Drame industriel en trois lettres…
Le temps passe mais dans la mémoire, chaque événement est un sédiment. Ainsi en va-t-il de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse. 21 ans plus tard, retour sur cette journée particulière.
À Jean François Grelier (1)
C’est une ville dans la ville faite de hangars, bureaux d’études et de direction, cantine, entrepôts, locaux syndicaux, centre de stockage, camions chargés déchargés, infirmerie, salle de repos, de gardiennage. Un réseau de tuyaux de calibres différents, de fluides précieux, d’artères et veines plus complexes qu’un corps humains, de valves, robinets, coupe-circuits de toutes sortes, contrôleurs de pression… Sans Dimanche, ni vacances, ni fumée, ni bruit dérangeant, toute l’année, ça produit, à l’abri des regards indiscrets. Sur des hectares, le mur de briques – deux mètres cinquante de haut – des tessons de verre protecteurs, des caméras de surveillance, interdisent l’entrée aux intrus. Tout est sous contrôle, jour et nuit, toute l’année sous le regard bienveillant de sa tour. Cent mètres de haut, rouge et blanche, un gendarme dans le ciel.
Devant une route d’inconscience. La route d’Espagne. Chaque jour, ça roule, passe, repasse. Des centaines d’autos, de camions, vélos, motos, de bus. Des milliers de gens. Aux heures pleines, matin, midi et soir, ça bouchonne aux feux, au rond-point. Le passant passe, ignorant. L’usine est là depuis si longtemps qu’on s’est habitué à sa présence. Cent ans ou presque. Elle produit, elle consomme, elle emploie ; salariés de père en fils, des femmes aussi, des couples unis désunis, des sous-traitants; elle paie des salaires, des impôts, fait des profits, réinvestis ou pas, distribués à ses propriétaires.
D’abord loin de la ville, au début du siècle précédent, telle une étoile attractive, l’usine, solitaire, plantée dans son champ de verdure, polarise les imaginations, l’usine incarne le progrès, la sécurité de l’emploi, une idée de l’avenir. Des maisons, des bâtiments, des grandes surfaces remplacent les champs, repoussent les paysans. L’en dehors devient dedans. On habite parfois à coté les uns des autres, le même quartier. Par exemple, la cité Papus, cité de petits immeubles, puis dans les années soixante, le Mirail, vaste quartier populaire à un kilomètre à vol d’oiseau de l’usine classée Séveso. Tout le monde se connaît, il ne peut rien arriver de grave.
Un coup de tonnerre résonne soudain dans la ville. Il est 10 h 17, ce 21 septembre 2001. Un bruit monte des entrailles de la terre vers le ciel dans un grondement de feu, d’enfer, de ciment effondré, de matériaux divers expulsés avec force dans un souffle de titan qui détruit les bâtiments sur des kilomètres à la ronde. Le blast descend les rues dans Toulouse, hurle de colère dans un vent fou, implose les vitres, les fenêtres, dévaste les rues. Et quand enfin revient le silence, il pleut une lumière de particules jaunes, spectrales, un sable fin sur le noir du goudron. Partout dans les rues proches de l’usine, des maisons implosées, des silhouettes fantômes aux oreilles endormies, des cris, des râles réclament du secours. Certains en sang, aveugles ou sourds pour toujours ou pas, criblés de verre, mutilés à vie. Des zombies dans un no man’s land. Sur la rocade, ça ressemble à un bombardement avec ses blessés, ses carcasses de véhicules. Puissante, la déflagration s’entend à Montauban et Albi. Des appareils sismiques enregistrent à Strasbourg une magnitude de 3,4 sur l’échelle de Richter.
Du centre ville à la périphérie, six kilomètres au moins. De l’un à l’autre, deux mondes. Aux premiers, une atmosphère lunaire, le choc, la peur d’une violente réplique, aux seconds, le doute. On allume par réflexe les radios et les télés de flux. Il y a dix jours, on a tout vu tout de suite, les avions percutant les tours jumelles, les terroristes kamikazes, l’actualité en direct devant les téléspectateurs. Mais dans le flux, le flou persiste, personne ne montre la déflagration, on ne voit rien, on ne sait rien.
En ville, le métro dégorge, les voyageurs refluent. C’est là que serait l’épicentre de l’explosion. Mais rien ne le dit, sinon la rumeur. Ce bouche à oreille bavard stimulé par la peur. Cent mètres plus loin, elle affirme une autre version, tout aussi crédible. Place Occitane, le magasin en sous sol, une fuite de gaz assurément. La preuve, les vitres jonchent le sol, de l’intérieur vers l’extérieur et les vigiles font sortir en courant les clients. La rue s’affole, la rue est folle. Des milliers de personnes en voiture fuient le travail, désertent le centre-ville, veulent rentrer chez eux, tout de suite, quoi qu’il en coûte, aller à l’école récupérer les enfants. La panique des uns contamine les autres. Ça klaxonne, ça bouchonne. Certains quittent la ville, disparaissent de ce qu’ils pensent être la cible de terroristes. Une atmosphère d’exode s’empare de Toulouse. Sur les trottoirs, des piétons piétinent, mouchoirs sur le nez, la bouche pour respirer, se protéger. Un nuage survole la ville, un nuage parait-il pollué. Ne sortez pas implore la préfecture. Personne ne l’écoute, ne l’entend, plus rien ne fonctionne, c’est la panique totale. De toute façon, dedans, c’est dehors, il n’y a plus de portes et fenêtres à calfeutrer, le nuage est chez lui, partout. La rue Bernadette est totalement soufflée, comme le Mirail.
