éleveuse dans les Hautes-Pyrénées. Elle critique les solutions proposées pour la cohabitation avec l’ours, notamment celle du parcage de nuit des brebis qui ne tient pas compte du rythme des bêtes qui mangent aux heures fraîches et se reposent aux heures chaudes. Il y a aussi les craintes des éleveurs.euses de l’agglutinement et de l’étouffement des bêtes en cas d’attaque. Là encore, c’est la preuve de réflexions et de décisions hors-sol.

Sauvage 2.0

David Chétrit démontre que lorsque les études sur la réintroduction débutent, le biologiste en charge, Jean Michel Parde, est vite évincé parce qu’il critique le manque de respect des choix des communes. Il remet aussi en question la souche choisie, des ours habitués à des aires de nourrissage et donc dépendants des hommes. Anthony Clevenger, un expert américain, prend alors le relais mais offre sa démission à Gilbert Simon après seulement trois mois, dénonçant le rôle écrasant d’ARTUS et ce même manque d’écoute. Le nouvel appel d’offre pour ce poste n’attire alors plus aucun prétendant.

Ce qui me met mal à l’aise dans toute cette histoire, c’est le mythe des espaces sauvages, notamment dans les Pyrénées, pourtant pas si vastes. J’ai parfois l’impression qu’il n’y a pas de réflexion globale sur le vivant, sur cette société énergivore. Que l’on prend des symboles comme l’ours pour passer du baume sur notre mauvaise conscience écologique.

Si c’est de préservation de la vie sauvage qu’il s’agit, alors nous sommes servis : la réintroduction de l’ours commence par la capture d’un animal en Slovénie acheté après négociation. Les ours sont piégés, puis anesthésiés à coup de flèches qui parfois rebondissent sur la peau de l’animal, tendue par le stress. Il sont équipés d’un collier émetteur qu’il gardent entre deux et trois ans, ils seront baladés sur les autoroutes dans une capsule de cosmonautes, épiés par une caméra de vidéosurveillance, pour être enfin libérés dans les Pyrénées. Pour l’anecdote, le premier lâcher fût retardé de deux heures pour attendre la ministre de l’époque, Corinne Lepage. Ne l’oublions pas, il s’agit plus souvent de politique que d’écologie ou de bien-être animal.

Et puisque certains ours causent trop de dégâts, en 1999, il a fallu traquer pendant plusieurs mois deux oursons, les piéger pour les re-capturer et les re-déplacer, après les avoir opérés pour leur introduire des émetteurs dans l’abdomen et dans l’oreille.

J’ai quelques difficultés avec cette idée de protection de la nature, où l’homme prend sa baguette magique du haut de son piédestal et transfère des espèces animales d’un territoire à un autre, où des ours télé-surveillés sont affublés de petits prénoms ridicules. J’ai davantage l’impression qu’il est question de nature gérée par les humain.es que de réflexion globale sur le vivant. Et cette nature est perçue comme une ressource servant l’économie via le tourisme.

Mais je crois que le moment où je me mets à taper du poing sur la table et à hurler tel un vieil ariégeois, c’est quand je m’aperçois que le sujet de l’exploitation du territoire pyrénéen n’est jamais questionné. Depuis que le PNR a été créé, les vallées n’ont jamais été autant fréquentées : 5000 km de GR, des refuges pour les randonneurs, des nouveaux accès aux pistes, aux routes, bref un tourisme toujours plus grandissant. Mais aussi, des exploitations hydrauliques et forestières qui se multiplient. Je pense notamment au projet temporairement avorté (les élections arrivant) de la méga-scierie Florian (9) visant à surexploiter toutes les forêts pyrénéennes.

Difficile de penser crédibles des argumentations qui causent écosystème alors que les ravages du déploiement exponentiel des activités humaines sont volontairement laissés dans l’ombre.

Il ne s’agit pas de nier l’histoire des montreurs d’ours d’Ariège, la gloire offerte aux chasseurs, ou les dégâts causés par l’utilisation de poison. Pour autant, on oublie trop souvent que chaque village pyrénéen avait son histoire, son conte sur l’ours et qu’il imprégnait l’imaginaire des habitant.es. Qu’il arrivait que les villageois.es limitent eux-mêmes la chasse pour préserver l’espèce. Aujourd’hui les opposants à l’ours sont caricaturés, stigmatisés, et il n’y a pas de prise en compte de la pensée critique sur la réintroduction.

Je chausse mes chaussures et pars en balade. Je trésaille parfois lorsque des bruits intrigants se font entendre dans la forêt. L’ours est donc de retour dans ces montagnes, il faudra repenser notre relation à la présence du prédateur. Pour le moment, nous voilà toutes et tous dans un cul-de-sac, bergers.ers et éleveur.euses en première ligne. Il faudrait en introduire d’autres pour diminuer les risques de consanguinité, pour autant la réintroduction semble mal orientée pour avoir mon soutien. Il est certain que des décisions prises dans des bureaux dorés ne peuvent opérer intelligemment dans les montagnes. Peut-être que la solution se trouve dans les savoirs populaires du passé, dans cette autonomie forte des villages des différentes vallées, constituante de l’histoire des Pyrénées.

 

Texte : Lise / Linogravure : Pierrô

1 : Histoire de l’ours dans les Pyrénées, de la préhistoire à la réintroduction, Olivier de Marliave, éditions Sud Ouest, 2020.

2 : La Société pour l’Étude, la Protection et l’Aménagement de la Nature dans le Sud-Ouest.

3 : www.paysdelours.com

4 : L’Ours : les raisons de la colère, Violaine Bériot, éditions Cairn, 2006.

5 : La réintroduction de l’ours, l’histoire d’une manipulation, David Chétrit, éditions Priyat, 2012.

6 : La Dépêche, 13/09/21

7 : Cette rébellion a eu lieu en Ariège de 1829 à 1832, en réaction au Code forestier de 1827. Il s’agissait de combattre les politiques d’aménagement du territoire de l’État central, par un saccage des plantations qui était mené la nuit, et qui était faussement et volontairement attribué aux « demoiselles » par les locaux.

8 : Rapport final LIFE nature 98, Ours en Pyrénées centrales.

9 : « Florian, le saigneur de la forêt pyrénéenne », L’Empaillé n°1 régional.

Une réflexion sur “L’ours de la discorde

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