L’Interruption volontaire de grossesse et les délais (il)légaux
Depuis mars 2022, plusieurs antennes du Planning Familial (Aveyron, Gers, Lot, Lozère, Tarn) se sont mobilisées pour la création d’une caisse de soutien aux IVG hors des délais légaux. Jusque là, c’était le Planning de Toulouse qui venait en renfort pour aider financièrement une à trois personnes par an dans ces départements. Car même si une récente loi a augmenté les délais de deux semaines, sur le terrain la réalité reste une galère, notamment pour les IVG dites « tardives ».
Sonia, 28 ans et un enfant, arrive au Planning en état de stress total : après une IVG médicamenteuse où elle a beaucoup saigné, elle comprend qu’elle est encore enceinte. Entre tout, ça doit faire 19 semaines. Elle est en état de choc. Elle fait partie des 1% pour qui l’IVG médicamenteuse (cf. encadré) n’a pas fonctionné, ce qui concerne 2000 personnes par an. L’abondance des saignements l’a induite en erreur. Elle était sûre d’avoir tout expulsé et n’a donc pas fait la visite de contrôle dix jours après : « Par rapport au boulot, c’était compliqué, et puis j’ai eu un souci avec ma voiture, j’habite à 35 kilomètres du centre de planification et il n’y a pas de bus…» À la panique, s’ajoute l’énorme culpabilité.
La prise en charge d’une IVG en délai dépassé, c’est un budget compris entre 500 et 2500 euros selon la situation de la personne et la datation de la grossesse, ce qui comprend divers frais comme le transport, le logement, les médicaments et les examens cliniques à l’étranger. Lors d’un accompagnement par un Planning de la région, en dessous de 20 semaines il est encore possible de « gérer » la situation. Au delà, cela se complique. Quand c’est une question d’heures, quand les coups de fil et les rendez-vous doivent s’enchaîner, qu’il faut trouver quelqu’un pour accompagner, sauter dans la voiture, filer en Espagne, quelqu’un d’autre pour s’occuper des enfants, trouver un logement, un parking, donner une explication au travail, aux ami·es, et se préparer aux éventuelles remontrances de l’entourage… ou se taire. Parce que c’est ce qu’induit la clandestinité : le silence et la culpabilité, encore. C’est ce qu’induit un délai dicté par la loi.
Une loi en trompe l’œil
En mars 2022, l’Assemblée Nationale a définitivement adopté l’allongement du délai légal d’avortement à 14 semaines de grossesse, soit 16 semaines d’aménorrhée (1). Cette loi prolonge de deux semaines l’accès à l’avortement en France, où deux types d’IVG sont pratiqués, l’IVG médicamenteuse, accompagnée par les sages-femmes ou médecins et l’IVG chirurgicale (cf. ci-contre), pratiquée par les gynécologues, en hôpital ou en clinique (2). Un décret du 19 février confirmait déjà la possibilité de réaliser une IVG médicamenteuse à domicile jusqu’à 7 semaines de grossesse, contre 5 avant la crise sanitaire. Ce décret supprime aussi la 1re prise obligatoire du médicament devant un-e professionnel-le de santé. On peut d’ailleurs se demander à quoi servait cette obligation, si ce n’est pour entretenir le contrôle du corps des femmes par le corps médical en les déresponsabilisant. Or un véritable accompagnement consisterait à valider, soutenir le choix et la décision de la personne, quel qu’il soit.
Ces médicaments sont toujours délivrés par un personnel médical (sages-femmes ou médecins) conventionné par l’hôpital de référence – même si cette loi permet maintenant que ce soit en téléconsultation. Cependant, si on prend l’exemple de l’Aveyron, ce sont seulement neuf sages-femmes et médecins qui sont conventionnés pour les IVG médicamenteuses. Il est par ailleurs compliqué de trouver un hôpital qui accepte de pratiquer les IVG chirurgicales au-delà de 10 semaines de grossesse, et il n’existe aucun centre médical qui pratique ce type d’IVG avec une simple anesthésie locale. Il faut donc aller jusqu’à Rodez (12 semaines de grossesse), Toulouse ou Montpellier (14 semaines).
