Numéro 12 régional

Cinq étoiles

1

Pour une fin d’été, le thermomètre affichait des températures remarquables. La providence souriait aux organisateurs de ce jeune festival qui s’apprêtait à accueillir des milliers de personnes. Trois ans auparavant, une bande de potes avait eu l’idée de transformer le jardin du Midi bordant le périphérique sud de la ville en un gigantesque dance floor électro. Deux jours durant, les DJ se succédaient aux platines sur les deux scènes aménagées à l’ombre des hêtres, chênes, micocouliers et ginkgos, tandis qu’écureuils, grives et mésanges laissaient la place aux bars, food trucks, stands de prévention, zones de repos, points d’eau, toilettes, postes de secours, etc., qui offraient les moyens de survie à une foule de festivaliers. Après des débuts prometteurs, l’édition précédente avait été plombée par une météo capricieuse, et la faillite évitée de justesse. Aujourd’hui, au contraire, le ciel était dégagé, la chaleur estivale, la programmation de très grande qualité, bref : les conditions étaient idéales. Et c’est avec des bananes de gagnants au loto que les organisateurs ouvrirent les portes dans l’après-midi.

Trois heures plus tard, le site s’était rempli de fêtards transpirant à grosses gouttes. Une odeur âcre de sueurs mêlées couvrait le parfum des essences végétales. Les basses rythmaient le temps, les lasers multicolores ricochaient de feuillage en feuillage, la bière coulait à flot, les drogues circulaient de main en main, et les paillettes se répandaient sur les visages plus rapidement qu’une varicelle. Plus on avançait dans la journée, plus les hommes ôtaient leur t-shirt, et certaines femmes les imitaient à leur tour. Quand la nuit tomba, la gravité s’était renforcée. Les corps humides se touchaient puis s’entremêlaient, les danses devenaient lascives, tout cela sous les regards anonymes qui, malgré l’obscurité, persistaient à se cacher derrière des lunettes de soleil. Partout, on pouvait voir des couples excités s’empoigner avec fureur, des amis se câliner ou des gifles voler sur la tête de frotteurs qui montraient un peu trop d’appétit pour des fesses non consentantes. Cette nuit, dans ce jardin botanique, la vie se croquait à pleines dents serrées. Sous MDMA et cocaïne.

2

Dix minutes à peine après avoir chevauché son vélo, Mouad comprit que la soirée n’allait pas être reposante. Depuis qu’il s’était lancé dans la livraison de repas à domicile, il avait connu la pluie, le vent, le gel, jamais la canicule. Il avait commencé ce métier à la fin d’un contrat dans la restauration rapide, suivant les conseils plus ou moins avisés de son cousin lui garantissant qu’il rentrerait plus d’argent en livrant la bouffe plutôt qu’en la vendant. Ce dernier n’avait pas tort, à condition de pédaler sans compter ses heures. Et le premier mois n’avait pas été très rentable. D’abord parce que Mouad, à part dans son quartier, avait une connaissance limitée du plan de la ville. Ensuite parce que son vieux Rockrider déglingué ne présentait pas les critères de réussite définis par les plateformes  « Ta roue est voilée, l’avait averti le référent du dispatch, ça veut dire moins de performances, donc moins de rendement ». Enfin parce qu’il n’était pas préparé à parcourir autant de kilomètres. Avec le temps, Mouad avait dû trimer pour s’améliorer. Sur un nouveau vélo, acheté à crédit au copain d’un copain de son cousin, il maîtrisait désormais ses courses et tapait dans les cinquante heures par semaine sans congé, ni arrêt, ni chômage. Résultat : 2150 euros brut. Dans le meilleur des cas. Ou le pire.

La première livraison le mit hors d’haleine. Le problème avec cette fournaise, ce n’était pas de brûler, de se déshydrater. Le plus dur était de respirer, en plein effort physique, cet air urbain dégueulasse saturé en particules fines et autres miasmes nauséabonds. Un air chaud, épais, acide, qui laminait les muqueuses de Mouad. Malgré ces conditions, la soirée ne manquait pas de courses, et le chiffre d’affaires du jeune autoentrepreneur fleurissait d’heure en heure. Il faut dire qu’il avait bonne réputation, sans doute pour son respect scrupuleux du mot d’ordre que toutes les boîtes érigeaient en devise : SBAM, pour sourire, bonjour, au revoir, merci. Et la plupart des clients le récompensaient en lui attribuant une bonne note. Hélas, la conjoncture pouvait parfois se retourner plus vite que prévu. Comme ce soir, lors d’une livraison que Mouad accepta peu avant 23 heures. Le restaurateur avait du retard, beaucoup trop, il fallait tracer le plus vite possible. Feux grillés, pointes à 40, sur environ trois kilomètres. Jusqu’à l’accident, dans les derniers mètres. Rien de très méchant, un petit dérapage en tentant d’éviter une voiture, mais quand même : son bras droit y laissa quelques bouts de chair. Mouad en fut un peu sonné, d’autant plus quand il reçut un appel du dispatch :

« – Qu’est-ce que tu fais ?

