Numéro 7 régional

LES PETITES MUSIQUES DE LA NUIT – Musick to Play in the Dark

Des premières notes dans les grottes au son industriel du groupe Coil, errance nocturne et hallucinée à travers les mondes engloutis.

Y aurait-il fort à parier que la musique serait née la nuit ? On aurait envie de dire oui. Dans l’obscurité, celle des grottes et des cavernes dans lesquelles vivaient alors celles et ceux qui, les premier·es, ont joué avec les sons. Des préhistoriens se sont penchés sur les « paysages sonores » de plusieurs grottes et ont établi de fortes corrélations entre lieux de résonance en leur sein et lieux de peinture, induisant que chant et acte de peindre étaient fortement associés. De nombreux instruments ont été découverts dans plusieurs sites préhistoriques, la plus ancienne datation sur un sifflet en os datant de 35 000 ans. On chantait en peignant dans le noir, faiblement éclairé par une torche ; arts des ténèbres autour d’une flamme. Ne chantait-on alors que dans les obscures cavités, ou le faisait-on aussi en plein jour, auquel cas les chants nocturnes étaient-ils différents des diurnes ?

Quoi qu’il en soit, la musique est collée à la nuit, y est intrinsèquement liée. Et si s’appuyer sur l’Histoire peut sembler ici un peu scabreux, c’est juste un point de départ pour servir un propos, et surtout une allégorie. La musique est sortie des ténèbres, et c’est de là qu’elle émane et rayonne. Les musicien·nes en parlent tout le temps, invoquent la nuit, la scrutent, la traversent, l’appellent, l’explorent. Rêves, cauchemars, insomnies, clairs de lune, peurs nocturnes, obscurité, croyances, tout cela a été abordé en musique.

Du classique au post-punk, jusqu’à Coil

Évidemment on pense à la Petite Musique de Nuit de ce bon vieux Mozart, à Chopin et ses Nocturnes, à Une nuit sur le Mont Chauve de Mussorgsky. Ou au Clair de Lune de Debussy, au Nocturnal after Dowland de Britten, à Come Heavy Sleep du même Dowland.

Plus proches de nous dans le temps, ce sont surtout les romantiques modernes, dont les gothiques, qui s’y sont plongés à corps perdus, nageant dans les ténèbres, se drapant de noir. Bela Lugosi is dead (1) déclarait Peter Murphy du groupe Bauhaus, qui chantait aussi In the Night,The Three Shadows, Who Killed Mr Moonlight, ou Hollow Hills. Ombres et lumières invoquées.

La scène cold-wave a beaucoup joué sous l’influence de l’obscurité. Ainsi que les musiques dark folk, batcave, indus, post-punk, noise…

Et s’il y a un groupe qui y a consacré une bonne partie de son œuvre, c’est bien COIL.

Peter « Sleazy » Christopherson (instruments, électroniques, production) et John Balance (voix), duo sur scène et couple dans la vie, fondent COIL à Londres en 1982, sortant du giron de Genesis P-Orridge, parrain·e de la scène industrielle et expérimentale avec ses groupes Throbbing Gristle et Psychic TV, dans lequel les deux de COIL ont fait leurs armes.

Ils enregistrent leur premier album, How to Destroy Angels, en1984 ; un vrai disque de musique industrielle et rituelle pour l’accumulation de l’énergie sexuelle masculine, tel qu’il est stipulé sur la pochette. Une flopée d’albums suivra, jusqu’en 2004, date de la mort de John Balance, à l’âge de 42 ans, des suites d’une très longue addiction à l’alcool.

Leur discographie est vaste et complexe à cerner, tant ils ont brouillé les pistes et varié les plaisirs, utilisant d’autres noms et développant des projets parallèles. Ils explorent la répétition, la staticité, la violence, ne se limitent en rien. En cours de route, ils feront même une incursion dans la techno avec Love’s Secret Domain (1991), une techno à leur façon, sensuelle et éthérée, déréglée et robotique, toujours sur le fil.

