Numéro 12 régional

Les seigneurs de la vigne

C’est à croire que la révolution française n’est pas passée par le Médoc, le Libournais ou le Sauternais. Ce terroir d’exception voit des grands propriétaires viticoles, courtiers et négociants faire la pluie et le beau temps, sans aucune retenue. Leur extrême richesse n’a alors d’égal que la pauvreté qu’ils sèment dans les environs.

14 février dernier. La confrérie de « la commanderie du Bontemps » s’installe au château de Versailles. Ce cercle patronal réunit les plus grosses fortunes qui investissent dans le vignoble bordelais, de Castel à Rothschild en passant par Magrez, Bouygues ou Pinault. Ils et elles profitent ce jour-là de la salle de la galerie des batailles pour festoyer. Cela n’a rien d’un dîner de gala folklorique car ce décorum du 17ème siècle convient à merveille à cette bourgeoisie qui entretient un système semi-féodal sur une région viticole qui va de la Gironde au Lot-et-Garonne. Autour d’une salade de homard et d’un Château Margaux 1986, les convives font leurs affaires sur le dos de toute une population.

Concentré de misère

Mais n’en déplaise à ces descendants d’aristocrates ou ces nouveaux riches, depuis quelques années la question sociale sous-jacente à ces fortunes colossales a fait quelques irruptions sur la scène médiatique. En 2011, l’Insee révélait dans un rapport (1) l’existence d’un « couloir de la pauvreté » dont les contours épousent la carte géographique des grands crus, de Pauillac à Villeneuve-sur-Lot : les châteaux les mieux classés cohabitent avec la misère la plus criante. Des dizaines de milliers de personnes sous le seuil de pauvreté, des villes décrépites à la limite de l’abandon, des milliers de logements insalubres. En 2018, la journaliste Ixchel Delaporte met les pieds dans le plat. Elle démontre que l’exploitation de la vigne en monoculture, combinée à la mainmise sur ce secteur des gros négociants et des propriétaires de grands crus, contribue à appauvrir ce territoire. Dans Les raisins de la misère (2), elle parcourt cette région durant des mois. Elle rencontre ces hommes et ces femmes qui survivent dans des habitats pourris, qui travaillent dans les vignobles des châteaux pour des miettes… ou qui ne le peuvent plus, abîmés par des années de dur labeur pour les uns, rendus malades par les produits chimiques pour les autres.

Sous-traités

Ixchel Delaporte insiste, dans son livre, sur le recours aux étrangers·ères qui sont « les derniers maillons d’une chaîne économique qui n’a cessé de tirer les conditions de travail vers le bas ». Elle souligne que « beaucoup de propriétés viticoles ont profité des départs à la retraite et des arrêts maladies de leurs salariés viticoles permanents pour avoir recours aux travailleurs saisonniers ou occasionnels ». Les locaux, rechignant à turbiner par tous les temps, à la demande et se méfiant des vignes traitées au petit matin – tout cela pour un smic horaire les jours de beau temps – le patronat local s’est attelé à la constitution d’un vaste réseau de 400 sous-traitants de travaux agricoles. Place aux contrats les plus précaires, avec notamment les contrats TESA réservés aux activités agricoles – exonération de charges patronales et suppression de la prime de précarité à la clef. Mais surtout, ils vont aller trouver moins cher, à l’étranger. Ainsi d’après la journaliste, « ces prestataires de service ont fait plonger les conditions de travail des ouvriers saisonniers. Parfois ce sont des employeurs français du cru qui embauchent des travailleurs détachés (polonais, roumains), parfois ce sont des filières d’entrepreneurs franco-marocains qui sont à l’œuvre. Les châteaux montent aussi leurs propres sociétés de travaux viticoles. Parmi eux, certains rachètent de vieilles maisons insalubres pour les louer directement aux travailleurs. Ces bras sont ainsi à portée de main, tout à fait captifs. » Mais ces sous-traitants restent ouverts aux précaires du coin qui peuvent toujours venir se faire embaucher, s’ils gardent le silence. Et pour les étrangers·ères ou les roms, avec ou sans papiers, regroupés par centaines dans des campements sauvages sans eau ni électricité en bordure de Pauillac, St Emilion ou dans des friches industrielles en périphérie de Bordeaux, bus et camionnettes s’occuperont de leur ramassage au petit matin.

