Numéro 12 régional

Les fondations du capitalisme industriel

Dans La ruée minière au XXIe siècle, enquête sur les métaux à l’ère de la transition, Célia Izoard présente la matrice extractiviste du capitalisme industriel, démontre qu’il n’y a pas de « mines responsables », et nous appelle à « nous constituer comme force d’interruption plus que comme force de proposition ». Extraits.

« Bienvenue pour un voyage d’un autre temps dans des paysages extraterrestres », annonce la guide. A une heure de Séville, en Andalousie, je viens de prendre place dans le petit train affrété par la fondation Rio Tinto pour promener les touristes dans le célèbre bassin minier espagnol. Les wagons s’ébranlent vers la vallée aride et tout le monde sort son smartphone. (…)

En 1888, la pollution au soufre provoquée par la technique de la calcination des pyrites à l’air libre avait pris une telle ampleur que mineurs et villageois s’étaient unis contre l’entreprise. Un matin de février, hommes, femmes et enfants envahirent la mairie du village voisin de Zalamea aux cris de « A bas les fumées, vive l’agriculture ! ». L’après-midi, le gouverneur ordonna à la Guardia Civil de tirer sur la foule de 12 000 personnes réunie devant la mairie de Rio Tinto, faisant près de 200 morts. C’est cette mine qui à donné son nom à l’entreprise Rio Tinto, aujourd’hui troisième groupe minier de la planète – celui-la même qui nous accueille à bord de son petit train.

Mars sur Terre

Pendant une petite heure, nous avons le privilège d’observer de lugubres collines noires qui ressemblent à de la suie agglomérée, des « scories de fonderie ». Puis de magnifiques « dépôts d’acide sulfurique », succession de monticules rouges et gris qui, bientôt, font place à une vaste

plaine dite « cyanurée », poussière ocre vif à perte de vue. Wagons rouillés, débris de bois calcinés, montagnes de stériles encore, suivies d’étranges collines rouges ponctuées d’improbables petits étangs d’eau noire ou orange. Enfin, le clou du spectacle : le fleuve Rio Tinto lui-même, filet d’eau rouge dont l’acidité est telle que « rien n’y survivrait, pas un poisson, pas une grenouille : un écosystème unique au monde », s’enthousiasme la guide. (…)

« Appréciez, commente la voix, ce paysage étrange qui ressemble à la planète Mars. » D’ailleurs, qu’aperçoit-on au loin ? Un dôme blanc, semblable à une base spatiale. La NASA est venue avec ses chercheurs et ses astronautes réaliser quelques séances d’entraînement pour la conquête de Mars à Rio Tinto, dont les collines et les eaux privées de vie, hormis quelques organismes monocellulaires et autres bactéries mangeuses de soufre, rappellent la planète rouge.

Comment empêcher les oiseaux morts de pleuvoir sur la ville ?

Sur un lac de montagne, une oie sauvage est traquée par un drone. Il est équipé de grandes pattes métalliques, de lumières stroboscopiques et de sirènes hurlantes. Depuis un ponton aménagé sur la rive, des hommes l’observent, fusil à la main, prêts à tirer. L’oie ne bouge pas. Un instant plus tard, faute d’avoir réagi à la présence du drone, elle est prise en chasse par un petit bateau télécommandé qui fonce vers elle dans un petit nuage d’écume palpitante. L’oie s’envole. Étrange vision que cet arsenal dirigé contre un oiseau blanc tranquillement posé sur l’eau. La séquence est diffusée dans un journal télévisé, aux États‑Unis, en 2018 .

Pour comprendre cette séquence, il faut revenir deux années en arrière. Un jour de novembre 2016, dans la petite ville minière de Butte dans le Montana, il a plu des oies sauvages. Il en est tombé, mortes, dans les rues, sur le parking du Walmart, devant le casino. Sur le lac de montagne qu’on aperçoit dans la vidéo, on a retrouvé près de 4 000 cadavres, cotonneuse marée de plumes blanches flottant à la surface de l’eau. Ce jour‑là, 10 000 oies s’étaient posées sur le lac pour s’abreuver pendant leur migration.

Mais le lac n’est pas un lac, c’est le Berkeley Pit, une mine de cuivre à ciel ouvert exploitée entre 1955 et 1982. Et l’eau n’est pas de l’eau, c’est une mer d’acide pleine de cadmium et d’arsenic. Quand on a arrêté d’exploiter cette fosse et de pomper l’eau du sous‑sol pour accéder au gisement, la nappe phréatique est remontée, comme souvent à la fin des travaux miniers. La pyrite contenue dans la roche a acidifié l’eau qui a fait réagir les autres minéraux présents dans la roche. Les oiseaux s’y empoisonnent en quelques minutes.

Avant novembre  2016, les habitants de Butte avaient déjà vu des oies sauvages mourir en masse après avoir fait étape sur le Berkeley Pit. Mais après cette dernière intempérie macabre, les autorités ont contraint Montana Resources, actuelle exploitante de la mine de cuivre, et Atlantic Richfield Company (Arco), filiale de BP et ancienne exploitante, à prendre des mesures de protection.