Un album sorti des ténèbres

Le dyptique Musick to Play in the Dark (Volume 1 sorti en 1999 et Volume 2 en 2000) célèbre l’obscurité, la nuit, le sommeil, placés sous le signe de la lune. Car il n’y a pas d’obscurité sans lumière, et surtout pas de lumière sans obscurité ; c’est elle la matrice.

Leur musique nécessite une attention particulière. Intemporelle, elle est troublante et perturbante, génératrice d’étrangeté. Tout à tour douce, minimaliste, enveloppante de psychédélisme ésotérique, ou violente, acide, oppressante, occulte.

Dans Musick to Play in the Dark, c’est un peu tout à la fois. Les morceaux, généralement longs, jouent avec nos sens, s’amusent du temps, broient nos repères, comme le font les drogues psychédéliques et hallucinogènes dont COIL était friand, en témoigne l’album Time Machines, totalement dédié aux psychotropes.

L’électronique, comme dans les précédents albums, y côtoie certains instruments traditionnels ; piano, percussions diverses, enregistrements de terrain… Dans l’album The Remote Viewer c’est la cornemuse qui s’invitait, les gongs dans How to Destroy Angels, la guitare espagnole dans Love’s Secret Domain, la liste est longue…

Avec les synthétiseurs analogiques et la découverte des synthés modulaires, le groupe explore les drones et les bourdons, compositions statiques utilisant des sons tenus et d’infimes variations, s’inspirant des travaux de La Monte Young ou d’Éliane Radigue (2). COIL se rapproche ainsi de la musique sacrée ou méditative, en acquérant, dixit Balance, « un vrai sentiment de non corporéité ». Psychédélisme et spirituel se rejoignent ici encore, l’objectif étant de s’écarter de l’espace temporel. Sortir du corps, sortir du temps. Pour cela, Balance et Christopherson, ainsi que bon nombre de leurs camarades de cette scène, utilisent sans limites les drogues et les voyages psychiques, spirituels, ésotériques : tout ce que l’on peut regrouper sous le nom de la « magick ».

Associée aux éléments psychoactifs et à l’occultisme, la musique leur permet d’atteindre une forme altérée de la pensée, une transgression psycho-acoustique.

Il faut aussi dire qu’on a affaire à une musique de rupture, faite de collages, d’accidents, de répétition, de déformation des signaux, d’anti-technicité. Elle s’oppose même aux dernières musiques « révolutionnaires » de l’époque, le punk étant considéré par les gens de COIL comme encore trop classique, trop technique.

Voilà ce qu’en dit David Keenan (3), auteur d’England Hidden Reverse – Coil, Current 93, Nurse With Wound : « La musique noise et industrielle appartient à la nuit tout comme la pop est la musique du jour. Alors que la musique pop est en quelque sorte la bande-son des heures de bureau et de la consommation, la noise fournit un habillage à la nuit qui facilite les activités transgressives, libère les personnalités réprimées et brouille les longueurs d’onde émises par la réalité consensuelle ».

La volonté première de COIL est de s’affranchir des carcans sociaux, politiques, religieux et culturels, afin de pouvoir plonger à l’intérieur de soi, en profondeur. D’où un violent rejet des valeurs normatives, dont celles du catholicisme classique et du christianisme, doublé d’un intérêt pour les croyances plus anciennes et enfouies, païennes. L’occultisme, associé à l’usage rituel de multiples drogues (avec beaucoup d’excès), avait pour eux les vertus d’accéder à un autre niveau de conscience, libérateur, tout en se frottant aux démons de l’âme.

Une chauve-souris dans l’enceinte

À l’époque de Music to Play in the Dark, John Balance traverse une longue période de dépression alcoolique autodestructrice. Christopherson travaille beaucoup, comme l’ont souvent fait les COIL, avec des membres « temporaires » tels que Drew Mc Dowall, collaborateur de longue date, et Thighpaulsandra, du groupe Spiritualized, qui apportent énormément au son.

