Numéro 12 régional

L’un dans l’autre : Pascal Comelade et l’art de la reprise

« Un mélange très inhabituel d’humour et d’une profonde tristesse. Une musique à la fois émouvante et vulnérable, mais crédible (…), parfois ça me rappelle les fêtes foraines de mon enfance ou la façon dont le cirque est à la fois triste, beau et vraiment étrange ». PJ Harvey, à propos de Pascal Comelade. (1)

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L’autre jour on parlait des reprises. De notre goût pour ça. De l’histoire de la reprise, contradictoire et pleine de tensions, génératrice de splendeurs et d’ignominies, allant de l’hommage à la maltraitance, de la déférence au vampirisme. De fil en aiguille, on en est venu à aborder le Velvet Underground. Eh oui, on en parle encore, plus de cinquante ans après. On en parle sûrement trop, car comme disait Frank Zappa, « parler sur la musique c’est comme danser sur l’architecture ». M’enfin, quand on est un peu obsédé par ça, on a du mal à réprimer ce plaisir ado d’en parler des heures et de se pourlécher des récits, anecdotes, faits d’armes des musiciennes et musiciens, groupes, scènes, genres, etc. On se disait donc : Velvet Underground & Nico, l’album « banane », sorti en même temps que Sergent Pepper des Beatles, 1967. Pas du tout la même histoire, pas du tout la même musique, mais deux moments qui secouent bien le cocotier. Le second dans la lumière, le premier dans l’ombre, mais selon les mots de Brian Eno, « peu ont acheté ce disque mais tous ont monté un groupe ensuite » ; c’est dire l’impact et l’influence qui en résultera. Et pourtant, ce groupe qui a tant marqué, qui a tellement fait de petits, reste quasiment impossible à reprendre. Nombreux s’y sont cassé les dents, tentatives souvent merdiques – rock trop carré genre Rodolphe Burger, ou bien style gendre idéal propret à la Beck, et même The Feelies pédalent bien dans la semoule avec leur double live dédié aux chansons du Velvet – ou tellement éloignées qu’on n’y voit plus goutte, à côté de la plaque ou hors-sujet. Joy Division avait très bien tiré son épingle du jeu avec la reprise de Sister Ray en 1981, Nirvana suivra avec un très correct Here She Comes Now en 1991. De ça de là, épars, quelques autres essais réussis, ne snobons pas, et d’adorables déclarations d’amour, à la façon de Jonathan Richman pour n’en citer qu’un. 

Plat Combiné

 

Puis Pascal Comelade arrive là-dedans, avec l’air de ne pas y toucher, et fignole en douce un album sept titres nommé Velvet Serenade, sorti en 2023 sur un label allemand. En compagnie, ni plus ni moins, de Lee Renaldo, guitariste de Sonic Youth, héritier new-yorkais velvetien par excellence, et du batteur Ramon Prats… Quelques pianos petits et grands, des guitares sans effet de manche, une batterie minimale, parfois de la voix. Humilité du propos, douceur et tension, ni trop proche ni trop éloigné du sujet ; à la bonne distance. Les meilleures reprises du Velvet entendues depuis si longtemps, ni fades ni ampoulées.

Il faut dire que la reprise, Comelade il en connaît un rayon, c’est quasiment sa génétique.

Né à Montpellier au milieu des années 50, de parents catalans, il consacre sa vie à passer les frontières, de Vernet-les-Bains dans les Pyrénées Orientales à Barcelone, et à brouiller les pistes, naviguant de la musique expérimentale aux musiques populaires. Allers-retours nécessaires et vivifiants. Surtout ne pas s’enfermer, se laisser réduire. Sa musique, lumineuse mais tapie dans l’ombre, est exclusivement et obsessionnellement instrumentale, baignée dans l’électronique expérimentale des premières heures, les musiques populaires, les b.o de films, les orchestres folkloriques catalans et roussillonnais, les chansonnettes italiennes, la musette, le rock’n roll pur jus, le krautrock, le blues séminal, la pop minimale, les répétitifs américains, etc. Ses maîtres sont Érik Satie, Nino Rota, Suicide, MC5, Faust, Brian Eno, les Cramps, Robert Wyatt et quelques centaines d’autres qu’il collectionne compulsivement en 45 et 33 tours depuis l’enfance, quand il écoutait la radio la nuit et suivait les bals de rue. Il s’y réfère en permanence, tout en tâchant, sa vie durant et le long de la quarantaine d’albums publiés sous toutes formes et différents labels, de créer son propre langage. Il revendique la simplicité, la spontanéité, une forme d’amateurisme (ne sachant ni lire ni écrire la musique), une sorte d’art modeste. Pas brut, mais pauvre et dépouillé, avec un goût immodéré pour les rebuts, les impuretés, le bordélique, le craspouille et surtout le non calculé. « Je monte, je fais mon travail, je repars. Je ne pense pas spectacle, je me dis juste : allons faire de la musique, quelque part.» (2)

