Numéro 5 régional

Les riches d’Occitanie : la fête continue

Peut-on parler d’une bourgeoisie régionale ? Qui et combien sont-ils ? Quelles fortunes possèdent-ils ? Nous avons tenté d’apporter quelques débuts de réponses, en fouillant ce monde tenu par le secret et l’opacité. Une chose est sûre, ce groupe social s’est enrichi comme jamais ces dernières années…

Dans une usine du groupe Cémoi, le journaliste Thomas Morel (1) croise Armelle, 56 ans. Elle porte une attelle, en attente de son opération du canal carpien. « L’opération est prévue après la saison, là il faut travailler… L’encadrement ne dit rien, ni l’infirmière. L’usine tourne. (…) Peu importent alors les tendons en bouillie du poignet d’Armelle. » Valérie, de son côté, est sous cachetons, des antalgiques et de la cortisone pour l’aider à supporter sa souffrance. Après 40 ans de travail à la chaîne, ici les employés touchent 1200 euros par mois et la plupart ont été opérés du canal carpien. Derrière cette exploitation féroce où chacun.e, lobotomisé.e, se lève à 3h30 du mat pour placer chaque jour 28 600 chocolats dans des boîtes à un rythme frénétique, se cache l’une des plus grosse fortunes de la région. Monsieur Patrick Poirrier, héritier, 380 millions de fortune au compteur, 3200 salarié.es. Une partie de son patrimoine est envoyé à l’étranger pour échapper au fisc, via Sajama S.A (actif de 66 millions) et Toubkal holding, (actif de 170 millions) domiciliées au Luxembourg dont les comptes annuels sont signés par Poirrier, en tant que représentant de Atlas food holding, enregistré en Suisse. Et si cela ne suffisait pas, Poirrier a régulièrement bénéficié d’aides publiques et d’une couverture médiatique aux petits oignons. L’Indépendant évoque ainsi récemment « la créativité » du groupe, ce « métier merveilleux », et insiste sur le fait que l’empire du chocolat a « tout prévu pour aciduler les moments festifs des petits et grands ! » (2). Début 2022, Poirrier cède son trust de la confiserie à la famille Walder, de Belgique (Sweet Products). Le broyeur de poignets peut prendre sa retraite.

Une discrétion bien organisée

Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres. De riches héritiers fortunés, s’enrichissant sur le dos de centaines ou de milliers de salarié.es, et que la pensée dominante voudrait qu’on prenne pour des créateurs d’emplois, des entrepreneurs visionnaires, ou qu’on s’émerveille à propos de leurs « success story » et leurs « sagas familiales ». Pourtant, on ne sait rien d’eux, ou si peu. Cette bourgeoisie qui possède les groupes privés présidant aux destinées économiques (3) de la région ne subit pas la moindre enquête journalistique de la presse locale. Le sujet est non grata, tant les élites économiques, politiques et médiatiques sont imbriquées.

Hormis les classements nationaux de grandes fortunes, on se retrouve ici en terrain vierge. Tout est fait pour s’arracher les cheveux. Du côté de l’administration fiscale, c’est service minimum, voire restreint. Certes l’ISF donnait une idée du nombre de riches, mais uniquement pour les communes de plus de 20 000 habitant.es recensant plus de 50 redevables, pour garantir leur anonymat dans les campagnes. Autant dire qu’on passe à côté d’un paquet de fortunés. Une fois l’ISF transformé en IFI (Impôt sur les Fortunes Immobilières) par Macron, un impôt limité aux seuls biens immobiliers, le nombre de riches a alors statistiquement diminué de moitié en France ! Sinon, évidemment, aucun moyen de connaître les millions accumulés sur des comptes bancaires en France ou à l’étranger, les possessions d’œuvres d’art ou les placements financiers. Et bonjour la galère pour trouver leurs investissements éparpillés dans des golfs, des centres équestres ou des vignobles.

La seule entrée pour pénétrer la fortune de cette bourgeoisie, c’est donc leurs possessions dans le secteur « productif ». Là encore, les difficultés se succèdent. Les documents financiers ou administratifs des sociétés sont publics, mais payants. Bien souvent, les propriétaires usent de tous les stratagèmes pour décourager les fouineurs – et le fisc : des groupes aux multiples filiales, des « holdings familiales » (4) qui détiennent une société qui possède un groupe, des propriétaires à la tête de dizaines de sociétés… Toutes sortes de montages complexes qui nous ont fait perdre beaucoup de temps. Sans parler des ventes d’entreprises ou d’actifs dont le montant est souvent tenu secret, ou des groupes dont les propriétaires ne publient pas ou partiellement les comptes, à commencer par le haut du panier régional : Mohed Altrad, Frédéric Gervoson et Marie Farines. Faut dire que les pénalités sont tellement ridicules qu’elles n’incitent nullement à la transparence.