– Je viens de me planter…

– Est-ce que tu peux livrer la commande ? »

3

Le closing set approchait. La réussite de cette journée d’ouverture avait largement dépassé les espérances des responsables. Seulement, le défi le plus délicat d’un tel événement restait à relever. Il s’agissait à présent d’évacuer cette masse sombre de corps soûls, défoncés et pailletés, qui semblait encore survoltée. Déjà, l’année passée, ça n’avait pas été une mince affaire, car des dizaines de festivaliers avaient déclaré l’after dans les parties inoccupées du jardin et des débordements avaient eu cours jusqu’au petit matin. Alertée par la Direction des parcs et jardins de la ville, l’élue en charge des espaces verts se fendit d’un Tweet outré. Elle y dénonçait les agissements d’irresponsables qui avaient saccagé de nombreuses espèces, jonché les pelouses de bouteilles et de mégots et, goutte de trop, abandonné aux quatre coins du parc des quantités déconcertantes de préservatifs usagés. Bien que le cabinet du préfet n’en tînt pas directement les organisateurs pour responsables, il exigea un doublement de leurs agents de sécurité et les menaça, tout comme l’adjoint au maire en charge du dossier, d’interdire le festival si cette orgie intolérable venait à se reproduire.

L’avertissement n’y changea rien. Quand le son s’éteignit, la chaleur n’était pas retombée et c’est dans l’euphorie générale que des hordes humaines azimutées, après avoir franchi les portes du site, se dispersèrent dans le reste du jardin botanique. Les vigiles se montrèrent un peu plus efficaces que l’an dernier, et l’essentiel s’en alla dans le calme. Mais celles et ceux qui s’attardèrent, cette fois, se comptaient par centaines : l’endiguement était voué à l’échec. Des sound systems de fortune se reconstituèrent, permettant à des groupes plus ou moins grands de se former à différents endroits. Même s’il y avait beaucoup de spontanéité, la présence d’enceintes nomades ou de bouteilles d’alcool fort planquées dans les parages prouvait que des gens avaient au moins anticipé, si ce n’est fomenté, la noce. Bref, la fête institutionnelle avait provoqué une réaction en chaîne qui aboutirait inévitablement à la fête sauvage. Une bombe atomique, toute proportion gardée, venait d’être larguée sur un ancien havre de paix. À cœur joie et dans la bonne humeur, on dansait jusqu’à épuisement, piétinant de pauvres dahlias, on buvait à en vomir, on sniffait toutes les poudres qui rôdaient sous son nez, on criait et riait, plus personne ne discutait, on s’aimait aussi… En somme, on avait suspendu le temps. Jusqu’au moment où le préfet, réveillé en pleine nuit, perdit patience.

4

Essoufflé, le coude ensanglanté, Mouad vérifia l’état du repas qui par chance ne s’était pas renversé dans son sac. Il se remit en selle mais une notification de son application le stoppa net. Le client s’impatientait : « Vous pouvez pas aller plus vite là ???  ». La soirée vrillait, Mouad connaissait les risques. Il savait qu’une mauvaise note pesait davantage qu’une bonne. Un avis négatif pouvait entamer une réputation, appeler d’autres critiques par un effet d’entraînement et au final, démolir son taux de satisfaction. À 95%, Mouad était protégé, il aspirait même au statut de golden member, mais une chute trop brutale de son score conduirait la plateforme à le déconnecter. Il se dépêcha donc d’arriver sur place et ne s’étonna guère de l’accueil glacial qu’il reçut. Ni bonjour ni au revoir, pour le coup pas de SBAM. Il repartit dépité, sous la menace de la note couperet.

Mouad se posa sur un banc à proximité. Son corps dégoulinait, son cœur battait la double-croche, sa blessure le lançait au même rythme, il avait vraiment besoin de reprendre ses esprits. Il consulta son téléphone : toujours pas de note, 37 euros de chiffre, pas de commande en vue. La chaleur lui était de plus en plus insupportable, il venait de se ramasser et avait en plus été traité comme un chien. Quelle soirée de merde, quel boulot de merde. Personne ne l’avait forcé à se retrouver dans cette situation. Pas de patron sur le dos, pas d’horaires imposés. Il n’y avait que cette maudite paye à la fin du mois qui suivrait, ou pas. Et la tentation, chaque soir renouvelée, de prendre une dernière livraison. Pour gagner ? Non, pour ne pas ne pas trop y perdre. Mouad s’égara ainsi pendant quelques minutes, jusqu’à la lassitude. Il examina de nouveau son téléphone, pas de nouvel avis. Le mieux à faire, c’était de rentrer chez lui, prendre une douche froide et se vider le cerveau. Tant pis pour les gains. Trente minutes plus tard, il franchissait les portes de son quartier, relégué au sud du périphérique, non loin du jardin du Midi.