L’image du terroir

Oui mais voilà, ça commence à faire tâche, ces bidonvilles qui s’ajoutent à la misère ambiante, aux commerces fermés et à la décrépitude des services publics. Et ce « couloir de la pauvreté » qui devient peu à peu une appellation d’origine pour ce territoire longeant l’estuaire… Ixchel Delaporte récidive d’ailleurs en 2021 avec un documentaire diffusé sur France 3 (3), auquel s’ajoute un autre réalisé par Envoyé Spécial en 2023 (4), centré sur Pauillac. Pour la journaliste, que nous avons rencontrée, « les questions du non ruissellement des richesses, du logement insalubre et des marchands de sommeil sont maintenant intégrées dans l’opinion publique, c’est un peu le même mouvement que celui observé sur les pesticides. Mais jusqu’ici la question sociale était restée à l’arrière de la question environnementale. » Pourtant en terme d’image, elle estime qu’ils n’ont pas grand chose à craindre : « Ce n’est pas en France qu’on vend le plus de grands crus, c’est à l’étranger. Alors un livre et un docu, c’est embêtant sur le coup, mais cela ne va pas impacter leur clientèle. Sur les conditions de travail, pour l’instant ils n’ont pas suffisamment de pression pour les obliger à prendre en compte cette donnée ».

Écran de fumée

« L’aristocratie du bouchon » va néanmoins tenter d’allumer quelques contre-feux pour ne pas laisser s’ouvrir un nouveau front, comme elle a tenté de le faire pour les pesticides, avec une charte du « bien vivre ensemble » (5) (sic). Le patronat viticole va ainsi proposer une « charte d’engagements » pour les sous-traitants qui reprend le « guide des bonnes pratiques » du tout puissant Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (6) (CIVB). La préfète d’alors, Fabienne Buccio, inaugure cette mascarade en mai 2022 avec ces mots rassurants : « Il ne s’agit pas pour moi de venir d’en haut rappeler la loi à un secteur qui s’en désintéresserait mais bien de mettre en lumière la démarche positive de toute une filière ». Elle poursuit comme une propriétaire de grands crus en dénonçant « une image datée de ces métiers de la vigne, (…) une vision négative fondée sur la pénibilité, les produits manipulés, les niveaux de rémunération », alors que bien évidemment, « cette image est en grande partie fausse aujourd’hui : les techniques ont évolué, la profession a entrepris un virage très fort et très rapide en faveur de la transition écologique, les employeurs cherchent à fidéliser et faire progresser leurs salariés ». C’était osé, et nul doute que la Commanderie du Bontemps lui fit parvenir illico un Margaux 1986 en guise de remerciement. Couverte généreusement par la presse locale aux mains de la famille Lemoine, cette annonce et sa mise en scène n’ont eu aucune suite : sur les 430 prestataires, un an et demi plus tard, seuls onze d’entre eux souscrivent à cette charte auprès de la préfecture (7).

La préfecture fait aussi les gros titres de Sud Ouest en s’attaquant aux filières de traite humaine et aux sous-traitants véreux. Puisqu’il y a quelques dérives scandaleuses dans ce monde merveilleux de l’exploitation viticole, elle a annoncé la mise sous surveillance de l’ensemble des 430 prestataires via son Comité départemental anti-fraude, et deux ou trois fois dans l’année, la presse annonce le démantèlement de « réseaux ». Là, deux frères qui organisent une filière de marocains, ici sept personnes qui font venir des roumains. Chaque fois, des conditions de travail et d’hébergement assimilés à de l’esclavage moderne. Mais ces coups de projecteur ressemblent au sacrifice de quelques brebis galeuses pour préserver un système rodé. Ixchel Delaporte nous explique que « la question de la prestation de service est très compliquée, parce que ces sous-traitants ont une capacité de se faire et de se défaire au gré des contrôles, et évidemment, en face on a une inspection du travail qui n’est pas du tout armée pour faire face à tous ces démantèlements et ces reconfigurations de prestataires de service très rapides. Certains ouvrent même des boites postales à la frontière d’autres régions, etc.»

L’aumône

Pour poursuivre la mise en scène d’un patronat soucieux de ses salarié·es, place à la lutte contre l’habitat indigne. Ainsi on a le préfet qui assure que son comité antifraude est sur le pont, le maire de Libourne qui ouvre une « maison des saisonniers » de quelques dizaines de places et enfin le leader des sous-traitants, Banton Lauret, qui achète quelques maisons pour loger quelques-uns de ses saisonniers·ères. Seulement, outre que ce soit un effort notoirement insuffisant, cela fait aussi l’impasse sur les conditions de vie et de logements générales de la population qui vit là à l’année.