Enfin, les sages-femmes auraient également la possibilité – après formation – de réaliser des IVG chirurgicales en hôpital ou en établissement de santé avec une simple anesthésie locale, et donc sans anesthésiste. Cependant, l’ouverture de cette pratique aux sages-femmes en centres de soins répartis sur tout le territoire prendra encore quelques années et dépend aussi d’un autre enjeu de taille. Cette fois c’est avec les anesthésistes que le rapport de force va se jouer puisqu’ils devront accepter de « lâcher » l’anesthésie locale, qui peut très bien se faire sans eux… et donc à moindre coût. Mais une sage-femme que nous avons contactée, témoigne : « Si la loi ne les oblige pas, ça m’étonnerait que ça se fasse ! »
L’avortement, source de tensions
Comment les rapports de pouvoir exacerbés au sein du milieu médical finissent-ils pas verrouiller l’offre de soins pour les femmes qui ont recours à l’IVG ? Un anesthésiste – à la retraite – nous confie : « Quand on pratique les IVG, on est mal vus par les collègues, voire méprisés… C’est un acte simple, ce n’est pas technique et encore moins rémunérateur… C’est le sale boulot, les avortements ! ». L’IVG est loin d’être valorisée de manière générale : ce n’est pas rentable, ce n’est pas pathologique, ce n’est pas du défi, ce n’est pas du lourd… Finalement, c’est un acte ordinaire, auquel a recours une femme sur trois.
Parce qu’avant de considérer le droit des femmes à disposer de leur corps et de leur avenir, le personnel médical, manquant de formation, se débat avec ses propres représentations.
Ainsi, la revendication de la « double clause de conscience »(3) permet à certain·es gynécologues (30% – d’après le syndicat national) de ne pas pratiquer les avortements là où la répartition du travail entre praticien·nes est plus que vitale : entre 2003 et 2013, ce sont 130 centres pratiquant l’IVG qui ont fermé en France, faisant de l’accès à l’IVG un véritable problème de santé publique. Dans ces conditions, ce qui est en jeu c’est le burn-out des professionnel·les qui réalisent des IVG à longueur de journées… alors qu’il leur faudrait pouvoir accomplir leur mission de soin dans son ensemble.
En terme de comparaison, la loi suédoise ne reconnaît pas de « clause de conscience » spécifique à l’IVG. En 2014, le tribunal du travail statuant en appel a même rejeté la demande d’une sage-femme qui, ayant fait part de son refus de participer à un avortement, n’avait été embauchée dans aucun des trois hôpitaux d’un département suédois. Le responsable du comité d’éthique de l’équivalent de l’Ordre des médecins a estimé que, s’agissant de l’éventuelle reconnaissance d’une clause de conscience, « un médecin qui ne veut pas pratiquer d’avortement doit choisir une autre spécialité que la gynécologie ou l’obstétrique (4)». Et ça paraît tellement tomber sous le sens !
En France, cette « double » clause de conscience ne fait que renforcer l’idée qu’il s’agit d’un acte médical « à part ». Et si encore en 2018, l’actuel président du syndicat des gynécologues Bertrand de Rochambeau se permettait de qualifier l’IVG de crime dans une interview, en affirmant tout haut « nous ne sommes pas là pour retirer des vies »(5), on imagine bien ce que d’autres peuvent penser tout bas.
Miser sur les sages femmes ?
Alice Bocquentin, dans son mémoire d’études de sage-femme, dresse le constat suivant : « Les sages-femmes orthogénistes interviewées [sont] majoritairement favorables à l’intégration de l’IVG instrumentale à leurs compétences. Elles se définissent elles-mêmes comme praticiennes aptes à réaliser ce geste, dans un objectif d’amélioration de l’accès à l’IVG pour les femmes et de prise en charge globale de la femme tout au long de sa vie génésique. Accorder cette pratique aux sages-femmes pourrait permettre d’accroître l’offre de soin des IVG instrumentales en constante diminution depuis 2001, et ainsi d’élargir le choix de la méthode pour les femmes. L’introduction d’une profession traditionnellement associée au parcours gestatif pourrait consolider l’image de l’IVG comme faisant partie intégrante de la vie des femmes. »(6)
Cependant, jusqu’à ce jour seuls les hôpitaux de Paris et de trop rares pôles médicaux (Montpellier par exemple) se sont montrés volontaires pour former les sages-femmes aux IVG instrumentales. Il s’agit maintenant de voir comment les structures médicales se saisissent de la loi de mars 2022 (qui n’oblige à rien) pour multiplier les lieux d’accueil et les personnels médicaux formés.
En Occitanie, le Réseau REIVOC essaye de favoriser l’accès à l’IVG et notamment médicamenteuse. Cette association de médecins, gynécologues et sages-femmes travaille à la mise en place des échanges entre acteurs de soins non hospitaliers et hospitaliers pour la réalisation des IVG hors établissements de santé, ainsi que pour l’amélioration et la prévention de la prise en charge des grossesses non désirées. Illes forment les sages-femmes, et les médecins. Mais illes s’adressent également aux femmes, leur garantissant une prise en charge de qualité..
Lors d’une consultation médicale, un accueil de qualité nécessite une écoute inconditionnelle, la transmission d’une information juste, complète et relative aux droits afin que la personne puisse faire un choix le plus éclairé possible, et enfin offrir la possibilité d’un accès aux soins adapté à la situation de la personne.
