Numéro 5 régional

La Cité des Italiens à Cransac

DES PLANS SUR LA COMÈTE / ÉPISODE 3
Chronique d’exploration dans le bassin decazevillois, pour comprendre comment ce territoire qui vibre entre la vie et la mort a été habité, et comment il peut l’être encore.

Ça faisait un moment que cette petite cité m’intriguait. Qui avait eu l’idée de construire là cet alignement d’une quinzaine de bicoques mitoyennes de plain-pied, coincées entre la voie ferrée, la route, et le pan de colline, à la sortie de Cransac ?

Ça semblait humide et un poil sinistre, ça ressemblait définitivement plus à un espace de relégation qu’au paradis du Sam’suffit. Qui pouvait encore habiter là, et pourquoi ? Il se trouve que Gilles, rencontré à la Cité du Jurgail pour la précédente chronique, y avait un logement, et qu’il était partant pour me servir de guide, une fois encore.

Je le retrouve donc un jour de février et pour commencer, nous montons chez Jeanne, qui habite avec sa fille et son petit-fils un grand pavillon qui surplombe la cité. Jeanne, elle n’a plus d’âge, mais ce mardi matin elle est quand même équipée d’une blouse et d’un chiffon. Notre échange sur le pas de porte est de courte durée, elle a à faire. Elle vit ici depuis 1974, mais avant elle logeait en bas dans des baraques en planches, aujourd’hui disparues, qui côtoyaient les bâtis en dur. La première chose qu’elle évoque de l’époque, c’est le froid. Elle est arrivée à la cité en 1962, avec son mari, épousé un an auparavant. À l’époque, il n’était pas facile de trouver un logement, alors ils ont accepté que la Compagnie des Houillères, pour qui travaillait son mari mineur, les héberge là : deux chambres, une cuisine, un WC, c’était rudimentaire et pas du tout isolé. L’hiver, aux petites heures du jour, « la goutte au robinet était gelée ». Elle y est restée douze ans, jusqu’à ce que son mari ait terminé de construire le pavillon confortable qu’elle habite encore aujourd’hui. Quand ils ont déménagé, les huit logements de planches ont été détruits. Elle n’a pas grand-chose de plus à raconter pour ce matin, alors on redescend à la cité proprement dite.

Je laisse Gilles chez lui pour rejoindre Sylvie et Joël, qu’il a prévenus de ma venue. On passe plus d’une heure à papoter autour d’un café. Ils ne savent pas pourquoi on appelle cette petite cité la Cité des Italiens : « Pourquoi plus « des Italiens » que des Polonais ou des Espagnols ? ». Sans doute une histoire de vague d’immigration et de logements construits à la hâte…

Sylvie est fière d’être née ici, et d’y avoir passé toute sa vie : « On m’offrirait un château en Espagne que je resterais là ! », clame-t- elle. L’habitat a évolué au fil des ans et des besoins. Ses parents ayant eu six enfants, sa famille avait droit à une pièce de plus que les autres maisonnées, toutes identiques. Quand les mines ont fermé et que les Houillères ont proposé aux habitant.es de racheter leur logement, ils ont donné une chambre à la maison de Mme P, mitoyenne à la leur. En échange, ils ont récupéré le lavoir collectif, qu’ils ont intégré au logement et transformé en salle à manger : « si bien que maintenant on mange là où autrefois je rangeais ma mobylette ! ».

Le changement le plus notoire reste celui du système de chauffage. Tous les logements étaient équipés de poêles à charbon. Chaque famille recevait gratuitement, une fois par an, deux tonnes de boulets de coke qui étaient stockés dans des cabanons en bout de parcelle. Il s’agissait ensuite d’en de remplir des seaux, qu’on vidait dans une grosse caisse placée dans la cuisine. On chargeait ensuite la cuisinière au gré des besoins. Toute cette manutention était éprouvante (le corps de Sylvie s’en souvient encore), et faisait énormément de poussière dans les maisons. Et côté confort calorifique, on n’était pas au top : petite, Sylvie planquait ses vêtements sous l’édredon en plumes le soir pour qu’ils soient chauds le lendemain, et elle se contentait d‘un coup de gant sur le museau le matin. La douche était prise la veille au soir, pas question d’exposer au froid son corps dès le réveil !

Joël, qui a grandi dans un immeuble moderne de Decazeville, a été vraiment choqué par le caractère rudimentaire du logement de sa jeune épouse : les matins d’hiver, il y avait de la glace sur les vitres à l’intérieur. Faire accepter une chaudière centrale au charbon et des radiateurs à son beau-père, avec qui ils ont partagé le logement jusqu’à son décès, veillant sur lui pendant sept ans, n’a pas été une mince affaire.

Sylvie a perdu sa mère dans cette maison à l’age de huit ans. Son père a marné dur pour s’occuper de tout le monde, il enchaînait parfois le travail au fond de la mine avec des livraisons pour le charbonnier du coin. Un jardin devant, des lapins et des poules derrière, leur permettaient d’améliorer l’ordinaire.

La vie avec les gosses du quartier et de la Cité du Stade voisine était gaie, très proche de la nature, avec les bois alentours et la Montagne Noire, un terril à flanc de colline comme terrain d’exploration. Sylvie invitait le fils du voisin à jouer en tapant sur la cloison de sa chambre, qui n’était pas bien épaisse. Et puis tout le monde se connaissait. Une fois par an, un grand méchoui réunissait les habitant.es et l’accordéon était de sortie ; au quotidien, on jouait à la belote chez les uns et les autres. Aujourd’hui il semble à Sylvie que les gens s’ignorent, que la jalousie et les jugements préconçus minent les relations : l’inévitable temps suspendu de la mélancolie.

Le père de Sylvie lui a fait jurer de ne pas vendre la maison, et elle s’est volontiers acquittée de cette promesse. Mais elle trouverait cruel d’en attendre autant de ses trois enfants : aujourd’hui les temps sont durs, et il est peu probable qu’ils puissent trouver du travail dans le coin comme ce fût son cas à l’époque. Son fils travaille à la SAM, et il est fier de son grand-père qui s’est battu pour son emploi pendant la grève des mineurs de 1961, mais personne n’est sûr du dénouement de la lutte actuelle… Les enfants ont déjà émis l’idée de garder la maison pour la louer à des curistes, comme l’a fait la fille de la voisine.

Ces curistes d’ailleurs, ils exagèrent quand même un peu de râler contre le manque de magasins dans le centre-ville de Cransac. « Ça dit que dans le bassin, les corbeaux volent sur le dos » pour ne pas voir la misère, et il paraît que la rue principale qui relie Aubin à Cransac est surnommée « la rue noire« , voire même « la rue morte« . C’est vrai que le distributeur de la Poste est toujours en panne, que les pompes à essence se font rares et que les magasins sont fermés entre midi et deux, « mais au moins comme ça, les curistes, ils font des économies ! »

 

Texte et illustration : Michka