Numéro 7 régional

Cahier de vacances du plateau insoumis

À cheval sur trois départements, la Creuse, la Corrèze et la Haute Vienne, la montagne limousine regorge d’associations et de collectifs en tous genres. De Pivoine, structure d’éducation populaire, aux Champs des possibles, qui défend forêts et biodiversité, en passant par l’épicerie ambulante du magasin général de Tarnac ou la coopérative historique Ambiance bois, ce coin est depuis longtemps un vivier de militant·es. Depuis mon retour à la terre en Aveyron, je les observe de loin, toujours admirative de tout ce qu’ielles mettent en place. Certes, l’herbe est toujours plus verte ailleurs, mais sur le plateau ielles multiplient les formes d’organisation collective tous azimuts. Et moi, les formes d’organisation collective, ça me passionne. Or depuis quelques temps, j’entends parler du « syndicat de la Montagne Limousine », sans comprendre vraiment ce que c’est…

Ça tombe bien, fin juillet le syndicat organisait son camp d’été. Trois jours de rencontres, d’ateliers et de discussions, l’occasion pour moi de m’y rendre, carnet sous le bras et des interrogations plein la tête. J’arrive donc au lac du Chamet où un ancien village-vacances du comité d’entreprise d’EDF est occupé par quelques personnes qui nous y accueillent. Le décor est planté : des arbres, des barnums, un chapiteau, des toilettes sèches, une cantine, un bar et de magnifiques spots de baignade.

Entrée en matière

La première matinée est consacrée à la plénière d’ouverture avec la présentation du syndicat de la Montagne Limousine. Sa création s’inscrit dans une tradition bien ancrée ici : échanger et faire ensemble. Des assemblées d’habitant·es au comité Montagne, de la réflexion pour se saisir des enjeux locaux (aménagements, services publics, gestions des ressources naturelles) à la volonté de rester en lien avec les luttes d’ailleurs, mais aussi au fil des réunions, des fêtes de la Montagne Limousine (1) et des mobilisations ponctuelles, le besoin s’est fait sentir de se structurer, et de travailler sur une question centrale : « que veut dire habiter la Montagne Limousine » ?

Le syndicat a été créé formellement en septembre 2019. Il se définit comme un outil à l’initiative d’habitant·es pour « relocaliser l’usage des ressources du territoire ; permettre l’accès à la terre et au logement ; défendre les infrastructures existantes ; s’organiser, face aux violence du système, de l’économie et à l’arbitraire administratif ; mettre en place un droit d’asile local ; mettre un terme, à l’échelle du territoire, à la destruction du vivant » (2). Plus concrètement, le syndicat se décline en différents groupes de travail : agriculture, eau, éducation, énergie, exilé·es, forêt, juridique, logement, mobilité, solidarité et autonomie alimentaire et soutien psy.

La présentation n’est pas tout à fait finie. Mais quelques gouttes de pluie dispersent l’assemblée. En aparté, je questionne un membre du syndicat sur leurs effectifs : « Ben on sait pas trop, dans le groupe de suivi on est 20, je dirai qu’on est 40 actifs et actives et puis du côté des proches, des sympathisant·es on pourrait dire entre 100 et 200 personnes ». Quant à la façon d’intégrer l’organisation, la réponse est elle aussi évasive : « Euh… disons que c’est autoproclamé ». Ce n’est pas hyper précis, mais ça donne une idée. Et puis j’ai encore deux jours et demi pour comprendre ce qu’est ce syndicat…

La justice transformative

L’après-midi je participe à un atelier animé par deux personnes du Planning Familial de la Corrèze. Elles nous présentent le travail mené depuis deux ans sur l’accueil et l’accompagnement des auteurs de violence. Elles nous expliquent que pour leur association, accueillir des agresseurs a été une décision difficile à prendre, un bouleversement, que les contours de leurs interventions sont encore en mouvement, qu’elles cherchent, qu’elles expérimentent et qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions, pour transmettre. J’aimerais en savoir plus. Des agresseurs j’en connais, je les côtoie malgré moi. Il est arrivé qu’eux-mêmes ou leur entourage me demandent conseil pour savoir quels outils mettre en place pour que « ça n’arrive plus ». À chaque fois je me suis sentie coincée car des outils je n’en ai pas, je ne sais pas quoi faire de cette question. À la fois, je me dis que je n’ai pas de temps à consacrer à ces personnes, que les mecs cis (3) n’ont qu’à s’en occuper eux-mêmes, et qu’une fois de plus c’est aux femmes à qui on demande de prendre soin des autres. Et en même temps, si des mecs cis s’organisaient pour accompagner des agresseurs, sans associer des féministes à la réflexion, je trouverai qu’ils manquent sérieusement d’humilité. Bref, dans ma tête c’est l’impasse.

