Numéro 5 régional

Frontière, un verrouillage sécuritaire qui dure

Depuis quasi un an et demi, sur toute la chaîne des Pyrénées, des axes secondaires et pistes reliant l’Espagne sont bouclés ou interdits à la circulation par les autorités françaises. Loin des radars médiatiques parisiens, des centaines de manifestants se sont rassemblés de part et d’autre de la frontière pour dénoncer des mesures jugées centralistes et autoritaires.

Fin novembre 2021, munis de corde et à la force des bras, une vingtaine de personnes ont rouvert la route qui mène au col de Banyuls à 357 mètres d’altitude, dans les Pyrénées-Orientales. Depuis un an et demi, l’accès à la frontière franco-espagnole est bouché par des blocs de pierres, mais par trois fois déjà des activistes les ont retirés. Il faut dire que le verrouillage par les autorités françaises de ce col comme celui de Manrella est lourd de symboles : c’est par là qu’avaient fui des milliers de réfugiés espagnols et catalans lors de la Retirada, en 1939. Depuis l’entrée de l’Espagne en 1995 dans l’espace de libre circulation Schengen, les catalans savouraient aussi de manière revancharde le gommage de cette ligne de partage héritée de Louis XIV, considérée comme arbitraire puisqu’elle fractionnait la Catalogne historique dans deux états distincts. La réaction de la préfecture des Pyrénées-Orientales ne s’est pas fait attendre : en à peine 48 heures, à grand renfort de pelle mécanique, les services départementaux de la voirie se sont empressés de reformer le barrage avec des panneaux de béton. Début 2021 l’État français a décidé unilatéralement de fermer une quinzaine de points de passage vers l’Espagne : « ce tour de vis sécuritaire doit être compris dans le contexte d’état d’urgence et comme un effet de manche, pour séduire encore et toujours l’électorat de droite » analyse Jaume Pol, militant catalaniste et membre du Collectif pour l’ouverture des espaces frontaliers, « sur place ces mesures sont absurdes et en dépit des nombreuses mobilisations, du travail des députés et des eurodéputés, l’exécutif n’a quasiment pas fait de concessions ».

La sacralisation d’un tracé

Initialement, peu après la mort tragique de l’enseignant Samuel Paty, la fermeture des frontières était censée lutter contre la « menace terroriste », les « trafics » et « l’immigration clandestine ». C’est du moins en ces termes que l’avait justifié en novembre 2020 Emmanuel Macron, à l’occasion d’une visite surprise au poste frontalier du Perthus, toujours dans les Pyrénées-Orientales (au total, cinq des douze axes secondaires transfrontaliers y sont bouclés). À l’époque, beaucoup avaient déjà du mal à comprendre comment contraindre la circulation entre la France et l’Espagne pouvait avoir un quelconque lien avec l’assassinat d’un professeur dans le Val d’Oise, à 800 km de là, par un ressortissant russe d’origine tchétchène. Reste que la fin du quinquennat aura révélé à quel point l’extrême droite semble dicter l’agenda politique et les positions toujours plus sécuritaires sur les sujets dits « régaliens ». Les fermetures sont entrées en vigueur le 11 janvier 2021 en Occitanie, puis le 14 janvier au Pays basque. Par la suite, à la faveur de l’épidémie Covid, le verrou frontalier a été maintenu « jusqu’à nouvel ordre ». Quant aux postes frontièreles plus fréquentés par les poids lourds comme celui d’Hendaye ou du Perthus, ils sont restés ouverts mais la situation sur place atteste que la France traverse la période la plus répressive de son histoire récente : on y recense des dizaines de compagnies de CRS, d’escadrons de gendarmes mobiles, d’unités de la police aux frontières (PAF) et même des militaires de l’opération Sentinelle… Ce dispositif comporte également une panoplie d’instruments de surveillance et un avion de la PAF pour survoler trois à quatre fois par semaine le massif montagneux, rappelant avec force la fuite en avant technologique sécuritaire des États européens et nord-américains dans la lutte contre l’immigration clandestine.