La chose est plus compliquée qu’il n’y paraît. La fosse de deux kilomètres de long est trop vaste pour qu’on puisse la recouvrir d’un filet. On ne peut pas y circuler en bateau car ses berges instables ont tendance à s’effondrer. Les entreprises ont édifié un ponton de surveillance où des salariés de la mine se relaient pour effrayer les oiseaux à coups de fusil. Mais comme les oiseaux migrateurs sont souvent très fatigués au cours de leur voyage, cela n’a pas suffi. On a fait installer une batterie de générateurs de bruit qui émettent des sons stridents toutes les trois minutes. Puis des détecteurs lasers et des feux d’artifice de précision qui explosent aux quatre coins de l’ancienne fosse dans une ambiance de 4 juillet. Mais ça n’a pas suffi.

On a alors commandé un faux aigle en plastique –  un drone  – pour survoler l’eau. Est‑il trop inoffensif avec ses taches beiges et roses ? Il est désormais accompagné d’une créature plus menaçante : l’hexacoptère. C’est un drone aux pattes d’araignée géantes équipé de flashs, d’émetteurs d’ultrasons et de sirènes, dont le cœur est rempli d’un chargement de ballons en plastique fluo multicolores. Leur largage est déclenché à distance et ils se gonflent automatiquement, dans le but, semble‑t‑il, que les oies repartent terrifiées à la vue de cet étalage de kitsch.

L’affaire ne semble pas réglée. Montana Resources et Arco ont dû mettre en place un monitoring des migrations d’oies sauvages : les stations ornithologiques de la région surveillent les mouvements des animaux. Et il a fallu recourir au VRAD, le Vortex Ring Avian Deterrent, un imposant répulsif aviaire à effet cyclone. Le VRAD est une sorte de camion dont l’arrière est équipé d’un énorme canon surélevé de deux mètres de long et de plusieurs bouteilles de gaz propane. Stationné sur la rive, il n’envoie pas de projectile mais souffle régulièrement une charge d’air à 320 km/h. L’explosion émet un bruit assourdissant, « même avec des boules Quies dans les oreilles et un casque par‑dessus », atteste une journaliste locale .

Reste une difficulté : les riverains. Le Berkeley Pit se trouve en bordure immédiate de la ville minière de Butte, à 300 mètres des premières habitations. Cette course à l’armement particulièrement bruyante ne passe pas inaperçue. Mieux vaut tester des techniques lumineuses. Comme un gigantesque système d’éclairage à balayage qui servait auparavant à surveiller une cour de prison. Ou encore un laser suffisamment puissant pour projeter un faisceau vert jusqu’à l’autre bout du lac, à plus de deux kilomètres de là. L’intérêt, explique un employé de Montana Resources, est que ces lasers imitent les yeux des prédateurs : « Je peux vous assurer que j’ai vu des centaines de vidéos de démonstration de répulsifs à laser vert, et je dois dire que la réaction des oiseaux, en particulier des oies, est significative. Quand elles voient ce point vert, elles se disent : “Bon Dieu, je suis poursuivie par un coyote !” »

Montana Resources et Arco auraient dépensé ces dernières années plus d’un million de dollars pour tenter de dissuader les oiseaux de se poser sur l’ancienne mine à ciel ouvert. Mieux vaut en rire, car le Berkeley Pit restera hautement toxique pour plusieurs milliers d’années. Est‑ce que quelqu’un s’amusera encore à y promener des drones‑ araignées chargés de ballons en plastique en l’an 3000 ? C’est peu probable. Toujours est‑il que si les pluies d’oies sauvages sont la conséquence la plus visible de l’héritage minier de Butte, c’est loin d’être la plus grave.

La mine de Butte a été créée dans les années  1880, quand George Hearst, père de Randolph Hearst (magnat de la presse immortalisé par Orson Welles sous le nom de Citizen Kane), y a bâti une partie de son immense fortune en exploitant ses filons d’argent puis de cuivre. (…)

En un siècle, le palmarès de Butte a changé de nature. Après avoir été la plus grande mine de cuivre des États‑Unis, elle figure aujourd’hui en tête des zones les plus polluées du pays. En 1983, l’Environmental Protection Agency (EPA) l’a classée sur la « liste des priorités nationales » des sites Superfund (fonds spécial pour l’environnement) particulièrement dégradés dont elle supervise la réhabilitation. La zone contaminée de Butte et alentours, officiellement répertoriée, mesure 220 km². Dans toute la ville, les rivières et les zones environnantes, dans les eaux souterraines, les déchets issus de l’exploitation ont laissé des concentrations très importantes d’arsenic, de mercure, de cadmium et de plomb. Les enfants de zéro à quatre ans y ont six fois et demie plus de cancers du cerveau et du système nerveux que dans le reste du Montana .