Dernière carte à jouer : le mécénat, qu’on retrouve dans le dernier reportage d’Envoyé spécial. Le maire de Pauillac y tente de nous convaincre que les 18 grands crus situés sur sa commune sinistrée commencent à mettre la main à la poche, ce qui a le don d’énerver Ixchel : « Il nous explique comment les châteaux s’achètent une bonne conscience par la voie du mécénat et de la défiscalisation. Ils ont réparé la cour de l’école, un tronçon de route, c’est formidable ! On produit un tas de richesses et on va vous donner des miettes pour vous calmer un peu. C’est le baiser du diable de ce maire qui est un ancien salarié de Rothschild et qui a travaillé à la Cité du vin : on ne peut pas faire plus proche du milieu des grands crus ! Il est donc extrêmement heureux d’une ville complètement désertifiée, sans commerces, avec deux grandes surfaces dont il a autorisé l’installation, hyper ravi d’avoir un magnifique festival de cinéma avec des supers stars comme Jean Dujardin qui viennent parce qu’on leur offre de magnifiques bouteilles au passage. Mais les conditions de vie misérables à Pauillac, ça continue et ça ne pose de problème à personne. »

Un système cadenassé

L’élite viticole (8) dirige cette région d’une main de fer, tout en ne représentant que 20 % des viticulteurs, une situation qui s’est construite depuis le Moyen Âge. L’accaparement des terres par des marchands bordelais sur le dos des petits vignerons, la création de « la place » de Bordeaux dominée par de gros courtiers et négociants, la mise en place d’une mono-culture, le commerce triangulaire et la traite négrière, tout cela a permis que l’ensemble du secteur soit aujourd’hui dirigé par de grands groupes alliés aux propriétaires richissimes. Ainsi, les trois quarts de la production de l’ensemble du vignoble est commercialisé par une poignée de négociants, dont les empires Castel et Rothschild.

Ixchel Delaporte rappelle que dans cette région, « il n’y a jamais eu de coopératives, ce qui voulait dire partage à égalité des salaires, mettre au pot commun en cas de maladie, etc. » En effet, localement le paternalisme et l’encadrement de la main d’œuvre par le patronat ont empêché les forces syndicales et coopératives ouvrières viticoles de prendre de l’essor au 19ème et au 20ème siècle. « Cela explique pourquoi la situation est indéboulonnable aujourd’hui : ils n’ont jamais laissé une once de place aux gens pour s’organiser, et ils ont réussi à leur faire croire que s’ils mordaient la main qui les nourrissait, ils allaient se retrouver sans rien. Cela perdure aujourd’hui : dès qu’une personne décide de porter plainte pour harcèlement moral, contre un chef de rang, un proprio, ou qu’elle décide de demander à se faire payer des heures non payées, c’est le parcours du combattant et vous savez que vous allez être inscrit sur une liste noire et vous n’allez pas pouvoir aller d’un château à l’autre. Ce système est très fort. C’est pour cela que cela se perpétue. Il n’y a jamais eu de grève collective depuis que le Bordelais existe en terme de région viticole, jamais de rassemblement ou de manifestation ! »

Alors quand la bourgeoisie ne rencontre pas d’obstacle, elle ne se fait pas prier. « L’histoire du vin et de la réputation des vins de Bordeaux s’est fabriquée de telle sorte qu’il n’y ait que quelques élites qui puissent manipuler tout ça ». Que ce soit le classement des grands crus de 1855 (9) « complètement artificiel, basé sur la réputation, décidé unilatéralement », ou cette « place » de Bordeaux avec un fonctionnement en triptyque entre courtiers, négociants et propriétaires (10) : « Cela n’existe qu’à Bordeaux. Ici, ce sont des fonctionnements hérités de plusieurs siècles, et c’est pour ça que des gens vous disent qu’on a impression d’être au Moyen Age ».

