Numéro 12 régional

L’aliénation parentale, une pseudo-théorie pour les agresseurs

Face à l’inceste, des mères tentent de protéger leurs enfants. Ces derniers peuvent se voir affubler du fumeux « Syndrome d’Aliénation parentale » (SAP) par la Justice et contraints de vivre avec leurs bourreaux. C’est ce qui est arrivé à Mariette et Violaine comme à beaucoup d’autres. Entretien avec Barbara, une salariée du Planning Familial qui a suivi cette mère protectrice.

Tu as travaillé au Planning Familial et dans ce cadre tu as accompagné des femmes, des mères, dites « protectrices », peux-tu nous en dire plus ?
J’étais en poste en tant que « conseillère conjugale et familiale ». Je recevais des personnes, beaucoup de femmes cis (1), en entretien anonyme et gratuit où je pratiquais essentiellement l’écoute active, le non jugement et l’orientation vers des soignant·es repéré·es comme non-discriminant·es et bienveillant·es. Les thématiques abordées étaient surtout la vie relationnelle, affective et sexuelle. Les violences faisant tristement et intrinsèquement partie de ces thèmes, j’accompagnais très souvent des personnes dans ces problématiques et ces douleurs-là. C’est dans ce cadre que j’ai suivi Mariette, une mère « protectrice », pendant trois ans. Elle s’est tournée vers notre association quelques semaines avant que tout bascule pour elle et sa fille, Violaine. L’expression « mère protectrice » (2) vient des États-Unis et désigne les femmes qui tentent de protéger leurs enfants d’un père violent et/ou incestueux. Un fait systémique découlant de la domination patriarcale. Cependant, lorsqu’elles dénoncent les violences du père, ces accusations peuvent se retourner contre elles. Ainsi, si elles choisissent d’empêcher le père de voir son enfant, elles prennent le risque d’en perdre la garde. C’est ce qui est arrivé à Mariette : elle a été soupçonnée d’«aliéner » sa fille contre le père incesteur.

« Aliéner » sa fille ? Peux-tu nous expliquer ce que la Justice entend par là ?
Ces mères protectrices sont soupçonnées d’aliéner l’enfant pour en obtenir la garde exclusive. Les enfants sont alors diagnostiqués comme porteur du « Syndrome d’Aliénation Parentale » [SAP]. Syndrome n’ayant aucun caractère médicalement fondé mais qui était pourtant enseigné à l’École nationale de la magistrature jusqu’il y a peu (3). Ces mères sont alors éloignées de leur enfant victime des violences du père et la garde complète est rendue à l’agresseur. C’est arrivé à Mariette lorsqu’elle a quitté son conjoint qui lui faisait vivre des violences psychologiques, physiques et sexuelles – dont une tentative de féminicide (4). Après leur séparation, elle partageait (malgré tout) la garde de Violaine et un jour sa fille a parlé, avec ses mots d’enfant, de viols commis par son père. Il a fallu du temps pour que Mariette l’entende. Violaine avait seulement trois ans.

Qu’a-t-elle fait quand elle a réalisé ce qui se passait pour sa petite fille ?
C’est très difficile de remettre dans l’ordre tout ce qui s’est passé, leur histoire est tellement violente que les temps et les espaces s’entrechoquent. Au début elle ne l’a pas cru, l’information n’a pas pu entrer dans son cerveau. Le témoignage s’est répété alors elle l’a enfin reçu. Là, elle s’est tournée vers toutes les personnes ressources qu’elle a pu trouver : la gendarmerie, une association qui lutte contre la pédocriminalité (5), une association d’aides aux victimes et de médiation, une psychologue. La petite a été auditionnée, auscultée… Une gendarme lui a conseillé de filmer chaque révélation de violence de sa fille et de réunir des preuves de la violence de son ex-conjoint. Ce conseil a guidé toute sa lutte, puisqu’elle a accumulé une vingtaine d’enregistrements de Violaine qui raconte ce qu’elle vit avec le père, les cauchemars qu’elle fait… Ces enregistrements nous les avons écoutés et retranscrits. Mais aujourd’hui encore, soit cinq ans après les révélations de Violaine, le procès pénal concernant les violences sexuelles n’a toujours pas eu lieu, l’instruction est en cours et la fillette vit chez son agresseur.