Après cette présentation on passe à un jeu de positionnement, pour amorcer une réflexion sur les enjeux de la justice transformative. On imagine une ligne au sol et on doit se positionner d’un bout à l’autre de la ligne, en fonction de ce qu’on pense. Par exemple on part de l’affirmation : « Une victime ne devrait surtout pas rencontrer son agresseur dans un processus judiciaire : tout à fait d’accord ou pas du tout d’accord ? ». Après un temps de réflexion, on se positionne, aux extrémités, au milieu, où on veut, puis on discute de pourquoi on est en accord ou pas. En fonction des arguments des un·es et des autres, on peut bouger sur la ligne. On retente l’expérience avec : « L’avis de la personne victime devrait toujours être demandé sur la peine » ou bien « les personnes qui rendent justice devraient toujours être extérieures à la situation ».

Après ce jeu de positionnement et un cercle de parole, il est 18h ; on est exténuées, on fait l’impasse sur les lectures de textes et on va boire une bière.

Foncièrement déterminé.es

La matinée du deuxième jour, je participe à une discussion sur le thème de la création d’une foncière. C’est à dire une structure qui pourrait acquérir des terres agricoles. La discussion se fait en présence de la Confédération Paysanne, l’Addear et Terre de liens, ainsi que deux associations locales qui travaillent plus spécifiquement sur la question de la forêt, « Forêt En Vie » et « Haut les cimes ». Selon la Conf et l’Addear, la principale problématique rencontrée dans les accompagnements à l’installation de nouveaux paysan·nes, c’est que les offres de foncier ne correspondent pas immédiatement à ce que cherchent les porteurs de projets. Les fermes qui se libèrent comptent des dizaines voire des centaines d’hectares, alors que bon nombre de futur·es paysan·nes recherchent plutôt des petites unités, par exemple une ferme avec quelques hectares. D’autre part, une menace plane : Lagardère, Bouygues et d’autres grands groupes capitalistes n’hésitent pas à investir dans le foncier : c’est un placement sûr, avec la possibilité d’y déployer biocarburants et énergies renouvelables qui sont actuellement aussi rentables que tendance. Donc, à moins que l’humain se nourrisse de panneaux photovoltaïques, il faut trouver des moyens de préserver des terres à destination de l’alimentation humaine.

Dans la file d’attente de la cantine, assiettes et couverts à la main, les discussions vont bon train. « Mais L’I.A. c’est le rêve de Leibniz ! ». J’essaie de suivre la conversation, les deux locuteurs sont passionnés par leur sujet. Je n’interviens pas, j’ai plutôt l’habitude de parler des bonnes conditions pour faire pousser les courgettes. Pendant le repas, je me dis que je n’ai peut être pas le niveau requis pour participer à ce genre de camp, un peu lasse, un peu contrariée, je sèche la pièce de théâtre sur la garde à vue et je vais piquer une tête dans le lac.

Accueillir des exilé·es

Dans l’après midi a lieu une discussion sur l’opportunité de créer un « Organisme d’Accueil communautaire et d’Activité Solidaire » (OACAS). Cet agrément, créé sur mesure pour les communautés Emmaüs, permet l’accueil inconditionnel des personnes quelle que soit leur situation administrative. Les lieux qui veulent devenir des OACAS doivent respecter trois conditions : avoir une forme de vie communautaire, proposer un travail dans le secteur de l’économie sociale et solidaire, assurer le suivi et l’insertion des personnes accueillies. Actuellement sur la Montagne limousine, il y a neuf lieux d’accueil pour les exilé·es. La création d’un OACAS permettrait d’impulser une coordination entre ces lieux, de proposer aux exilé·es des activités rémunérées et de leur verser une allocation de solidarité. La volonté forte de s’organiser et d’améliorer les condition d’accueil est là, reste à voir concrètement quelles activités rémunératrices il est possible de proposer.

Le fond et la forme

Après deux journées de discussion, ateliers et réflexions, nous voilà prêt·es pour aborder une question ardue : le syndicat veut-il devenir une contre-institution ?

Dans un premier temps, des élu·es témoignent de leur expérience au niveau communal, intercommunal et régional. Ils nous parlent de leurs marges de manœuvre qui sont faibles, et du temps nécessaire pour prendre en main des thématiques parfois très techniques. L’un deux parle de la « double besogne » de l’élu·e : défendre des droits au quotidien en composant avec les institutions et les règles existantes, et œuvrer à une émancipation globale. S’ensuivent quelques interventions sur le cordon ombilical qui relie les collectivités à lÉtat. Celles-ci ont leurs propres organes décisionnaires, leurs propres élus, mais c’est l’État qui définit leur budget global de fonctionnement. Alors quelles marges de manœuvre a-t-on localement ? Aux côtés des élus ou non, quelle est la place du syndicat dans l’action publique locale ?