Pour Balance, ce disque est un moyen psycho-magique de se débarrasser de la peur infantile du noir, en s’y immergeant de façon cathartique. Les deux compères sont fascinés par le Soleil Noir, « une obscurité rêveuse qui mène au district de la Lumière Noire » (4). Quant à l’exploration lunaire, elle avait déjà commencée avec la série d’enregistrements regroupés sous le titre de Moon’s Milk (in four phases). Le groupe avait coutume d’enregistrer de la musique aux moments d’équinoxe ou de solstice, se calant sur les mouvements du soleil et de la lune.

En écoutant Musick to Play in the Dark, on peut parfois avoir la sensation de la chute lorsqu’on s’endort, réveillé en un mouvement brusque et désorienté, allongé au milieu de nulle part. Dans le premier titre, Are You Shivering ?, une voix bégayante récite : « Je m’allonge et frissonne dans ta rivière d’argent / Dehors coule la dernière goutte de ce fluide vital… C’est de la musique de lune ». Vient ensuite Red Birds Will Fly Out of the East and Destroy Paris in a Night, qui, avec ses synthés tournoyants, se place dans la lignée des grands disques de musique cosmique allemande, Tangerine Dream en tête, avec une acidité en plus. Strange Birds et ses crépitements pourrait faire penser aux oiseaux d’Hitchcock cachés dans le grenier, menaces aériennes soutenues par les chiens de l’enfer hurlant dans une luxuriance inquiétante. The Dreamer is Still Asleep, bien qu’un chouilla plus enjoué n’en évoque pas moins le monde du sommeil et les rêves, tel une berceuse nihiliste. Something, c’est la folie qui rôde, dans un chuchotement obsédant porté par les vents solaires électroniques. Tiny Golden Books passe des antres de la terre à la pleine lumière lunaire, on en sort sonné. Ether, c’est l’état végétatif, la mort, mais aussi la défonce, avec son piano entêtant et sa voix passée à la moulinette qui finit par répéter en boucle « To turn my mind off » : pour éteindre mon esprit. Paranoid Inlay passe presque pour une ballade au milieu de tout cela, mais une ballade parano. Dans Where Are You, la chanson la plus funeste, Balance s’adresse sans doute à lui-même, du plus profond de ses névroses : « Poor little ghost boy, let me be your human toy », pauvre petit garçon fantôme, laisse-moi être ton jouet humain. Puis « Batwings » clôture l’écoute, incantation granulaire et minimale, crépusculaire et hantée : « And batwings sing this limnal hymn / A wideness opening and closing to keep the darkness sealed within / A moon-piece to fetch up the golden cup ». Et les ailes des chauve-souris chantent cet hymne liminal / Une largeur s’ouvre et se ferme pour garder l’obscurité scellée à l’intérieur / Un morceau de lune pour aller chercher la coupe d’or.

Musick to Play in the Dark tremble, transpire, rampe, claque des dents. On pense à tous ces sons qu’on entend la nuit, qu’on guette, qu’on fantasme, lorsqu’on se dit que ça gratte derrière la porte.

En apnée dans les mondes engloutis, on visite autant les anfractuosités, les cryptes, les tombes, que les galaxies, les immensités nébuleuses. Les espaces s’interpénètrent, la fusion dedans/dehors opère. L’énergie circule différemment, les paradoxes se déploient en une morbidité lumineuse, Éros & Thanatos au rencard.

Le plaisir n’est pas absent, loin de là, et si l’on parvient à s’y installer, on peut même s’y lover confortablement, en une écoute profonde, « deep listening », comme le disait Pauline Oliveros (5).