Comment a-t-elle pu perdre la garde dans cette situation ?
Lorsque Mariette avait encore la garde, le premier Juge des Affaires Familiales (JAF) a été à l’écoute des révélations et déboutait le père à chaque tentative de demande d’hébergement. Ce JAF a également imposé des visites en lieu neutre en présence de professionnel-les. Lors de ces médiations, ils-elles ont observé les comportements de la petite face au père : elle refusait d’être avec lui, de jouer, elle se cachait… Ces observations figurent dans leur rapport. Cependant Mariette n’a pas présenté sa fille plusieurs fois lors de ces médiations. Elle allait dans le sens de Violaine, qui refusait catégoriquement de voir son père. Celui-ci a finalement fait appel auprès d’un autre tribunal, dans un autre département. Lors de cette nouvelle audience, Mariette n’a pas eu la possibilité de s’exprimer. Seule son avocate l’a représentée. Lui, de son côté, son avocat a réussi à joindre au dossier l’expertise d’un psychiatre que Mariette n’a jamais rencontré. Celui-ci diagnostiquait un SAP. Le verdict était tombé… Les « preuves » (les enregistrements) que Mariette avait pu récolter ne l’ont jamais aidée puisque toutes venaient du fruit de son propre travail et n’avaient aucune validité aux yeux du juge. Les différents rapports dénonçant les violences subies par l’enfant n’ont même pas été évoqués. Elle a dû remettre l’enfant au père le jour du délibéré, sans pouvoir la prévenir qu’elle n’irait pas la chercher à l’école.

Pourquoi le contexte de violence n’est-il tout simplement pas considéré ?
C’est compliqué… mais comme Mariette a toujours fait passer ses enfants avant elle, son combat pour faire reconnaître les violences conjugales qu’elle a subies n’a pas encore commencé. La justice semble juger séparément les différentes problématiques et les violences dénoncées n’existent qu’une fois jugées. Dans l’attente, c’est la présomption d’innocence du père qui prévaut, peu importe le risque pour l’enfant. Je crois que tout simplement la justice est partiale et patriarcale, comme toutes les structures d’état. Et malgré la multiplication des formations sur les « violences conjugales » et leurs spécificités, les professionnel-les de la Justice et de l’Aide à l’Enfance ont du mal à reconnaître les situations de violences. Celles-ci sont trop souvent réduites à du conflit dû à la séparation et leurs stéréotypes sexistes accordent plus de crédit à la parole des pères qu’à celle des mères.
De plus, pour les viols sans témoin et sans trace d’ADN de l’agresseur à l’intérieur de la victime, rien ne peut prouver qu’ils ont vraiment eu lieu. Dans le cas de l’inceste, c’est la parole d’un enfant contre celles des adultes. À ce propos, le juge des enfants et ex-coprésident de la CIIVISE (6), Édouard Durand, a été parmi les premiers à présenter les enfants de conjoints violents comme des co-victimes des violences conjugales et à imposer l’idée que protéger une mère, c’est protéger son enfant : « Que faut-il dire à un enfant qui révèle des violences ? – Je te crois, et donc je te protège ». Il insiste sur les vertus réparatrices d’une telle parole. Et l’inceste surtout, ça terrorise tout le monde. Quand les enfants parlent, parce qu’ils parlent toujours, à leur manière (avec des mots, des comportements), notre seule réponse c’est le déni collectif, le silence (7). C’est la réponse la plus simple mais la plus dévastatrice pour « gérer » ces violences.

