Les vieux s’organisent
Marion, 32 ans, aide à domicile en Creuse, s’est rendue au « contre-salon des vieilles et des vieux » organisé à Paris en novembre par le « conseil national autoproclamé de la vieillesse ». Ce mouvement tente de changer le regard sur la vieillesse et d’inclure les vieux et vieilles dans les politiques qui les concernent. Interview.
Quand on voit la proportion de vieux qui votent Macron, on se demande s’ils ne sont pas déjà au pouvoir ?
Si, mais en vieillissant c’est la première fois que les personnes à l’origine de ce salon se retrouvent en marge. Elles commencent à comprendre qu’elles seront dépossédées du contrôle de leur fin de vie. Que ce seront leurs enfants ou l’État qui décideront. Parmi ces personnes, on trouve en gros une génération qui a « fait » Mai 68 et qui en a bien profité. Quand ils et elles étaient jeunes, la société ne leur convenait pas, ils se sont organisés eux-mêmes pour se faire une place. Arrivées à la vieillesse, ils se rendent compte qu’elles doivent aussi s’auto-organiser pour défendre leurs intérêts. Ce sont loin d’être les personnes les plus défavorisées, elles ont plutôt de bonnes retraites mais malgré cela elles ressentent la discrimination âgiste.
La première tendance que j’ai vue au contre-salon c’est celle des vieux qui veulent être « encore performants ». Dans une des tables rondes, des médecins âgés disaient : « On n’est pas vieux. On travaille encore. On veut continuer à être vus comme les ressources incroyables que nous sommes. » Ils revendiquent le droit de pouvoir travailler plus tard et à continuer à être vus comme précieux pour la société. Ils se plaignent de devoir mentir sur leur âge pour pouvoir continuer à travailler dans certaines structures. Une universitaire, toujours directrice de thèse à 85 ans, avait le même type de discours.
C’est la gérontocratie ?
Ce sont ces vieux et vieilles-là qui ont encore le pouvoir, ne veulent pas le lâcher et ne veulent pas se percevoir comme vieux. Leur seule demande semble être que la société ne change pas. Pour eux, tu peux être encore super utile à n’importe quel âge. Tu es pareil à 85 qu’à 45. À la question « À quels moments te sens-tu vieux ? », un homme de 85 ans a répondu : « Quand mon fils de 11 ans me dépasse à ski sur une piste noire. » Il voulait montrer qu’il était encore viril, qu’il bandait encore, qu’il travaillait encore et qu’il faisait du ski. Il était comme une caricature de cette posture qui demande juste à ce que le regard change.
Changer le regard, ça veut dire quoi ?
L’image de la vieillesse dans les médias, c’est surtout les Ehpad et les personnes très dépendantes. Globalement, les vieux et vielles qui « font des trucs utiles dans la société » paraissent sous-représentés. Donc un discours très courant est : « Il faut changer le regard sur la vieillesse et montrer qu’on continue à faire plein de trucs comme les autres. » Cette tendance peut prendre la forme du travail d’une artiste qui produit des photos de femmes vieilles « mais super sexy quand même ». A priori c’est hyper empouvoirant. Les personnes qui ont été modèles sont hyper fières de montrer qu’« à 80 ans on peut faire de la photo de mode ». Également dans l’idée de se mettre en valeur, on entend de nombreux discours qui insistent sur l’énorme poids économique des vieux.
Les vieux et vieilles veulent montrer leur valeur ?
Oui, ces discours reviennent toujours à se battre sur le terrain de la valeur. À défendre le fait que, même vieux, tu as de la valeur. Dans une société marchande, au final, tu montres que tu vaux des thunes. Dans une société patriarcale hétéronormée, tu montres que soit tu es encore un bonhomme viril, soit tu es encore une meuf sexy. Cela se retrouvait dans un certain nombre de prises de paroles. Ce n’est pas ce qui me passionne le plus.
N’est-ce pas facile à dire quand on a 32 ans ?
Je reconnais que je ne suis pas concernée. C’est sûr que mon point de vue est situé. C’est celui d’une jeune. Je ne me rends pas compte concrètement comment on peut souffrir quand on est invisibilisé·e, ostracisé·e, alors qu’on veut encore une place dans cette société. Ça peut certainement être très violent. Mais d’un autre côté, les discours sur la valorisation et la performance conduisent aussi à repousser d’autres vieux que l’on ne veut pas voir : ceux qui sont vraiment dépendants, légumes dans un Ehpad. Ils n’ont pas de valeur marchande. Ce ne sont pas des ressources. Pour personne. Faut pas se mentir. Si tu ne penses qu’en termes de valorisation, ça ne marche pas pour tout le monde.
