Numéro 7 régional

Anthrax

Baldwin Légitime

I

Baldwin Légitime se regarde dans le grand miroir du bureau et, satisfait de son reflet, se sourit à lui-même. Il ne doute jamais de sa force, de son influence, sorte de souveraineté implacable et meurtrière. Assoiffé de pouvoir, il est convoqué à toutes les grandes prises de décisions des milieux d’affaires, son regard acéré, son avidité attire tout un aréopage de courtisans, sorte de rapaces concupiscents. Au moindre faux pas, certains seront lynchés. Baldwin n’a aucun état d’âme, ses mains peuvent se transformer en griffes meurtrières lorsque cela est nécessaire. La vie humaine ne l’intéresse guère, seule la conquête, le pouvoir, la domination l’excitent.

La secrétaire pénétra dans le bureau pour lui dire que le responsable du service des contentieux climatiques venait de déposer un dossier d’expertise concernant les rejets des boues grises. Sur le dossier, on distinguait en lettres capitales le nom de la société de Baldwin :

«  RHENUS LENCPOU INDUSTRIE » RLI

« Encore ces écolos de merde, ces bons à rien qui viennent me faire perdre mon temps », se dit-il, énervé. « La semaine dernière c’était ce Poissard qui me menaçait au téléphone d’alerter la presse et les médias ! Il va falloir que je neutralise ces emmerdeurs avant que cette affaire ne fasse trop de bruit ». Il était excité à l’idée d’écraser ce militant écolo parasite.

Baldwin n’appréciait pas du tout qu’on lui cherche des poux dans la tête, personne ou presque ne lui résistait, « son pouvoir d’achat » était immense ainsi que les nombreuses ramifications de ses relations dans les différents ministères et grosses sociétés. Les réseaux d’Europe de l’Est lui avaient prouvé leur soutien, notamment lors des transactions de sommes colossales qu’il fallait bien détourner de l’attention des services du fisc entres autres. Si Baldwin avait besoin « d’hommes de main » pour neutraliser qui que ce soit, il savait quoi faire. Une liste de numéros de téléphone codés était inscrite sur le carnet qu’il avait toujours dans la poche de sa veste.

RLI polluait depuis des décennies le fleuve Anthrax situé à l’embouchure de la Garden Route à proximité de Comecticus, la capitale. Le seul fleuve traversant la ville de 73 millions d’habitants. Les influences magnétiques occasionnaient de graves dysfonctionnements et il n’était pas rare de repêcher dans le fleuve Anthrax des restes hybrides d’humains mi-cétacés mi-monstres aux reflets cuivrés de cadmium et de zinc.

Certains étaient morts depuis longtemps, d’autres se transformaient progressivement en composite hétérogène, sorte de putréfaction fluorescente semblable à des tentacules. Ces corps hybrides, troués de moisissures assoiffées affleuraient la surface de l’eau gélatineuse. Parfois, le reflet d’une plante galvanisée de sédiments cuivré d’uranium scintillait les soirs de pleine lune.

Le sulfate de fer resplendissait les soirs d’automne glacial et donnait du relief à ces corps flottants sans âmes, sorte de contorsion d’un désastre annoncé.

Gaston Poissard

I

 

Lorsque je me suis enrôlé dans cette ONG, c’était avant tout pour accoster des meufs. Pas assez photogénique pour attirer l’attention sur des sites de rencontre tels que Pinedor, je me suis laissé convaincre de rejoindre un mouvement de lutte pour l’environnement. C’est comme ça que j’ai intégré Bluejoy. Mes potes en étaient convaincus, les associations écolos regorgeaient de militantes chaudes comme la braise. Je devine ce que vous pensez de moi. Ça n’est pas très glorieux. C’est même franchement pathétique. Pour autant, à défaut de me taper des nanas, cela m’a ouvert les yeux sur la situation catastrophique du monde qui nous abrite et que nous détruisons, tel un cancer.