Mais quand il s’agit d’IVG, il s’avère parfois difficile de retrouver toutes ces conditions réunies. Les défauts ou même les difficultés d’accès à cette information et à ce parcours de soins privent les personnes du droit fondamental à disposer de leurs corps et peuvent les amener à se retrouver hors des délais légaux pour avorter. Et là comme ailleurs, la pénalité est proportionnelle aux problèmes d’argent : comme les privilèges se cumulent, les galères se cumulent…
Maintenir un rapport de forces
« Avorter, c’est le plus politique des droits des femmes, car c’est celui qui conditionne l’égalité » nous dit Geneviève Fraisse (7), philosophe de la pensée féministe.
Pourtant, en Allemagne, cela reste aujourd’hui très compliqué de se faire avorter : l’entretien préalable obligatoire dans un centre agréé pose problème, puisque ces centres sont très rares sur le territoire, et par exemple en Bavière, il n’y en a aucun…. En Italie, ce sont 70 % des médecins qui revendiquent leur clause de conscience et refusent de pratiquer les IVG. En Hongrie, Victor Orban vient de faire inscrire dans la loi que la « vie humaine est protégée depuis la conception ». En Pologne, l’avortement est interdit depuis deux ans, même en cas de malformation du fœtus, alors que cela concernaient 90 % des IVG.
L’avortement est donc bien un enjeu de luttes. À l’heure où les lobbies « pro-vie » gagnent du terrain, il faut rester combatives, revendiquer que « mon corps m’appartient » afin que chacune puisse faire valoir le choix qui la concerne, en toute autonomie et en dehors de toute considération morale.
texte : Sand et Soro / Illustrations : SZ
1 : La semaine d’aménorrhée (SA) débute au premier jour des dernières règles. L’aménorrhée correspond à l’absence des règles ou menstruations. Quant à la semaine de grossesse, elle débute à la date supposée de la fécondation, en général deux semaines après le début de l’aménorrhée.
2 : Au delà de ces délais légaux d’avortement, l’Interruption Médicale de Grossesse peut-être pratiquée pour des raisons médicales concernant le fœtus ou la mère, sans restriction de délai.
3 : Cette disposition légale, doublement spécifique pour l’IVG, permet à un médecin de refuser de pratiquer un acte médical allant à l’encontre de ses convictions personnelles ou professionnelles, tant que la santé ou la vie de la patiente n’est pas en danger.
4 :« Non à la reconnaissance d’une liberté de conscience » (Nej till samvestfrihet) le « Journal du Médecin » (Läkartidningen), 9/10/14.
5 : Dans l’émission Quotidien, sur TMC, le 11/09/18.
6 : « L’IVG instrumentale, future compétence des sages-femmes ? : positionnement de sages-femmes orthogénistes », Gynécologie et obstétrique. 2019.
7 : À côté du genre, Sexe et philosophie de l’égalité, PUF, mars 2022
L’IVG médicamenteuse, utilisée dans 72 % des cas*, consiste à prendre deux comprimés à intervalle de 24 à 48h. Le 1er est destiné à interrompre la grossesse, favoriser les contractions et permettre l’ouverture du col de l’utérus. Le 2ème conduit à l’augmentation des contractions expulsant l’œuf et permettant le retour des règles. L’avortement se traduit par des saignements et survient dans les 3h à 72h. L’avortement est aussi douloureux ** que de fortes règles et des anti-douleurs efficaces type anti-inflammatoire devraient (ils ne le sont pas toujours) être prescrits systématiquement. Entre sept et dix jours plus tard, une visite de contrôle (avec une prise de sang ou échographie parfois) doit être effectuée pour s’assurer de l’interruption de la grossesse.
L’IVG instrumentale ou chirurgicale (28% des cas) est un avortement avec aspiration de l’œuf à l’aide d’une canule introduite dans le col de l’utérus et reliée à un système d’aspiration. Ce type d’IVG est réalisée en établissement de santé (centre hospitalier, clinique, centre de santé) et peut être pratiquée sous anesthésie générale ou locale. Dans les deux cas, l’hospitalisation ne dure que quelques heures.
* Rapport de la DREES (Direction de la Recherche ; études, de l’évaluation et des statistiques), septembre 2021.
** C’est très variable selon les femmes, et le contexte. La question de la douleur est à prendre en compte de manière particulière pour chaque personne.
Tant qu’il y aura des délais, il y aura des exclues
Aujourd’hui le Planning Familial propose une cagnotte pour apporter une aide concrète tout en continuant de défendre l’abrogation du délai légal de l’IVG et un accès réel à l’avortement pour toutes. Parce qu’il est inacceptable que l’avortement soit une question d’argent. Parce que tant que nous ne disposerons pas de nos corps librement cette caisse de solidarité sera indispensable. Parce que la lutte pour l’accès à l’avortement n’est pas finie !
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