5

La stratégie préfectorale s’avéra aussi rudimentaire qu’improvisée. C’est d’abord la BAC, à peu près toutes les équipes de l’agglomération, qui fut envoyée sur place. Or il parut très vite évident que cette vingtaine de cognes, malgré toute la bonne volonté qu’ils déployaient d’ordinaire pour courser et taper comme des dératés, ne suffirait pas. Pour preuve, le premier compte-rendu adressé au commissaire fit état d’« attroupements difficiles à maîtriser », d’« individus manifestement sous l’emprise d’alcool et de stupéfiants » et de « réactions hostiles ». Aussi, le préfet, arraché à son sommeil, se décida à employer l’artillerie lourde : une compagnie départementale d’intervention, dont environ 70 hommes étaient soit en service, soit d’astreinte. En une demi-heure fut mis en place un semblant de dispositif d’intervention type « violences urbaines ». Les agents avaient lordre de se déplacer en petites formations. À l’approche d’un regroupement, ils devaient en priorité essayer de dialoguer, surtout n’user de la force qu’en extrême nécessité. Bien sûr, cette méthode n’obtint aucun résultat.

Une  heure après l’arrivée des premiers flics, le jardin du Midi était devenu le théâtre d’une bataille rangée. Tout le parc était noyé sous une épaisse couche de gaz lacrymogène. L’air quasi caniculaire et l’absence totale de vent rendaient l’atmosphère proprement infernale. Dans le brouillard, on distinguait deux ou trois barricades qui avaient été fabriquées avec des barrières arrachées à l’enceinte du festival, ainsi que du matériel de chantier débusqué derrière la serre équatoriale. En temps normal, cette situation ne se serait pas éternisée. Seulement là, les policiers accusaient une nette infériorité. L’obscurité posait aussi problème : qui pouvait se cacher derrière ce massif ou cet arbre et leur fondre dessus ? Personne parmi eux n’avait envie de prendre des risques inutiles. Alors ce soirlà, ils progressèrent tant bien que mal, sur la défensive, mais au moyen d’une violence aveugle. Gaz, balles de défense, grenades, tonfas, pieds et poings, plaquages, les armes ne manquèrent pas. Et beaucoup de policiers cessèrent de s’embarrasser de leur déontologie. Ils chassèrent et visèrent tout ce qui bougeait. Quitte à l’abattre. Vers une heure du matin, un baqueux qui maniait le tonfa avec pugnacité, interpella son collègue muni d’un LBD : « Là-bas, lui là-bas, il filme, regarde, il filme, shoote-le, shoote ! »

6

Il reconnut très vite l’odeur du gaz lacrymogène qui lui saisit les narines. Les abords du jardin du Midi grouillaient de flics, et d’autres déboulaient encore en fourgon dans un concert de sirènes assourdissant. Mouad se souvint alors du festival qui se tenait ce week-end. Ce n’était pas tout à fait le genre de son quartier, une cité-dortoir populaire qui d’ordinaire sommeillait à cette heureci. L’idée d’y organiser une immense fête électro ne le dérangeait pas en soi, mais elle ne le mettait pas non plus complètement à l’aise. L’an dernier, beaucoup d’habitants s’étaient plaints des nuisances. Même parmi ses amis les plus tolérants, ça avait pesté contre les « étudiants », les « camés » ou les « bolos » qui venaient d’ailleurs et ne respectaient rien. Or, ce soir, au vu du déploiement policier et de l’air vicié qu’il respirait, Mouad craignit le pire. Au loin, il entendit une détonation, puis une seconde. À l’évidence la fête était finie.

Curieux et sous l’emprise de l’adrénaline, il eut envie d’aller voir de plus près. Il longea plusieurs véhicules aux gyrophares allumés et repéra un passage dans lequel il s’engouffra en roulant au pas. Il traversa des rangées d’arbres et atteignit la lisière d’un espace plus dégagé. Le nuage de gaz l’empêchait de visualiser l’ensemble de la bataille qui se déroulait pourtant sous ses yeux. Soudain, une explosion éclaira la plaine cinquante mètres plus haut. Il discerna sur sa gauche un groupe de personnes tapies derrière une sorte d’élévation. À sa droite, une colonne se mit en mouvement pour charger. Matraques au clair et LBD pointés droit devant. Presque par automatisme, Mouad sortit son téléphone pour filmer, les algorithmes de son appareil capteraient plus de détails que ses yeux fatigués. La confusion régnait, des cris se mêlaient au bruit des bottes. Il réussit à cadrer une course-poursuite, un corps plaqué au sol par deux ou trois autres corps, des flammes poindre dont il perçut le souffle chaud sur son visage. Tout à coup, une notification s’afficha sur son écran. Le client de tout à l’heure venait de rendre sa sentence. Mouad se figea. Oubliant la curée qui faisait rage autour de lui, il ouvrit l’application. D’une main moite et hésitante. Et il n’en crut pas ses yeux écarquillés. Cinq, il ne rêvait pas, le client lui avait mis cinq étoiles ! L’immense soulagement qui envahit alors Mouad fut de courte durée. Une déflagration, aussi prompte qu’un éclair, le ramena en plein jardin du Midi. Et la foudre s’abattit sur son crâne. Propulsé, Mouad s’effondra au pied d’un platane. Son corps se mit à convulser dans le noir, quelques secondes encore.

Thomas B. Yahi