L’invention de la frontière

Dans la mesure où la frontière est une construction politique, il faut toujours la comprendre au regard des territoires qu’elle traverse. Dans les Pyrénées-Atlantiques, où l’on recense environ 4000 travailleurs transfrontaliers (source INSEE 2013) plusieurs manifestations ont été organisées pour dénoncer la fermeture de la frontière entre « Pays Basque nord et sud ». « Après le G7 de Biarritz et la Covid, ils continuent à nous imposer des restrictions de liberté et une ambiance sécuritaire pesante » dénonce ainsi Loretxu, une trentenaire croisée lors d’un rassemblement au col de Lizarrieta. Encore aujourd’hui, selon le service de communication de la préfecture des Pyrénées-Atlantiques joint par téléphone, la démarcation franco-espagnole est toujours officiellement fermée à huit points de passage. Le flou règne cependant, comme par exemple dans la vallée des Aldudes, où les barrières bloquant la route qui mène au col d’Urkiaga ont été mises de côté par des habitants. « Nous circulons librement heureusement. Dans la théorie, les autorités affirment que c’est fermé, mais dans la pratique on vit normalement et il n’y a pas du tout de contrôles, explique Xole Aire, mairesse du village d’Urepel, il y a notamment les bergers ou les ouvriers qui viennent de l’autre côté pour travailler dans les petites entreprises, les usines de transformation… ». En effet, la vallée des Aldudes, une enclave à 50 km à peine de Pampelune, peut prendre des allures d’îlot coupé du monde lorsque l’accès à la Navarre est bloqué. Ici plus qu’ailleurs, la frontière en tant que trait plein sur une carte, n’est qu’une représentation visuelle partiale. Pendant la période franquiste, la population basque, bien que séparée dans deux États distincts, maintenait des liens familiaux, des réseaux de solidarité et d’échanges marchands au travers de la fameuse contrebande. Comme en Catalogne, avec Schengen les Basques étaient parvenus à enjamber l’arbitraire étatique de la frontière, qui morcelle péniblement des bassins de vie comme la vallée de la Bidassoa : « Cette année il y a eu plein de mariages de part et d’autres de la frontière. D’ailleurs, pour nous qui partageons la même langue et culture avec les habitants du sud, nous n’aimons pas tellement ce mot car la frontière n’existe pas. On voudrait bien que le pays basque soit uni un jour, je ne sais pas si on vivra ça », poursuit Xole Aire.