Immanquablement, on passe à côté de toute une partie de la bourgeoisie. Ce top 50 (ci-contre) n’est qu’un échantillon, et en aucun cas un classement exhaustif. Des fortunes se cachent très certainement derrière des œuvres d’art, des sociétés de placement, dans l’immobilier, au fin fond de milliers de SCI et ailleurs. Bien entendu, si on est tombés sur des riches qui ont revendu leurs actifs professionnels ces dernières années, ils sont alors intégrés à notre tableau de chasse. À l’instar de Rémy Nauleau, qui s’est séparé de ses hypermarchés Leclerc de Toulouse, ou du maire de Revel et sénateur UMP Alain Chatillon, qui a revendu Nutrition et Santé il y a quelques années.

Des « riches » à la bourgeoisie

Revenons à nos moutons : qui sont les riches en Occitanie ? En prenant la définition établie par « l’Observatoire des inégalités » (5), le seuil de richesse se situerait à 3540 euros mensuels pour une personne seule, équivalent à deux fois le revenu médian. Cependant, ce type de définition, qui équivaut aux 10% les plus riches de la population, nous semble bien trop large pour le sujet qui nous concerne ici. Il ne s’agit pas de déterminer une large couche de la population qui vit aisément, mais de circonscrire la bourgeoisie, ces riches qui ont de hauts revenus mais qui ont aussi un patrimoine surdimensionné. Et qu’ils soient rentiers ou qu’ils possèdent des entreprises, ils seront aussi pour la plupart investis dans la perpétuation de leur classe sociale, à travers les réseaux mondains ou patronaux (6), et se trouveront une place au chaud dans les quartiers chics, à la ville ou à la campagne. Dès lors, retenir les 1% les plus riches semble un meilleur départ, soit 37 600 personnes en Occitanie selon l’Insee qui déclarent en moyenne 169 000 de revenu annuel par foyer. Dans cette tranche, ils sont 25% à tirer leur revenu principal d’une rente immobilière : on commence à viser juste. Ne manque plus qu’à resserrer encore la focale sur le quart d’entre eux, soit 9400 personnes qui dépassent les 441 700 euros annuels. En terme de revenus élevés, on commence à être pas trop mal situés, d’autant que cela coïncide avec les plus gros patrimoines. S’ils sont 4970 à payer l’IFI en région, avec une moyenne de 2,1 millions de biens immobiliers, ils étaient près de 10 000 redevables au temps de l’ISF, en cumulant Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon.

Ces deux catégories, en terme de revenu et de patrimoine, nous permettent d’appréhender ce groupe social de la bourgeoisie dans la région. Mais c’est un ensemble très hétérogène. En son sein, quelques centaines de familles concentrent une grande partie du patrimoine, possèdent les plus grosses entreprises et ont un pouvoir politique et économique déterminant. Le petit dirigeant d’un cabinet d’expert comptable à 35 000 euros par mois ne joue pas dans la même cour que le propriétaire d’un groupe industriel aux centaines de salariés qui s’implante à l’étranger. Mais tous deux se retrouveront dans les réunions select du Cercle d’Oc à Toulouse ou à la table de la Réserve Rimbaud à Montpellier.

Crise d’enrichissement

Nous sommes donc partis du haut de la pyramide. Et puisque la presse régionale n’est pas capable de nous sortir une liste de 50 ou 100 noms, on a tenté de s’en charger nous-mêmes. Il nous semble en effet fort utile que localement, ces noms d’Olivier Sadran, Xavier Chausson ou Pierre Mestre ainsi que leurs fortunes soient mieux connus du public.

Au cours de nos recherches, plusieurs choses sautent aux yeux. En premier lieu, un enrichissement accéléré au cours de la dernière période. Au niveau national, le seuil d’entrée dans le classement des 500 fortunes de Challenges, jadis à 50 millions en 2007, est aujourd’hui passé à 180 millions. Résultat, même notre magnat des médias régional, le multimillionnaire Baylet s’en est fait éjecter ! Le magazine estime ainsi que leur fortune a triplé en dix ans. Quant au classement des 100 plus riches de Capital, c’est une première en 2021 : tous et toutes dépassent le milliard d’euros. Le plus invraisemblable, c’est qu’en pleine pandémie le top 5 a tout simplement doublé sa fortune, selon le dernier rapport de l’ONG Oxfam (7).