Pour décrire rapidement ou fénéantement la musique de Comelade, certains diront easy-listening ; mais avec l’easy-listening on peut faire la sieste tranquille. Là, pas moyen, on est trop stimulés : les morceaux sont souvent courts, voire très courts (quelques secondes dans Haïkus de piano), ça change tout le temps alors on dresse l’oreille, ça frôle souvent la dissonance de près, les timbres sont parfois crincrins (kazoo, cuivres mal embouchés, xylophones cheap), et toutes les ritournelles nous appellent à fredonner. Donc pas si easy que ça, enfin pas toujours. L’exécution est à la fois paradoxalement un peu raide et complètement brinquebalante, toujours sur le fil. Sa volonté n’est pas de choquer ou de flatter l’oreille, mais de faire le pont entre toutes ces musiques viscérales auxquelles il souhaite rendre hommage. Il veut s’y fondre, s’y noyer, tellement fidèle et tremblant, « un pied dans la tradition, un pied dans le rock’n roll, et un autre dans le cosmos ! » comme le dit malicieusement et avec admiration le dessinateur catalan Francesc Capdevila (3).

Rejoindre l’autre sans l’usurper

Alors, très vite, dans ses disques, les reprises fleurissent. Cet exercice, érigé en art, demande de la délicatesse, et une relation honnête avec l’objet ; pas de condescendance, ni malice ou second degré. Tout au plus une pratique du détournement, façon situ, qu’il ne se gêne d’ailleurs pas de détourner, manière d’un peu désacraliser et de renvoyer l’ascenseur. Ces reprises, alignées aux côtés de ses compositions, sèment le trouble ; on les assimile, on ne les différencie plus… Cette chanson, c’est de lui, c’est d’un autre ? Qu’importe, ce qui prévaut c’est sa patte, son genre, sa sonorité. Et qu’il emprunte, reprenne, détourne, s’amuse avec, démantibule telle ou telle chanson, elle finit par devenir sienne, engloutie dans sa grande œuvre. Poisson noyé. Comelade se fond dans tous les compositeurs qu’il admire. « Je est un autre » disait Rimbaud. Alors élisons Comelade roi de l’altérité. Rejoindre l’autre sans l’usurper, puiser en lui sans l’assécher, créer plutôt une sorte de caisse de résonance, faire écho à sa puissance poétique. Engager un dialogue et reconnaître la « redevabilité » qu’on a auprès de lui, cet autre qui loge en nous. La reprise comeladienne comme un grand geste humaniste !

C’est avec le Bel Canto Orchestra, formation variable ayant accueilli en son sein au moins cent (!) musiciens et musiciennes entre 1983 et 2015 et qu’il dirige à sa façon (4), que les reprises viennent considérablement augmenter le répertoire. L’instrumentarium ici détonne : pianos jouets, guitarettes en plastique, percussions de poche, joujoux divers, matériel non noble, et « vrai » piano, guitare, cuivres, pour un son unique et reconnaissable entre mille. Le groupe répète peu ou pas, les musiciens ne sont pas tous pros, loin de là, les amitiés et accointances priment sur tout le reste. L’idée de Comelade est la suivante : « Je choisis des thèmes que chaque musicien peut éventuellement connaître, ouvrant grand l’éventail, de Sex Machine à Ti Amo, passant par Honky Tonk Women (…). Même contraint, ce large choix ne relève ni de la paresse ni de l’ironie. Ceux qui pensent que je choisis certaines reprises pour le second degré se trompent. Je ne vais pas perdre mon temps à reprendre des choses qui ne m’intéressent pas » (5). Il faut les entendre, ces morceaux passés à la moulinette comeladienne ; réduits généralement à leur essence, des squelettes sans rien autour, des chansons pas développées aux émotions fulgurantes et limpides, parfois renommées, déclinées sur plusieurs albums sous diverses formes, comme ça a beaucoup été fait dans le jazz. Comelade n’hésite pas à se reprendre lui-même, comme embarqué dans une immense boucle temporelle, affective et mémorielle. Art du recyclage, de la réduction, de la citation, art toujours sincère et aimant, même si teinté d’autodérision dépréciative par moments.

Si la reprise, cover en anglais (6), est souvent associée, à tort, à un exercice de style mineur et trivial, elle est aussi névralgiquement tour à tour hommage et source d’inspiration, de pillage, de récupération, preuve d’audace, recherche de légitimité, positionnement esthétique, parodie ou pastiche, etc. C’est une vraie caméléone.