Prenez l’exemple de la famille Légitime. Leur empire illustre parfaitement la perversion de notre système. Vous avez entendu parler de la politique du pollueur-payeur ? À l’origine, cette loi devait dissuader les industriels de porter atteinte à l’environnement. Sauf que, lorsqu’ils ont pesé le pour et le contre, ils se sont vite rendu compte que les bénéfices seraient plus juteux en faisant l’impasse sur le traitement des déchets. En payant une taxe tout ce qu’il y a de plus anecdotique, ils s’offrent alors le droit de pourrir la planète en toute légalité. Et grâce à ce savant calcul, vous pouvez aujourd’hui nager avec des bélugas à deux têtes ou demander à votre restaurant préféré de vous servir une dorade venue au monde sans la moindre arête. De quoi on se plaint, franchement ? Vous en rêviez, Légitime l’a fait !

Plus sérieusement, l’odeur qui se dégage de l’Anthrax est la plus nauséabonde que vous puissiez imaginer. La putréfaction de ces eaux est telle que les poissons eux-mêmes y vomissent leurs tripes jusqu’à la bile. Du coup, ce n’est pas surprenant que la surface de ce fleuve ressemble à un charnier à ciel ouvert.

Avec plusieurs militants outrés par cette situation, nous avons décidé de commettre un acte qui sera sans doute qualifié de terroriste. Baldwin doit payer pour tous ses crimes. Révoltés face à l’inertie de la justice, nous avons donc convenu qu’il serait approprié d’obliger ce gros porc à s’abreuver à sa propre source. Nous nous sommes donc réunis et, après nous être vaillamment préparés, nous avons fait en sorte de détourner une partie du fleuve Anthrax afin d’en irriguer les canalisations de la villa des Légitime…

Si Rei Ne

I

Sicare était beaucoup trop phosphorescent.

 

On n’y voyait rien et surtout cela risquait d’attirer un chalutier, ou pire, si nous approchions encore de la plate-forme de pêche du Nord de l’embouchure. Chaque jour charriait son lot de métamorphoses et j’avais de plus en plus de mal à m’y retrouver. Quand on avait constaté que nous, les espèces aquariotes, définitivement, n’étions plus sexuées, j’avais d’abord trouvé ça chouette. Je ne m’étais jamais senti franchement plus d’un bord que de l’autre, ce qui n’était pas simple à vivre au quotidien pour une sirène, mais désormais les transformations continues et stupéfiantes de nos corps à force de filtrer cadmium, métaux lourds, antidépresseurs, hormones, contraceptifs et autres résidus toxiques rendaient notre quotidien imprévisible et complexe. Dans un temps lointain il paraît que nous appartenions au règne animal. Avec les végétaux et minéraux on nous appelait « l’écosystème » aquatique. Et puis progressivement, les matières ingérées, la pollution massive des eaux nous avaient transformés.

Les substances avaient sur nous des effets physiques et comportementaux étonnants, par exemple, aujourd’hui, Orice était calme ce qui lui arrivait de plus en plus fréquemment. Plus de crise tonitruante, plus de creux mélodramatique sans fond. Certains disaient que c’est parce qu’il passait ses journées au cimetière électrique à sucer le lithium des batteries… Tout n’était pas sombre alors, cette situation avait du bon. Tandis que cette pensée me traversait le lobe temporal gauche, seule réminiscence de ce qui avait dû vouloir être un genre de cerveau dans un passé révolu qui ne connaissait pas les métamorphoses fulgurantes, j’observais l’assemblée bigarrée et luminescente gagner en intensité. Ça brillait de partout, sans doute une vague de radiations. Non, tout n’était pas sombre, c’était un fait.

Dans les événements marquants de l’évolution de nos espèces, je me souviens du jour où ils avaient balancé la pile, un amas de déchets radioactifs qui avait réchauffé la mer brutalement mais aussi le fleuve depuis l’embouchure jusqu’à la source. La majorité des habitants de la mer n’avait pas survécu aux 45 degrés atteints par l’eau en quelques heures. La pile avait creusé un précipice obscur gargouillant en deçà des fonds marins. Le monstre tapi là tout en bas éructait, sur fond de mélopées d’apocalypse, ses râles toxiques. De temps à autre, un peu par superstition, on lui donnait deux trois “trucs” à manger. Cela nous rassurait… un temps.