Redemption song

Mais lorsqu’on aime cette musique, on peut être confronté à une problématique d’ordre philosophique, on peut être titillé, voire dérangé à quelques endroits. À savoir, que fait-on de la morbidité, du nihilisme que dégage souvent la musique dite industrielle ? Comment l’apprécier totalement et n’être pas gêné par ses ambiguïtés flirtant parfois avec l’imagerie totalitaire, la martialité, la fascination du mal, le méli-mélo ésotérique, la nostalgie fourre-tout ? Certains musiciens industriels ont poussé le bouchon très loin, dans la provoc ou les références récurrentes à des icônes fascisantes-totalitaires : Whitehouse, Boyd Rice, Sol Invictus, Death In June, etc (6). Peut-on être humaniste, de gauche, et se laisser charmer par les délires indus extra-musicaux ? La question n’est alors pas ici « doit-on séparer l’œuvre de l’artiste », mais plutôt « est-ce que ça craint vraiment ? ». Certains analystes critiques se sont penchés sur cette problématique délicate. En voici quelques échos.

Susan Sontag (7), citée par S. Alexander Reed dans Assimilate : Une histoire critique de la musique industrielle (8), s’oppose catégoriquement à tout jeu avec les références totalitaires : « [Elle] se concentre sur l’idée déjà mentionnée selon laquelle l’esthétique fasciste est entachée de manière indélébile par l’idéologie fasciste, et de ce fait elle pense que toute recontextualisation de cette imagerie, même ironique, ne peut que contribuer à sa naturalisation, et donc in fine à l’oppression. (…) Pour Sontag, l’acte même d’esthétiser le pouvoir est un geste fasciste ».

David Keenan, déjà cité plus haut, se porte en faux, et écrit : « La musique industrielle et noise dans ses formes les plus abouties est au final une rédemption. Elle représente la descente implacable dans les ombres souterraines de notre passé, dans les abysses de nos désirs sexuels aveugles, dans les profondeurs de nos peurs, de nos terreurs cachées et de la violence terrible et de l’insignifiance de notre existence quotidienne. Elle tente d’assumer tout cela, en quelque sorte, tout en ne cherchant pas à le nier ou le censurer ».

Alexander Reed coupe la poire en deux : « À la question de savoir si, en se voilant la face de manière tragique, la musique industrielle fait in fine le jeu de ses ennemis, cette compréhension en profondeur permet d’éviter de se contenter d’une réponse négative pour poser une réponse plus productive. Quelle que soit la punition qui puisse en résulter, sortir du rang culturel pour assumer le statut de victime décadente du fascisme permet d’exposer au grand jour sa tyrannie. Que l’ensemble de la scène indus se comporte ainsi en commando suicide cadre d’ailleurs bien avec le penchant thématique du genre pour l’autodestruction ».

Trois points de vue idéologico-esthétiques qui malheureusement ne nous laisseront pas en paix dans nos questionnements, mais au moins nous permettront-ils de tâtonner dans ces réflexions, et de les pousser un peu plus loin, dans certains retranchements, si besoin…

Et pour corser le tout, et donner un peu plus de fil à retordre, écoutons Spinoza, à travers Gilles Deleuze : « Tout ce qui enveloppe la tristesse sert la tyrannie et l’oppression. Tout ce qui enveloppe la tristesse doit être dénoncé comme mauvais, et nous séparant de notre puissance d’agir : non seulement le remords et la culpabilité, non seulement la pensée de la mort […], mais même l’espoir, même la sécurité, qui signifient l’impuissance ». (9)

Texte : Jo – Illustration : Marjorie Calle

1 : Bela Lugosi fut l’acteur qui incarna le Comte Dracula, prince vampire de la nuit.

2 : La Monte Young (1935-) et Éliane Radigue (1932-), compositeur et compositrice majeurs de la musique minimaliste dite drone.

3 : David Keenan, England Hidden Reverse – Coil, Current 93, Nurse With Wound, éditions du Camion Blanc en 2016.

4 : Entretien avec John Balance, Unidivers, 1994.

5 : Pauline Oliveros, (1932-2016) compositrice et musicienne américaine, figure de proue des musiques minimalistes et électroniques.

6 : Groupes industriels et dark folk.

7 : Susan Sontag (1933-2004), romancière, essayiste et militante américaine.

8 : Éditions du Camion Blanc, 2018.

9 : Gilles Deleuze, Spinoza – Philosophie pratique, éditions de Minuit, 1981.

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