Le Bordelais devient aussi un quasi paradis fiscal pour ces familles et ces groupes en mal de placements financiers. En tant qu’exploitations agricoles, tous ces fortunés et ces actionnaires bénéficient d’exonérations fiscales en pagaille, et les subventions françaises ou européennes pleuvent sur les nouveaux chais rutilants, les hôtels de luxe ou les restos étoilés qu’ils installent sur leurs domaines. La vigne devient un placement financier, nourrissant la spéculation : les AOP ont gagné plus de 200% sur le prix de l’hectare en 23 ans, et un hectare de vigne de grand cru s’achète désormais entre un et quatre millions d’euros.

Fermez les yeux, respirez, buvez

Alors peu importe les conclusions d’un rapport de Médecins du monde (11) de janvier 2023 qui pointe à nouveau les conditions de vie exécrables des saisonniers·ères, nombreux à vivre dans des campements sous tente, dans des squats ou des bidonvilles, comme ce terrain jouxtant la déchetterie de St Laurent du Médoc où s’agglutinent jusqu’à 300 personnes. Plus de 70% des saisonniers·ères interrogés n’ont pas de couverture maladie et aucun n’a fait connaissance avec la médecine du travail, facultative pour les contrats de moins de 45 jours. L’ONG recense des maladies professionnelles, des troubles musculo-squelettiques dus aux cadences soutenues, tandis qu’un enquêté sur deux se plaint de symptômes récurrents dus à l’exposition aux produits chimiques. Sans compter la répression policière envers les campements sauvages qui pousse cette armée de l’ombre à s’invisibiliser toujours plus.

Peu importe les indicateurs de mortalité, de maladies ou de santé au travail de ce territoire, largement au dessus des moyennes départementales, peu importe le taux de chômage avoisinant les 25% par endroit, ou les pointes à 30% de personnes aux RSA. Le business viticole appauvrit un territoire ? Et alors ?! Ce qui compte, selon notre bon président, c’est qu’il faut « qu’on arrête d’emmerder les Français  », et comme lui, « boire du vin le midi et le soir ». Des paroles librement inspirées du lobby patronal Vin et société, qui a trouvé là un interlocuteur de choix : Macron n’a pas hésité à nommer Audrey Bourolleau comme conseillère Agriculture dès son accession au palais de l’Élysée, elle qui fut déléguée générale de ce puissant lobby. Et puis si les gauchistes, avec leurs livres et leurs rapports, continuent de nuire au prestige de ces grands châteaux et de ces grands hommes, il restera la cartouche du vote frontiste pour remettre de l’ordre dans tout ça. D’ailleurs, il y a déjà deux députés RN élus en Gironde en 2022. Alors vive la République, vive les pesticides, et vive les aristos !

Texte : Emile Progeault / Dessin : Alys

1 : « Pauvreté en ville et à la campagne, plus intense de la pointe du Médoc à Agen », l’Insee Aquitaine, juin 2011.

2 : Éditions du Rouergue, octobre 2018.

3 : Les raisins de la misère, diffusé le 14/10/2021.

4 : Grands crus, grande misère, diffusé le 26/10/2023.

5 : La FNSEA locale peut se féliciter de ce texte signé en mai 2022, qui autorise les épandages de pesticides à 3, 5 ou 20 mètres des habitations selon les produits. Il suffit de prévenir la population qu’elle doit rester enfermée chez elle.

6 : Créé sous Vichy, il rassemble viticulteurs, négociants et courtiers. Un quasi lobby au service des gros propriétaires et des grands groupes, dirigé par Allan Sichel, héritier d’une maison de négoce créée en 1883 et dont la fortune de 200 millions d’euros est la 365ème de France.

7 : La petite liste est disponible sur www.gironde.gouv.fr.

8 : Si l’on ne prend que les grands crus « classés », on compte un peu plus de 250 domaines.

9 : Le classement de 1855 commandé par Napoléon III compte 80 châteaux, 80 pour celui de St Émilion, ajoutés aux 60 Bourgeois du Médoc, 27 classés de Sauternes et Barsac, 16 crus des Graves et 27 crus Artisans du Médoc. A noter que 80 % des vignobles de luxe français sont situés dans le Bordelais.

10 : Les courtiers servent d’intermédiaires entre viticulteurs et négociants. Cette place est évidemment à l’avantage des grands domaines et gros négociants qui fixent les prix, des milliers de viticulteurs se voyant imposer un tarif à l’hectolitre très bas.

11 : Rapport de Mission exploratoire – travailleur·euses précarisé·es, délégation Aquitaine de Médecins du Monde, 30/01/2023.