Je regardais les autres en me disant que nous arrivions quand même au bout de quelque chose. La décomposition générale, un genre de grand soir morbide : nous étions en train de pourrir, de nous désintégrer. Je perdais des bouts de moi chemin faisant, c’était un peu crado. Un éclair de lucidité me fit désirer très fort la dissolution, une bonne fois pour toute, surtout de ce satané lobe temporal hérité de je ne sais où et qui me fatiguait.

Irrémédiablement.

 

Baldwin Légitime

II

Baldwin, toujours très énervé, venait d’apprendre qu’un militant écolo de l’association Bluejoy lui cherchait des noises, il y avait son nom en bas du dossier d’expertise que venait de lui remettre sa secrétaire. «  Encore lui » ! Un léger rictus déforma sa bouche.

Il sortit son carnet de cuir noir de sa poche et chercha le numéro de téléphone de Vincent. Il faisait appel à lui dans ce genre de situation, Vincent lui devait bien ça ; par le passé Baldwin lui avait créé une société offshore à Dubaï dans le secteur de la logistique, couverture mondiale des placements issus du blanchiment d’argent. Il composa son numéro, bien décidé à régler rapidement cette affaire. Mais, il ressentit brusquement un étrange malaise.

Ses mains tremblaient, quelques gouttes de sueur perlaient sur son front de PDG kleptocrate testostéroné ! « Je me sens bizarre depuis quelques jours, comme de la vase dans la tête, j’ai pourtant arrêté de prendre de la coke… » se dit-il inquiet.

Baldwin a du mal à parler, il commence à bégayer, Vincent au bout du fil perd patience et commence à trouver le temps long, tant et si bien qu’il raccroche et laisse Baldwin comme un con, le téléphone à la main, les yeux exorbités, la mâchoire pendante et le corps avachi sur son fauteuil de président.

Baldwin n’est plus qu’un gros machin, sorte de larve itinérante. Une odeur extrêmement acide envahit le bureau.

Baldwin est allongé sur le sol, à moitié nu, il se contorsionne comme un ver de terre qui aurait bu trop de whisky. Ce gros lard dégage une odeur d’acide sulfurique et des gouttes corrosives s’échappent de sa peau, de son corps et creusent de minuscules trous sur le tapis. La métamorphose s’opère lentement, telle une jouissance qui serait une mort en mouvement.

Baldwin n’est plus, maintenant, qu’un tas de chair nauséabond, le monstre en lui prend forme. Il n’y aura pas de rédemption. Sa respiration marque des pauses, la putréfaction résonne en vibrations organiques, des lambeaux de peau s’éloignent, quittent ce corps sans âme. Ses os se transforment, ce sont des épines, des arêtes et Baldwin hurle comme un chien sa douleur.

On distingue au loin, l’embouchure du fleuve Anthrax d’où s’échappent des volutes argentées, le sulfate de fer tourbillonne dans les narines des oiseaux qui semblent s’alourdir dans la lumière d’un soir d’hiver phosphorescent.

Baldwin respire de plus en plus mal… ses orbites sont des vasques humides remplies de plancton. L’ordure gravitationnelle provoque cette chose, ce déchet cosmogonique pas encore défini, en devenir… Dehors, quelques flocons de neige forment un rideau d’une légèreté bienfaisante, aérienne. Les éclairs de minéralité transpercent l’espace et Baldwin chuchote une prière dans une contorsion morbide et éphémère.