Et diagnostiquer un SAP revient donc à nier la parole de l’enfant… Est-ce que tu peux nous en dire plus sur ce concept et son origine ?
Le théoricien du SAP s’appelle Richard Gardnern, un psychiatre étasunien controversé. Ce pseudo « syndrome » est décrit par son inventeur comme le fait qu’un parent manipule son enfant de telle manière que ce dernier développe une vision négative de l’autre parent, et qu’il se mette à refuser de le voir. Ce syndrome n’a jamais été reconnu par le comité scientifique du DSM (5), le manuel de classification des troubles mentaux ni par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé). Dans les écrits de Gardner, on retrouve même des propos pro-pédocriminels : il préconise par exemple que l’enfant soit sexuellement actif très tôt pour transmettre « des gênes de bonne qualité à sa descendance ». Il conseille de ne pas incarcérer les pédocriminels pour ne pas entraver leur guérison. Il soutient l’abolition du signalement obligatoire des maltraitances et enfin il recommande qu’on explique aux enfants que les relations sexuelles… entre un adulte et un enfant ne sont pas universellement considérées comme des actes répréhensibles (8). Gardner prétend aussi « qu’il est naturel pour les hommes d’être attirés par de jeunes enfants car ils ont la peau douce comme les femmes »(9).

Mais alors, comment est-ce possible que son concept ait pris une telle ampleur dans le milieu judiciaire ?
À partir des années 1990, les militants du SAP ont essayé de nous faire croire que les accusations de violences sexuelles sur les enfants étaient majoritairement fausses. Ce mythe apparaît en réaction au contexte de dénonciation des violences sexuelles qui se met en place (numéro vert « Viols Femmes Informations », médiatisation de témoignages) comme une stratégie d’occultation des violences masculines et patriarcales. Dans un article récent (10) paru dans la revue juridique Délibérée, Gwénola Sueur et Pierre-Guillaume Prijent nous expliquent que les associations comme « SOS Papa » ont largement contribué à la diffusion du SAP ; comme les publications d’Hubert Van Gijseghem (psychologue) et Paul Bensussan (expert psychiatre auprès des tribunaux) et l’association de défense de l’aliénation parentale (ACALPA) : en 25 ans, ils ont fait des centaines de conférences, majoritairement auprès des associations pour l’enfance, des travailleurs sociaux et de l’École Nationale de la Magistrature. Aujourd’hui, quatre associations des réseaux de la protection de l’enfance portent plainte contre ce M. Bensussan. Elles demandent son retrait de la liste des experts judiciaires pouvant être missionnés dans des dossiers de violences sur mineur.

Que sait-on des dénonciations de violences en phase de séparation ? Sont-elles crédibles de manière générale ?
Les auteurs de violences sont rarement en capacité d’être de bons parents. « Ils ont tendance à être fusionnels, égocentrés, ont une faible tolérance à la frustration et de grandes difficultés à se remettre en question », nous dit Karen Sadlier (11). Leurs comportements violents ont des conséquences délétères sur l’équilibre de leur enfant. Au moins 60 % des enfants témoins de violence présentent des troubles post-traumatiques, et 40 % sont des victimes directes de maltraitance de la part de l’auteur des violences. Patrizia Romito et Micaela Crisma (professeure de psychologie sociale et psychologue italiennes) analysent que « les dénonciations de violences [sur mineurs] faites en phase de séparation ne sont pas fréquentes et elles sont très rarement fausses » (5). Ainsi, les accusations d’aliénation parentale réduisent la violence à du conflit, pathologisent les femmes et les enfants, et invalident leurs stratégies de protection face à la violence patriarcale.