Mais la région n’est pas en reste, loin de là. Frédéric Gervoson a ainsi multiplié sa fortune par quatre depuis 2014, avec une hausse de 300 millions pendant la pandémie. Les frères Chausson ont triplé leur fortune entre 2014 et 2020, puis l’ont doublé pendant la pandémie passant de 300 à 600 millions. La famille Capelle a fait fructifier son patrimoine, passant de 100 à 250 millions sur la même période. Hors profiteurs de la pandémie, les exemples d’enrichissement spectaculaires sont légion, comme Denis Merlaud qui double sa fortune depuis 2017 jusqu’à 350 millions, Ludovic Le Moan et Christophe Fourtet qui atteignent les 200 millions, ou Jean Marc Bouchet qui a amassé 250 millions en 15 ans, l’équivalent de 45 000 euros par jour…

Parmi toutes les fortunes que nous avons étudiées, une partie d’entre elles sont certes le fait de nouveaux riches. Encore faudrait-il mener des recherches plus détaillées sur leurs milieux d’origines, souvent favorisés. Mais de nombreuses familles perpétuent leur domination en accumulant du patrimoine, décennie après décennie. On citera les Gervoson, Chausson (Philippe et Pierre-Georges), Poirrier, Farines, Chambon, Merlaud, Capelle, Nicollin, Chausson (Xavier), Bastide, Baylet, Monné, Maurel, Ponsot, Bertrand, Jeanjean, Labatut et bien d’autres. Ainsi, cinq des dix plus grosses fortunes régionales sont le fait de dynasties bourgeoises, comme au bon vieux Moyen Âge. Encore une fois, il est certain que toute une tripotée d’héritiers multi-millionnaires vivant d’une rente ou de placements financiers sans investir dans la « sphère productive » passent ici sous les radars.

Concentrer, vendre, s’exiler

En Occitanie les secteurs pris d’assaut par ces fortunés sont comme ailleurs la grande distribution, les services, le BTP, l’immobilier, les médias, les concessionnaires auto ou le transport. La région est un peu plus spécifique sur les baronnies locales forgés dans l’agro-alimentaire, le vin , l’aéronautique , le secteur médical ou le renouvelable. La plupart de ces familles ont notamment forgé leurs petits empires en rachetant leurs concurrents, leurs sous-traitants ou fournisseurs, ou en avalant des sociétés qui n’étaient pas dans leur activité principale. Ces dernières années, ces stratégies de « croissance externe » ont permis à nombre de groupes d’afficher une explosion de leur chiffre d’affaires. Le cas le plus emblématique est celui d’Altrad, qui achète tout ce qui bouge sur un mode exponentiel. Pas une année ne passe sans qu’il ne rachète un groupe, et le voilà à la tête d’un groupe d’une centaine de filiales et 42 000 salarié.es. Pour 2022, il est en passe d’acquérir Endel, la filiale maintenance industrielle et nucléaire d’Engie qui affiche 500 millions de chiffre d ‘affaires et 5000 employé.es. Cette stratégie de concentration du capital se retrouve dans tous les secteurs. Que ce soit dans le vin avec Merlaut, dans les transports avec Capelle ou dans la finance avec Chausson, les acquisitions de sociétés se succèdent à un rythme rarement vu. Publiquement, on insiste sur la « taille critique » nécessaire dans tel secteur, ou on rabâche la célèbre formule « c’était manger ou être mangé ». En réalité, c’est souvent l’occasion d’un plan social, de s’accaparer les futurs dividendes voir d’acquérir des positions quasi monopolistiques. En prime, ils sont nombreux à faire rentrer des fonds financiers spéculatifs dans leur capital, qui ne manqueront pas de mettre la pression sur les résultats…

L’autre trait marquant, c’est l’internationalisation du capital qui se poursuit. En épluchant les listes des grosses entreprises de la région, nombreuses sont celles contrôlées par des capitaux étrangers. Ratier Figeac, Latécoère, Aldi, GLS, Liebherr, Continental, Dell, Royal Canin : la liste est évidemment bien trop longue. Et elle se rallonge : ces dernières temps, nos entrepreneurs d’excellence n’ont pas hésité, pour certains, à bazarder leur entreprise régionale contre un gros pactole. Il y a quelques années, Daniel Benchimol vendait le groupe Eurogiciel au fond d’investissement de la banque Rotschild. Plus récemment c’est Lionel Masson et Jean-Michel Wurfel qui offrent la majorité des parts de Laf Santé à cette même banque américaine. Le trio Rivière, Boixel et Galambrun a offert le contrôle de Septeo au fond britannique HG capital. Rachel Delacour et Nicolas Raspal ont revendu Bime Analytics aux américains de Zendesk pour 45 millions. Gérard Baylé s’est séparé de ses parts dans Tridem Pharma au profit du géant chinois Fosun. Arnaud Mine et Stéphanie Andrieu ont empoché le pactole en larguant Ubrasolar dans les bras du géant suisse Axpo… Les exemples ne manquent pas, et montrent l’absence de scrupules de ces serials entrepreneurs pour vendre leur affaire au plus offrant, et livrer leurs salarié.es à des logiques de rentabilité encore plus drastiques.