Les identitaires gelés

Depuis un an et demi, les médias parisiens sont restés quasi indifférents au fait que l’État français persiste à enfreindre la législation européenne en bloquant la frontière franco-espagnole. De plus, c’est la première fois depuis la fin de la dictature du général Franco, que plusieurs passages transfrontaliers sont verrouillés physiquement, sans même la possibilité de traverser avec un justificatif ou un visa à destination des forces de l’ordre ou des douanes. Ce bouclage est à l’origine de drames humains puisqu’en 2021, au moins cinq migrants sont morts noyés, en tentant de traverser le fleuve Bidassoa à la nage pour rejoindre le territoire français au niveau d’Hendaye. Dans ce tableau sécuritaire, seulement trois concessions de l’exécutif macronien : en Catalogne, après d’importantes manifestations, la circulation entre Coustouges et Maçanet de Cabrenys a été rétabli en juin 2021 ; En Béarn, la route du col de la Pierre Saint-Martin est à nouveau accessible à la circulation depuis fin décembre 2021, et ce pour permettre non pas aux réfugiés mais à la clientèle ibérique de rejoindre les stations de ski ; Enfin, dans les Pyrénées centrales, conséquence des mobilisations conjuguées des élus de Haute-Garonne et du Val d’Aran, le col du portillon permettant de relier Bagnères-de-Luchon à l’Espagne a été également rouvert le 1er février 2022. Paradoxalement, c’est ici que Génération Identitaire avait lancé une opération « anti-migrants » un an auparavant, vêtus de doudounes et de casquettes bleues floquées du logo « Defend Europe ». Il s’agissait pour Thaïs d’Escufon, porte-parole de l’organisation et présente sur place, de « traquer les profils suspects » et « afro-maghrébins ». C’était cependant méconnaître que du fait de son isolement géographique, le col du Portillon n’a jamais été un lieu de passage de migrants ou de réfugiés. En effet, le val d’Aran reste une anomalie géographique tournée vers la France : si la population aranaise (environ 10 000 personnes) est administrée depuis Madrid, c’est simplement parce qu’au terme de dizaines de guerres et de hasardeux mariages princiers, après avoir été soumise tantôt à l’autorité des seigneurs catalans, tantôt à l’appétit des monarques français et aragonais, elle s’est retrouvée entre les mains de la couronne d’Espagne. Mais pour les identitaires, ce bout de frontière avait peut-être l’avantage d’être parmi les plus proche de Toulouse en voiture…On se souvient aussi que selon les dire même de la Gendarmerie, frigorifiés avec « des petites baskets » dans la neige, les militants d’extrême-droite avaient été obligés de réduire leur « contrôle » de la frontière à une pauvre opération de communication furtive, terminée quelques heures seulement après avoir démarré.

La frontière, tout un roman

Né en Béarn, Pierre Bourdieu a souvent rappelé combien tracer une frontière est acte de pouvoir : « son rôle est d’instituer des divisions où il y avait du continuum » écrit-il. Les alpages et les cols, plus que des frontières « naturelles », ont longtemps constitué des points de convergences des communautés rurales montagnardes. Dans l’ouvrage « Pyrénées sans frontière », l’historienne Annie Brives a démontré que pendant des siècles les villages pyrénéens des deux versants avaient été étroitement unis par des liens pastoraux, commerciaux, culturels et humains. Le sentiment d’appartenance au royaume de France n’était que celui de la soumission à une dynastie lointaine, quasi abstraite. Brives a ainsi établi que les habitants de Gavarnie et de la vallée de Barèges étaient en contacts permanents avec leurs voisins aragonais de la vallée de Broto, que pour communiquer la fabla aragonaise et le gascon étaient bien assez proches et que, même en plein hiver, au mépris des difficultés évidentes imposées par le climat, des caravanes chargées de marchandises franchissaient les « ports », les cols d’altitude. Si les premiers traités, à l’instar du traité de Westphalie en 1648 n’ont pas garanti la paix en Europe, ils ont surtout inventé la frontière, littéralement la ligne de front militaire, pour matérialiser l’idée d’État-nation. De fait aujourd’hui la fermeture des frontières et la rhétorique du contrôle des « flux migratoires » s’appuient sur des ressorts nationalistes. Elles enracinent aussi profondément le « roman national », expression popularisée par l’historien Pierre Nora, qui désigne le récit patriotique, centralisateur, édifié par les historiens du XIXe siècle. En effet, dans l’ouvrage « le mythe national » l’historienne Suzanne Citron avait été une des premières à montrer comment, devenue obligatoire, l’école de la IIIe République avait inventé et cultivé une historiographie à la gloire de la nation française : « Par la théorie des frontières naturelles, la Révolution, contredisant sa vocation universelle, renforce la conception territoriale de la nation, semant par là quelques graines de nationalisme qui, en 1914, mettront l’Europe en feu » explique-t-elle. Pour l’heure, la frontière relie toujours autant qu’elle divise. Et sa fermeture partielle par la Macronie est venue consolider un processus répressif amorcé de longue date, rendant plus difficile le fait de le questionner, sans avoir recours à l’histoire des sociétés pyrénéennes.

Texte : JS Mora / Illustration : Pierrô