Chez Comelade, elle est avant tout une déclaration d’amour et d’humour (7), une reconnaissance envers les référents communs, mais aussi, et sûrement surtout, elle est un subtil exercice de re-création de soi. Nostalgique (passé réactivé) et projective (la chanson a traversé le temps et trouve une seconde vie, un genre de réincarnation), elle re-déploie les émotions de celui qui la joue comme pour celui qui l’écoute, oscillant entre attachement au passé et volonté de nouveauté.

Répéter et refaire, mais différemment. Dans un double mouvement, se rapprocher de l’origine, mais s’en distancier aussi. Reprendre n’est pas copier, on aurait affaire sinon à un simple double. Poussée à son paroxysme, la reprise peut aller très loin, monter très haut. Dans son art, Comelade s’affiche aux côtés du Portsmouth Sinfonia (8), des Residents (9), et même de Philippe Katerine (10) : irrévérencieux parfois mais jamais moqueur, amoureux troublant et trouble, amenant la musique vers une sorte d’ailleurs, déjà-vu, teinté d’une inquiétante familiarité.

Reprendre, ce n’est pas seulement redire et refaire, c’est re-raconter l’histoire, celle du temps qui est passé entre la première version et la nouvelle ; la vie a eu le dessus. Reprendre, c’est revivre.

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Au moment de clôturer cet article, en replongeant dans la massive discographie de Pascal Comelade, nous (re)découvrons que l’album Danses et Chants de Sylvadie, sorti en 1994 et que nous avons pourtant eu sous les yeux pendant des années en format cd, porte le sous-titre Apologie de la reprise individuelle. Comme une évidence qu’on n’avait pas vue, puisqu’il s’agit en plus d’une compilation de 30 reprises.

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Sources

1 & 3 : Fragments Polyfacétiques, une série filmée et réalisée par Olivier Cavaller ; sept personnes parlent de leur relation avec le musicien, dont PJ Harvey, Francesc Capdevila, Jean-François Stévenin, Didier Banon (batteur du groupe punk OTH)…

2 & 5 : Pascal Comelade, une galaxie instrumentale, Pierre Hild (auteur par ailleurs du très beau petit livre Moondog légende), Le Mot & le Reste, 2016.

4 : « Un chef d’orchestre qui ne dit rien aux musiciens, qui ne commande pas, et tous les musiciens font sa musique… c’est un phénomène à expliquer encore… », paroles du poète catalan Enric Casasses dans Pascal Comelade, portrait avec pianos, film documentaire réalisé par Jean-Louis Cros en 1993.

6 : C’est amusant que le mot anglais pour reprise soit cover ; soit couverture. On imagine un voile venir recouvrir la chanson originale, un tissu transparent, tulle ou mousseline, qui laisse visible ce qui est dessous, qui recouvre mais ne cache pas.

7 : La blague, le potache, le poussage de bouchon, l’absurde, voire l’imposture sont omniprésents chez Comelade ; dans son plaisir du titrage dadaïste des chansons, dans son audace frôlant l’auto-illégimitisation ou l’autodestruction, dans son air de pas y toucher, sa nonchalance. Alfred Jarry, Alphonse Allais, Salvador Dali, Raymond Roussel, Wallace et Gromit font partie de son panthéon.

8 : The Portsmouth Sinfonia, orchestre symphonique fondé en 1970 par Gavin Bryars, réunissait des musiciens qui devaient choisir des instruments qu’ils ne maitrisaient pas, et des non-musiciens. On leur soumettait de grandes oeuvres classiques, qu’ils jouaient comme ils le pouvaient. À écouter absolument Plays the Popular Classics et 20 Classic Rock Classics.

9 : Le deuxième album des Residents, The Third Reich ‘n’ Roll, sorti en 1976 s’attaque à la culture musicale populaire : réinterprétations désossées de standards rocks ayant subi de violentes déconstructions.

10 : Pas sûr que Comelade se reconnaisse dans une proximité avec le chanteur Katerine, qui, dans 52 reprises dans l’espace, enregistre une reprise par semaine pendant l’année 2010, uniquement des chansons francophones traitées sans moquerie ni condescendance, même lorsqu’il s’agit de La Queueleuleu, Saga Africa ou Papayou.

Et puis une courte vidéo dans laquelle le Bel Canto Orchestra joue avec la Cobla San Jordi (orchestre barcelonais qui accompagne les danses traditionnelles catalanes) au festival les Nuits de Fourvière en 2015, dans laquelle les interprétations nous ont quasi tiré des larmes.