C’est là-bas, plus loin. Enfin une information vérifiable. Grand Paroisse, L’Onia, AZF. Trois noms dans la mémoire locale pour un seul lieu. Une explosion puissante, dix jours après les tours de New-York, les coïncidences, ça n’existe pas. Mais comment y aller, partout, c’est l’embouteillage. À moto-stop, je circule entre les autos à l’arrêt, téléphone sur l’oreille, je parle dans la radio avec Paris. Je garde le contact jusqu’à épuisement de la batterie, avant la saturation totale et la rupture du réseau. La ville est une île dans la tempête. Et dans ce cyclone, je dois garder mon sang-froid pour répondre aux questions du confrère en studio.
La Snpe (3) ? Je sais qu’elle produit du carburant pour Ariane 5, du propergol; l’Onia, c’est l’Office nouveau des intrants agricoles, autrement dit, des fertilisants, de l’engrais. Est-ce que ça explose ? Assurément ! Décrire la situation est plus facile. Voir, c’est savoir, montrer par des mots, c’est démontrer l’ampleur du drame. Il y a désormais devant moi une usine rasée, des tonnes de gravats jonchent le sol. Il y a des gens qui saignent, des corps meurtris, des cris, des pleurs, des blessés hébétés, des morts, des ambulances qui hurlent et foncent.
Après le quoi, le pourquoi. Mille rumeurs, mille explications, mille folies répétées. Rester prudent, l’erreur est humaine, l’approximation un bord du précipice. «La piste de l’accident est privilégiée à 95%». Trois jours après l’explosion, le procureur Yves Bréard gaffe devant micros et caméras. Sa logique est simple. Il veut tuer les rumeurs, expliquer l’inexplicable, rassurer. Un accident, c’est un coupable idéal qui semble fermer de possibles pistes criminelles. La réalité pourtant s’impose dans sa brutalité sauvage : 2 500 blessés, 31 morts, 5000 logements détruits. La vérité ne se préempte pas d’une phrase. C’est pourquoi, la certitude des citoyens, c’est que cet homme leur ment, qu’il les trompe, qu’il agit sur commande.
Un avion a survolé le site et a largué quelque chose disent les uns. Depuis le Mirail, il y a eu un tir de bazooka affirment les autres. Quatre fuyards dans une auto auraient été d’ailleurs contrôlés sur la route d’Agen, des islamistes ? Non, c’est un arc électrique de l’usine Snpe. Ou plus encore le kamikaze tué dans l’explosion (4). Tout fait sens, tout délire est vérité cachée. La raison déraisonne totalement. L’accident industriel ? Même les ouvriers de l’usine refusent d’y croire. Dans cette entreprise, la sécurité était assurée, parole de Comité d’hygiène et de sécurité au travail (5). Une erreur humaine alors, un enchaînement de circonstances, une erreur de gestion, de manipulation, du chlore déversé par erreur sur le nitrate d’ammonium dans le hangar 221, de conservation du stock dans une ambiance d’humidité par le sol, le toit ? Faut le prouver ! Pas facile puisque tout est pulvérisé, détruit. Et qu’une fois le site nettoyé par AZF, officiellement pour le sécuriser, les policiers ont pu enfin travailler à rechercher l’origine du drame.
Pourtant, tout le monde a besoin de savoir. Quoi précisément? Si le nitrate d’ammonium, ça explose sans feu ? L’Histoire répond oui depuis l’accident de Faversham au Royaume Uni en 1916. La France aussi avec les accidents de Miramas 1936, puis 1940. Mais dans ce cas, il y a eu un incendie avant que 240 tonnes sautent. Pour chacun des 40 cas en cent dix ans d’accidents, il y a d’ailleurs une explication simple. Le feu, l’eau, le fuel, la vapeur, etc. Ici, pas de flammes, mais une combustion lente, activée par un processus physico-chimique, même dans l’hypothèse de l’arc électrique. Paul P, un expert l’explique au procès : « il suffit d’un incendie, couplé à 0,2% de matière organique, une simple poussière ( ou un copeau ) suffirait à entraîner une explosion ».