S’il y avait un mode d’emploi pour protéger les femmes et les enfants de cette violence patriarcale, ça serait quoi ?
L’association « Face à l’inceste » a réalisé un guide pour les parents protecteurs. C’est un outil complet à mettre dans les mains de toutes les personnes qui vivent ces violences. D’autres associations comme « Protéger l’enfant » et le « Collectif enfantiste » sont pro-actives et aidantes, tant sur le terrain que sur la lutte globale contre la pédocriminalité. L’histoire de Mariette et de Violaine, comme celles de Neige, de Priscilla et de toutes les autres (12) est le fruit du patriarcat et de l’infantisme (13). Alors écoutons la parole des mères et des enfants. Regardons la réalité en face… Celle-ci peut être décrite en quelques chiffres : en France 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles chaque année ; 5,4 millions de femmes et d’hommes adultes en ont été victimes dans leur enfance ; 97 % des agresseurs sont des hommes ; dans 81 % des cas, l’agresseur est un membre de la famille ; dans 22 % des cas, c’est un proche de l’enfant et de ses parents ; une victime sur cinq est un garçon… Mais la réalité c’est d’abord le présent perpétuel de la souffrance. C’est pourquoi la CIIVISE (et nous-mêmes!) recommande notamment de « suspendre les poursuites pénales pour non-représentation d’enfants contre un parent lorsqu’une enquête est en cours contre l’autre parent pour violences sexuelles incestueuses », et cette commission comme l’Union Européenne appellent l’ensemble des professionnels et les États à proscrire le recours au pseudo syndrome d’aliénation parentale, tout particulièrement dans le processus de décision judiciaire (14). Parce que protéger la mère, c’est protéger l’enfant, et croire l’enfant, c’est avant tout un principe de précaution.

Texte : Indiana Trignol et Barbara Gold, Conseillères Conjugales et Familiales au sein du Planning Familial.

Illustration : Oliver Twist

1 : Personne cisgenre : cette catégorie comprend les personnes dont le genre déclaré correspond à leur sexe de naissance déclaré.
2 : « Le supplice des mères protectrices » Caroline Bréhat, psychothérapeute, HYPERLINK « http://www.protegerlenfant.fr/ »www.protegerlenfant.fr, 2023.
3 : « Justice 2018 : Proscription du Syndrome d’Aliénation Parentale (SAP), c’est officiel », Marie-Christine Gryson-Dejehansart. HYPERLINK « https://www.village-justice.com/ »www.village-justice.com, 5/09/18.
4 : Meurtre d’une femme, d’une fille, en raison de son sexe.
5 : Ensemble des violences sexuelles commises sur un mineur. Ce terme est jugé préférable à celui de pédophilie par les victimes, parce qu’il met clairement l’accent sur la notion de crime.
6 : Créée en 2020, la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants (CIIVISE) a lancé un appel à témoignages à l’attention des personnes ayant été victimes de violences sexuelles dans leur enfance. Plus de 30 000 témoignages ont été recueillis. Dans son rapport « Violences sexuelles faites aux enfants : on vous croit », publié le 17 novembre 2023, la CIIVISE restitue trois années d’engagement, livre son analyse des violences sexuelles faites aux enfants et présente 82 préconisations de politique publique.
7 : À lire « Ou peut-être une nuit, inceste : la guerre du silence » de Charlotte Pudlowski.
8 : « Le Syndrome d’aliénation parentale : Un concept dangereux », exposé du Dr Maurice BERGER à l’École nationale de la magistrature de Paris, 21/06/17.
9 : Conférence de Melissa Blais dans le cadre du « Forum sur l’Aliénation Parentale: une menace pour les femmes et les féministes », le 26/04/18 à l’Université du Québec à Montréal.
10 : « A qui profite la pseudo théorie de l’aliénation parentale », Pierre-Guillaume Prigent et Gwénola Sueur, Délibérée- n° du 06/06/2020 ; et réédité en juillet 2020 par Médiapart.
11 : L’enfant face à la violence dans le couple, Karen Sadlier, Ed. HYPERLINK « https://www.cairn.info/editeur.php?ID_EDITEUR=DUNOD »Dunod, 2021.
12 : À écouter : « Quand les pères font la loi », n°41, Un Podcast à soi, HYPERLINK « https://www.arteradio.com/auteurs/charlotte_bienaime »Charlotte Bienaimé, Arte radio, ou le compte instagram @maman_du_ciel.
13 : À lire : Infantisme, de Laelia Benoît, Ed. Seuil, 2023. Omniprésente dans nos sociétés, l’infantisme est une discrimination à l’encontre des mineur·es fondée sur la croyance qu’ils appartiennent aux adultes et qu’ils peuvent, voire qu’ils doivent, être contrôlés.
14 : « Violences sexuelles faites aux enfants : on vous croit », rapport de la CIIVISE, 2023.