« Quelque chose d’étrange survit en moi, dans moi, autour de moi »

Gaston Poissard

II

Je suivais du regard le fleuve qui s’écoulait en direction de Baldwin et que nous avions surnommé ironiquement le Styx. La couleur moirée de ses eaux, occultant les secrets enfouis dans ses profondeurs, laissait parfois apparaître des formes luminescentes qui glissaient tranquillement vers l’horizon. Je trépignais d’avance à l’idée de voir cet affreux empoisonné. Alors que toute mon existence avait pué la loose et l’humiliation, je pouvais enfin entrevoir un semblant de justice sociale qui promettait de s’abattre sur les nantis et de rétablir un peu d’équité dans ce monde. Pour être honnête, cette bataille tenait pour beaucoup de la vendetta personnelle. Je voulais me venger de ce système qui récompense les pourris et qui m’a laissé croupir seul au bord de la route. Mais après tout, cela sert aussi l’intérêt commun, non ? Alors, armé d’une pioche et de toute mon amertume, j’ai contribué à creuser le sillon qui permettra d’intoxiquer Baldwin. Imaginez mon excitation lorsque nous procédâmes au raccordement, et que l’eau brunâtre et fétide de l’Anthrax vint se marier à la source cristalline des Légitime.

Je marchais le long du cours d’eau, appréciant les zigzags qu’il formait au loin, lorsqu’un remous attira mon attention. Je m’approchai alors prudemment de la berge pour en rechercher l’origine. Me penchant d’un peu trop près, je fis alors tomber la paire de lunettes de soleil que je portais comme un serre-tête. Je me baissai pour tenter de la récupérer lorsqu’elle fît surface. Cet être arborait une apparence mi-femme mi-anguille qui lui conférait des allures de créature mythologique. Mon regard se noya immédiatement dans ses grands yeux sphériques recouverts de rangées de cils longs et épais comme des barreaux de prison.

Si Rei Ne

II

Les métamorphoses s’annonçaient toujours par des picotements d’abord aléatoires puis de plus en plus précis sur la zone en cours de mutation ou de décomposition.

Nous apprenions la perte, l’éphémère dans nos corps. Un genre de philosophie pratique, physique. C’est comme si en avalant toute leur poubelle j’avais aussi reçu un peu de leur humanité, la part désirable, belle malgré tout, comme le miroir inversé de leur crasse. J’étais pleine de vitalité, de doutes et de questions, je ne savais pas de quoi serait faite la métamorphose de demain, alors j’avoue, je vivais de façon très sensitive le présent, c’était nouveau pour moi.

Mes perceptions s’étaient étonnamment complexifiées, compte tenu de la taille réduite de mon lobe, et cet individu au regard fuyant me paraissait plein de potentiels. Des possibles avec lesquels j’avais très envie de jouer. Pour voir. Il était tellement perdu que j’avais la ferme intention de lui présenter mes sexes variants, ce qui ne manquerait pas, j’en avais la certitude, de semer encore un peu plus de trouble dans le personnage. Je pourrais sans doute l’inviter à s’oublier un peu, à s’ouvrir, à écouter, qui sait. Et sinon, il serait toujours temps de l’éliminer. Je devais m’approcher pour en avoir le corps net. Il se pourrait que l’on gagne au change, nous tous, peuple aquariote.

C’est peut-être pour cela que nous devenions lumino-morphes finalement. Pour nous glisser partout dans le rythme adéquat, dans les failles, les interstices… Il y avait dans ma démarche vis-à-vis de cet humain surgi de nulle part, un soupçon de manipulation, c’est vrai. Mais c’était pour la bonne cause. Déstabiliser, semer le trouble, c’était déjà pas mal. Oui, c’est bien le trouble. Une vague électrique agita mon corps. En l’absence technique de cœur, cela signifiait, avait dit Sicare, que j’étais émue. Il était là, soumis, je pouvais décider de mettre fin à sa petite vie d’un coup de décharge électro-nuclaire ou d’un baiser mortelo-morphique. Sicare avait parlé de pouvoir, un jour… Mon lobe opéra un rapprochement.

Je m’engageai dans l’exploration sensitive de l’individu afin de choisir un angle d’attaque pertinent.

Joëlle, Dilettante, Eléa Ma