Mais alors quelles sont les réponses à ce discours de la performance ?
D’autres gens disent : « En fait, non : être vieux, cela change des choses dans le corps et la matérialité. Les expériences vécues ne sont plus les mêmes que quand tu es jeune. Tu es par exemple de plus en plus en contact avec la mort des gens qui t’entourent. Ça, c’est nouveau. Tu ne peux plus faire certaines choses. Le rythme change… » Ces personnes acceptent qu’elles ne sont pas comme à 45 ans, qu’elles n’ont pas la même productivité, qu’elles ont besoin de lenteur. Elles ont besoin de services publics, d’accessibilité et de choses dont elles ne voyaient pas forcément l’utilité avant. Elles sont dans l’écoute de ce qui se passe en elles et chez les autres personnes de leur âge. Elles prennent conscience qu’elles deviennent une classe un peu différente, avec des besoins différents.
Les personnes âgées donnent des soins à d’autres tout en étant elles-mêmes en position de recevoir des soins. Comment cela s’articule-t-il ?
Les femmes contribuent énormément, durant leur retraite, à des enjeux de soin. Elles s’occupent des petits-enfants. Elles font tourner le monde associatif français, en fait. En cela, elles représentent une part énorme du PIB. Mais chercher à montrer que cela a de la valeur, pour moi, cela rejoint des combats et une façon de repenser la société dans son ensemble. Par exemple, moi je bosse dans l’aide à domicile et ce n’est pas perçu comme ayant de la valeur. Les salaires des aides soignantes et de la plupart des gens qui bossent dans le soin sont très bas. À la retraite le soin n’est pas valorisé, mais ça ne l’est pas avant la retraite non plus.
J’ai l’impression que la révolution que les vieux pourraient amener devrait englober la question de la définition de la valeur et de « l’utilité » des êtres humains dans la société qu’on veut construire, notamment la place des vieux dans le domaine du soin. Ils vont bientôt être bénéficiaires de soins. Ils sont parfois déjà pourvoyeurs de soins. Ils ont envie d’être intégrés dans notre société qui ne les reconnaît pas là-dedans. Ils vont être maltraités parce que les gens qui vont s’occuper d’eux ne seront pas reconnus non plus. C’est cela qui m’intéresse le plus : je m’en fous de savoir si je serai sexy à 80 ans. Je n’ai pas plus envie de l’être à 80 qu’à 30 ans. La notion d’être productive ou d’être une ressource, c’est pareil : une ressource pour construire quoi ? Cette question, c’est intéressant de se la poser à 80 ans, mais aussi à 30 ans.
Quels rapports aux luttes ont les personnes que tu as croisées au contre-salon ?
Plein de personnes débarquaient totalement. Elles ont été au centre ou à droite toute leur vie, tout leur a réussi, et maintenant elles se disent :« Oh ! Mais il y a des choses qui sont injustes dans la société ! Et on en souffre ! On va le dire. On va prévenir les politiques et les journalistes que ce n’est pas normal. Et quand ils sauront, ça va changer ! » [rires]
Pour moi c’est hyper naïf et typique des gens qui ne se sont jamais intéressés aux luttes. Je ne suis pas une experte mais il me semble que tu ne gagnes pas des luttes juste parce que tout d’un coup les dominants se rendent compte qu’ils font du mal aux dominés. Ça ne marche pas comme ça.
Ceux et celles qui étaient le plus au fait des rapports de pouvoir, c’était notamment les ancien·nes militant·es d’ActUp, les premiers qui ont bénéficié de trithérapies, qui aujourd’hui sont vieux et dont certains étaient également au contre-salon. Face au sida, ce n’est pas en demandant gentiment qu’ils ont obtenu des choses. Et s’il faut se faire voir, eux ont su le faire d’une façon qui était à la hauteur de ce dont il y avait besoin.
Concrètement, quelles luttes sont envisagées ?
Sur les modes d’actions, plusieurs idées ont été lancées : « Est-ce qu’on se rallie à des mouvements politiques ? » sachant que ceux-ci viennent déjà les draguer à fond. La réponse était plutôt « non, méfiance. » Autre possibilité : « Est-ce qu’on devient un espèce de lobby des vieux, qui porte des revendications de vieux ? » J’ai l’impression qu’ils et elles prennent un peu cette voie-là, tout en ayant envie qu’il y ait des groupes locaux qui mènent des projets.
Autre question : « Est-ce qu’on crée aussi une force militante pour des actions ? » Même si leur réflexion est embryonnaire et s’ils ne sont pas d’accord sur tout, il y a des points communs à tout le monde. Par exemple, actuellement des Ehpad de 700 places sont en train de se créer. A priori, personne n’a envie de finir dans ce genre de bâtiments. Comme face aux grands projets écocides, des actions comme des die in devant ces chantiers sont imaginables. Pour dire « Non, ces trucs-là ne vont pas être construits. Ce n’est pas possible. » Le refus de « l’Ehpad-machine » fait consensus.