Les experts, il y en a de toute sorte: détoniciens, chimistes, spécialistes des explosifs, etc. Des pros et des anti accident. Des salariés d’institutions, d’entreprises, et des indépendants. En théorie, ils savent tout d’une matière. Ils sont pointus, affirmatifs, ils rassurent ou inquiètent, ils se contredisent souvent, ils émettent des hypothèses techniques complexes à comprendre pour les victimes, les journalistes, ils soutiennent mordicus des thèses, ils minimisent ou majorent l’ampleur des risques, ils contrôlent parfois eux-mêmes des sites Sévéso, ils délivrent des conseils, des autorisations, les conditionnent à des améliorations techniques, les retirent rarement. Au tribunal, ils font autorité, on attend d’eux des certitudes scientifiques, en clair une vérité solide, biblique. Mais avec leur jargon et notre ignorance, ils compliquent tout, même ce qui paraît évident. La forme du cratère, le sens de propagation de l’explosion, ils se dénigrent entre eux. « Les produits utilisés ne correspondent pas à la réalité du site » dit l’un d’eux. « L’échelle des expériences n’est pas probante » affirme un autre. On pointe du doigt l’organisation du travail, la circulation des déchets dans l’usine, la maintenance des installations, le système de surveillance, le contrôle administratif des installations par la tutelle étatique, la précarité des intérimaires, leur formation insuffisante, etc. Comme dit l’un d’eux, le citoyen désorienté « cherche encore l’étincelle » malgré trois procès. En effet, à chaque étape judiciaire, les parties civiles et les défenseurs ont défendu leurs positions initiales. Accident par négligence pour les uns, cause totalement mystérieuse pour les autres. Et responsabilité limitée pour le directeur du site, Serge Biechlin condamné à 15 mois de prison avec sursis et dix mille euros d’amende.
Aujourd’hui, l’usine est un souvenir oublié, remplacé. Dans l’hôpital qui lui a succédé, on soigne les cancers.
L’addition «Total» de l’industriel est autour des deux milliards d’euros dont 850 millions versés par les assurances. Sur place, une stèle honore la mémoire des victimes tuées dont une majorité de salariés. Un mémorial lance ses flèches d’acier vers le ciel. Le geste artistique fait toujours polémique. Plusieurs associations refusent toujours de s’y retrouver le 21 septembre de chaque année pour honorer la mémoire des disparus.
Du passé, il faut au moins tirer des leçons. C’est ce qu’on dit. «Plus jamais ça, ni ici, ni ailleurs». Le 4 Août 2020, Beyrouth aurait aimé que ce soit vrai. La ville est à son tour fracassée, défigurée par l’explosion de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium dans un entrepôt du port.
Frédéric Bourgade, journaliste retraité de Radio France / Illustrations : Ludovic Adam
1 : Jean-François Grelier était militant Lutte-Ouvrière, fondateur de l’association « sans toits ni fenêtres », porte-parole des sans voix, décédé en novembre 2016. Il est l’auteur du livre, « la catastrophe d’AZF : Total coupable »
2: La directive Seveso classe selon leur dangerosité les sites industriels présentant un caractère dangereux en raison de leurs activités.
3 : SNPE, la société nationale des poudres et explosifs. Une usine de chimie fine soumise au secret défense.
4 : Le salarié injustement accusé travaillait pour un sous-traitant d’AZF. Des élus du groupe « Archipel citoyens » ont proposé qu’une rue de Toulouse porte son nom.
5 : Lors d’une visite à Toulouse, Bernard Thibault a expliqué comprendre l’attitude des salariés CGT d’AZF attachés à leur usine mais être en désaccord sur les raisons de l’explosion.
Pertes et profits
« Continuer inlassablement la lutte pour que l’impunité de ceux qui commettent les crimes industriels soit enfin brisée » : c’est cette conviction qui a porté le livre collectif AZF/Total responsable et coupable, histoires d’un combat collectif, paru en 2018 aux Éditions Syllepse. Alors que Total a cherché par tous les moyens « d’empêcher la vérité d’advenir », eux pointent les raisons de cette catastrophe : la sous-traitance généralisée comme facteur déterminant, rappelant que la sécurité est incompatible avec la déréglementation sociale ; mais aussi la désorganisation sur le site, le manque de formation, de respect des normes de sécurité ou le « laisser-faire injustifiable des institutions publiques envers cette multinationale » en matière de contrôles notamment. Ils et elles rappellent ainsi que « la catastrophe d’AZF ne doit rien à la fatalité » et que le groupe Total a fait « primer ses intérêts économiques sur les impératifs de sécurité ». Et le milliard lâché aux victimes ne va certainement pas raisonner ses dirigeants : une perte négligeable face aux milliards de bénéfices que la multinationale engrange chaque année (13 milliards en 2021, 18 milliards sur le premier semestre 2022). Un raisonnement financier qui vaut pour tous ces groupes industriels qui font turbiner des centaines de sites Seveso en France (plus de 1300 au total), mettent en danger des millions de personnes, tout en réalisant des taux de profit historiques.