Depuis quarante ans, les tentatives de décontamination se poursuivent. Sur des dizaines de kilomètres, on a décaissé le lit de la rivière Silver Bow, les berges et les plaines et déplacé des millions de mètres cubes d’alluvions et de sédiments contaminés. On a créé des systèmes pour détourner les eaux souterraines. On a créé des lacs artificiels pour recueillir les résidus miniers afin qu’ils ne soient pas entraînés par les précipitations vers les cours d’eau en aval. On a détourné le lit de la rivière et installé des pompes pour éviter le drainage des toxiques. On a saupoudré de chaux les collines et les plaines pour neutraliser l’acidité. On a recouvert des centaines d’hectares de bâches en géotextile pour limiter la dispersion des déchets par le vent et le ruissellement. On est intervenu dans 1 602 maisons pour limiter l’exposition aux éléments toxiques en nettoyant les caves, les greniers et les jardins. Mais la zone reste hautement contaminée. Tous ces travaux ne visent, selon l’agence environnementale, qu’à « contrôler les risques inacceptables pour la santé humaine », c’est‑à‑dire à parer au plus pressé en limitant les dégâts.

La lecture des milliers de pages d’analyses et de rapports consacrés à Butte rappelle singulièrement les lendemains de Tchernobyl : condamner des collines et des lacs avec des barbelés ; décaisser, déplacer, bâcher, enterrer des millions de mètres cubes de terre rendue menaçante par un mal invisible. La pollution minière est irréversible et, pour nos échelles de temps, presque éternelle. Il n’est pas possible de décontaminer, car il n’existe pas de procédé permettant de neutraliser ces poisons que sont le mercure, le plomb ou l’arsenic. Comme pour la radioactivité, « décontaminer » signifie déplacer la pollution. Il n’existe que deux manières de le faire : la disperser ou la concentrer. Reflet de cette impuissance, les méga travaux menés à Butte consistent à transporter par camion des montagnes de terre pour la stocker dans d’autres sites, eux‑mêmes si pollués qu’on a abandonné toute idée de réhabilitation.

 

Le nouvel héritage

À la fin des années 1990, quand les mines ont fermé dans d’anciens pays producteurs comme les États-Unis ou la France, les pouvoirs publics ont dû se rendre à l’évidence : l’activité minière a enclenché des phénomènes qu’on ne sait pas maîtriser. (…) En France, ce nouvel héritage s’appelle « l’après-mine ». Entre le XVIIIe et la fin du XXe siècle, près de 5600 mines ont été exploitées sur le territoire métropolitain : mines de charbon, de plomb, d’argent, de zinc, de fer, de cuivre, etc., ainsi que 244 mines d’uranium. Elles ont laissé des milliers de dépôts chargés d’éléments toxiques, parfois radioactifs, qu’il faudrait aujourd’hui confiner. Certains de ces dépôts sont des collines, comme le stockage de Montredon (270 mètres de haut) près de l’ancienne mine de Salsigne, dans l’Aude ; ou des vallées, comme les 50 hectares de résidus à l’arsenic laissés par l’ancienne mine d’or du Chalard en Haute-Vienne. Il faudrait désormais faire en sorte que ces déchets ne soient pas lessivés par les précipitations qui font migrer les polluants vers les rivières, les champs, les habitations.

 

Une cosmologie extractiviste

Une concession d’hydrocarbures est un permis minier au même titre que la concession d’une mine

de cuivre. Le problème des gaz à effet de serre ne doit pas effacer le fait que notre monde est le produit d’un régime minier – et que c’est à la poursuite et à l’amplification de ce même régime que les élites ont décidé de suspendre notre destin. Pour nous projeter dans d’autres imaginaires, pour opérer la bifurcation nécessaire et urgente face a la destruction du vivant, nous avons besoin de transformer cette conception du monde-gisement. Telle est notre hypothèse : c’est par l’activité minière et les conceptions qui lui sont historiquement rattachées que ces puissances que nous appelons la « nature » sont devenues matière première potentielle, ressources pour la production, à partir d’un sous-sol conçu comme un réservoir, un magasin. Portons un regard curieux d’anthropologue sur notre conception de la matière première et sur les imaginaires qui ont façonné notre monde d’objets. En Andalousie, les dômes de la NASA posés sur les collines lunaires de Rio Tinto offrent l’image concrète d’une cosmologie extractive : radicale étrangeté de ce peuple qui détruit le sol et ses mondes vivants en creusant la terre pour ériger un monde hors-sol, un monde entièrement reconstruit par l’artifice humain. Ce peuple qui habite déjà la Terre comme s’il s’agissait d’une autre planète tout en nourrissant l’espoir de s’élever vers les cieux et ses autres planètes.

Texte : Célia Izoard Éditions du Seuil, janvier 2024 / Illustration : Louis Tardivier

 

Alors même que 80% des mines sont implantées dans les écosystèmes les plus riches en biodiversité, la loi européenne sur les matières premières critiques visant à accélérer la transition «verte et numérique », vient d’être votée. Elle permettra de limiter les motifs d’objection, en décrétant les mines « d’intérêt public supérieur ».