De même, sur la fin de vie, tout le monde a envie d’avoir accès à un droit à l’euthanasie. C’est peut-être possible d’adopter rapidement des formes militantes sur ces questions, parce qu’on sait déjà qu’on veut avoir ce droit-là, qu’il n’y a pas de débat.
Quelles réflexions y a-t-il sur le genre ?
J’ai participé à plusieurs ateliers sur le genre et le vieillissement. Un truc que j’ai appris, c’est que, certes toutes les inégalités économiques qui pèsent sur les femmes dans la vie active se retrouvent dans la vieillesse et la fin de vie, mais plusieurs sociologues ont expliqué que, dans des enquêtes sur « Comment se sentent les gens dans la vieillesse », les femmes s’en sortent vachement mieux que les mecs. En gros les hommes se socialisent principalement par le travail. Et quand ce travail s’arrête, ils galèrent à retrouver une utilité dans la société. Tant qu’ils pratiquent encore disons du bricolage ou du sport, ils y arrivent un peu. Mais vient un moment où c’est compliqué de se réinventer en tant que mec, notamment parce qu’ils sont plus isolés et moins en contact avec des réseaux de solidarité autres que professionnels.
Annie Ernaux, présente au salon, a sorti à un moment : « La vieillesse, cela ne marche pas avec la virilité ». Trouver son identité pour un homme vieux, ce n’est pas évident. Alors que pour les femmes, en gros, entre 40 et 50 ans, c’est galère parce qu’elles commencent à ne plus jouer dans le game de la séduction. Elles sont mises de côté parce qu’elles sont considérées comme n’étant plus désirables. Donc après, la plupart ont déjà été habituées à avoir plusieurs rôles et plusieurs casquettes dans la vie. Elles ont eu un rôle hyper multitâches à l’intérieur du foyer, où elles avaient besoin d’être autonomes. Tandis que les hommes ne le sont pas. Quand ils se retrouvent veufs, s’ils ont eu une femme qui s’est occupée des tâches ménagères, ils galèrent.
Pourquoi les femmes s’en sortent mieux ?
Généralement, elles ont plus de rôles associatifs. Parce qu’elles sont socialisées pour être dans le care. Cela peut faire qu’elles traversent mieux leur retraite ou qu’elles y trouvent un sens. Certaines sociabilités se mettent plus facilement en place entre femmes une fois qu’elles ne sont plus dans la compétition qui est la leur quand elles sont dans des rapports de séduction avec des hommes. En tant que femme, comme les hommes ne te regardent plus comme un objet de séduction à partir d’un certain âge, cela crée aussi des sociabilités qui peuvent être joyeuses et riches entre femmes plus tard. Alors que les hommes galèrent a priori un peu plus. Et il y a plus d’archétypes de femmes âgées : la grand-mère, par exemple, a un rôle reconnu et valorisé d’une certaine façon dans la société. Les femmes investies dans les assos aussi. En tout cas, il y a plus d’archétypes pour de vieilles femmes que de vieux hommes. Je ne suis pas allée voir les enquêtes mais je trouvais la réflexion intéressante.
Quelle image gardes-tu du salon ?
J’ai trouvé ça très beau cette assemblée de plusieurs centaines de personnes, toutes aux cheveux blancs, dont plus de 20 % qui avaient passé les 80 ans. Un tel rassemblement alors que ce n’est pas un salon sur la coloscopie, que ce n’est pas médical, que ce sont juste des gens qui font de la politique ensemble, je n’avais jamais vu ça. L’autodétermination par les personnes qui sont concernées, c’est fort, c’est touchant.
Propos recueillis par Yann Bureller / Illustration : Pierro.
Petite annonce
Cher Empaillé, je suis en réflexion pour rapprocher ma maman démente de 84 ans depuis sa Normandie natale jusque dans l’Aveyron courant 2024. Comme pour beaucoup de gens, son état est intermédiaire, trop bien pour un Ehpad mais pas assez autonome pour vivre seule. Je cherche donc une alternative : soit des gens ayant le même souci que moi pour regrouper nos ainé·es par ici, soit des personnes prêtes à accueillir d’autres personnes dépendantes dans leur propre logement. Les objectifs sont : (1) se répartir la charge mentale et l’intendance, (2) diminuer les frais, (3) ne pas engraisser le système des Ehpad. Ce groupe de réflexion commencera par des réunions amicales pour affiner ce beau projet.
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