« Et si dans dix ans je dois me mobiliser contre une décision du syndicat ? » lance quelqu’un, sur un ton provocateur. Ça y est, on y arrive, à la question de l’institutionnalisation. Lors de plusieurs interventions, des allusions ont été faites au « camp du flou », par des personnes que j’identifie comme actives au sein du syndicat. Un membre du syndicat (ou un proche du syndicat) prend la parole et met les pieds dans le plat : « Depuis le début du camp d’été, j’ai entendu une première fois ce terme « le camp du flou », ça ma fait marrer, puis deux fois, puis trois fois, et là je sens qu’il y a un nœud ». Effectivement. Le débat est lancé, et les questions fusent : comment intégrer de nouvelles personnes dans le syndicat sans qu’elles remettent en question tout le travail durement accompli depuis trois ans ? Quelles sont les modalités d’intégration de ces nouvelles personnes ? Doivent-elles être cooptées ? Comment ouvrir plus largement pour agrandir les rangs et faire en sorte que les personnes actuellement très actives trouvent du relais ? Ne fautil pas formaliser les choses ? « Montrer où est la porte pour que des personnes puissent l’ouvrir et rentrer dans le syndicat », insiste une personne. Est-ce que formaliser l’organisation du syndicat signifierait se bureaucratiser ? Mais « sans forme, c’est le pouvoir à l’initiative » poursuit-elle ! Et en même temps, quelle place laisser à la spontanéité ?

Enfin ma question préférée : « Comment faire du syndicat une institution révolutionnaire c’est à dire une institution partagée et pérenne qui porte en elle les moyens de sa transformation ? »

Ouah, j’ai la tête qui tourne. Et puis une personne prend la parole, change de sujet et nous fait redescendre de ces problématiques de chercheur en sociologie des organisations : « Moi j’aimerais parler du camp de l’urgence ». Silence sous le chapiteau. « Je ne pensais pas voir le réchauffement climatique [elle doit avoir un peu plus de 60 ans]. Et pourtant on y est, après les sécheresses de cet été viendront les pluies et les tempêtes à l’automne. Les ressources énergétiques deviennent inaccessibles. Comment on va faire cet hiver quand la bouteille de gaz sera trop chère ? Sera-t-on capable d’organiser des cantines pour nourrir tout le monde ? ». Elle fait flipper. Elle a raison. Mais on sait déjà faire pas mal de choses en solidarité et en collectif. Et d’un coup je me sens moins à côté de la plaque avec mon savoir faire dans la culture des courgettes. Les discussions s’arrêtent là pour le moment, c’est en plus petit comité que les membres du syndicat décideront (ou pas) d’une évolution de leur organisation.

Fin de partie

En cet fin de dimanche après-midi, l’assemblée est un peu plus clairsemée que le premier jour. Il faut dire que quelques un·es ont fait le marathon des ateliers (et des veillées), et la fatigue commence à se faire sentir. Pour clore le camp d’été, les gentes de la Coopérative Intégrale du Haut Berry ont préparé un temps de discussion conséquent sur la thématique : « Comment faire du lien entre nos territoires ? » C’est un peu flou, on ne sait pas de quels « territoires » on parle. Chacun·e peut imaginer que cela concerne sa ferme collective, son village ou une autre zone géographique délimitée par des éléments naturels. Mais peu importe. On se sépare en quelques groupes thématiques (mobilité, eau, soutien, agriculture). L’idée est de lister les bonnes idées (la toto école (4) du Haut Berry, le groupe de soutien juridique du plateau) pour les mutualiser. Il n’y a pas vraiment de conclusion, l’idée est de rester en lien, et pourquoi pas de co-construire le prochain camp d’été.

Il faut ranger maintenant, démonter chapiteau, tentes et barnums. Au bar, le fût de bière est presque vide. On met deux trois chansons entraînantes. Je suis partagée entre la joie d’être avec des camarades, le pessimisme devant l’ampleur de la tâche (mettre fin au capitalisme) et la nostalgie de fin de colonie de vacances. On prend un dernier repas ensemble, on s’échange e-mail et 06 dans des carnets ou au creux de la main. On se dit salut, bon courage, on se donnera des nouvelles. Et quelqu’un glisse en souriant : « Et si on montait des syndicats un peu partout ? »

1 : Fête annuelle rassemblant tout un tas d’initiatives de la Montagne Limousine, le dernier week-end de septembre, depuis 2015.

2 : Plus d’infos sur www.syndicat-montagne.org

3 : Personne assignée homme à la naissance et qui se reconnaît dans ce genre.

4 : Auto-école associative

Texte : Cécile – Illustrations : SZ