On s’en doutait également, cette caste affairiste fait peu de cas de la « solidarité nationale ». À commencer par l’exil fiscal. Ainsi, 20% des 100 plus grosses fortunes françaises ont une partie de leur patrimoine en Belgique. Ce bel exemple est suivi par le géant toulousain de l’immobilier, Gérard Teychéné, ou l’ex-propriétaire de Akka Technologie, Maurice Ricci, qui ont trouvé plus rentable de devenir belges. On a cité Poirrier, qui navigue entre le Luxembourg et la Suisse, ajoutons les époux Mestre, qui selon la presse ont une jambe à Hongkong et une autre en Belgique, ainsi qu’une holding familiale, Yeled Invest, au Luxembourg. Mais puisque le secret bancaire et l’opacité des administrations fiscales le permet, la plupart de ces combines restent sous le manteau. Il faut un « panama paper » en 2016 pour prendre la main dans le sac le richissime nîmois Marcel Hermann, qui finance alors son groupe de cliniques privées via un montage complexe et illégal entre une holding au Luxembourg et une société panaméenne.

La bourgeoisie existe, elle habite près de chez vous

Il faut rappeler ici que cette focalisation sur les grandes fortunes cache parfois la forêt de petites et moyennes fortunes qui existent dans la région. Ainsi en Occitanie, sur les 1000 plus grosses entreprises, on a 400 sociétés qui dépassent les 50 millions de chiffres d’affaires, et 600 qui sont dans la catégorie PME, avec un chiffre d’affaires entre 20 et 50 millions. Sur cette liste de boîtes, nous n’avons passé en revue qu’une bonne centaine d’entre elles. À coup sûr on serait tombés sur nombre « d’entreprises familiales », de sociétés « à taille humaine », qui abritent pourtant des familles et des patrons multi-millionnaires, dirigeants de plusieurs entreprises (certains sont à la tête de 10, 20 ou 30 sociétés) et disposant d’un parc immobilier sympathique (ils sont nombreux à être sociétaires de plusieurs SCI).

Notre enquête n’y changera malheureusement pas grand chose, les riches vivent en paix. De Montferrier-sur-Lez, en banlieue montpelliéraine, à Vieille Toulouse en passant par Onet Village, le Neuilly aveyronnais. Repliés sur eux-mêmes, dans leurs espaces. Ils et elles n’ont guère le choix : leur fortune, leur villa, leur vie sont indécentes. Professions libérales, petits et grands patrons, haut cadres du privé ou du public, héritiers, rentiers, parvenus : la bourgeoisie régionale est diverse mais soudée. Il serait grand temps de les prendre pour ce qu’ils sont : un groupe parasite économiquement, séparatiste socialement, réactionnaire politiquement. Et que la population cesse de chercher le nuisible ou le fraudeur parmi les classes populaires. De notre côté, on poursuit les recherches…

Emile Progeault

1 : Les Enchaînés, un an avec des travailleurs précaires et sous-payés, Ed. Les Arènes, 2017.

2 : « Sucralliance rime avec récompense ! », L’indépendant, 28/11/2019.

3 : Seul le tiers du chiffre d’affaires total des entreprises en France est réalisé par les TPE et PME. Mais une « PME » peut avoir 250 salarié.es, un chiffre d’affaire de 50 millions d’euros et un patron multi-millionnaire : elle n’a alors rien d’une « petite entreprise ». Grosso modo, on peut donc dire que les trois quarts de l’activité privée en France est le fait de sociétés et de groupes importants, dont les propriétaires ont un patrimoine de quelques millions, grand minimum.

4 : Une holding a pour but de prendre des parts dans d’autres sociétés pour en contrôler tout ou partie de son activité.

5 : « Rapport sur les riches en France », 2021, www.inegalites.fr.

6 : Cf « Ces cercles bourgeois qui dominent la région », dans l’Empaillé n°2, en ligne.

7 : Les fortunes de Bernard Arnault (LVMH), Françoise-Meyers Bettencourt (L’Oréal), François Pinault (Kering) et des frères Alain et Gérard Wertheimer (Chanel) ont augmenté de 173 milliards d’euros en 19 mois.