Numéro 12 régional

Tempête sur le vignoble bordelais

Crise de surproduction, pesticides à outrance, désamour des consommateurs une certaine viticulture est en train de mourir à Bordeaux et cela n’échappe plus à personne. D’où le lancement d’un vaste dispositif subventionné d’arrachage de près de 10 % du vignoble, réclamé depuis plusieurs années par des vignerons en galère. Mais derrière ce plan de crise, quel dépassement pour un modèle viticole à bout de souffle ?

Le 7 décembre 2022, un millier de viticulteurs et d’ouvriers de la vigne manifestent leur colère dans les rues de Bordeaux, allant jusqu’à installer devant le siège du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) le mannequin d’un vigneron pendu. Didier Cousiney, vigneron à la retraite et maire sans étiquette du Pian-sur-Garonne, devenu porte parole du collectif Viti 33, déclarait alors : « On n’a plus rien à perdre. Nous ne pouvons plus vivre dignement de notre métier. Autrefois, le vin n’était pas cher mais on le vendait quand même. Aujourd’hui, personne n’en veut alors qu’on a réduit les rendements. » Pendant que les grands crus ne connaissent pas la crise, les autres châteaux trinquent. Ces derniers représentent des structures plus familiales sur quelques dizaines d’hectares, majoritairement en conventionnel, affiliées en grande part au négoce et aux caves coopératives.

Un plan social pour la vigne

On estime que 1 500 hectares de vignes sont laissés à l’abandon et Bordeaux produit 15 % d’excédent de vin, soit un million d’hectolitres qui ne trouvent pas preneur sur le marché1. Dans les chais, cela signifie que des cuves restent pleines… alors que la prochaine vendange approche. Le secteur du bio, lui, semble relativement épargné par cette crise historique avec une augmentation des ventes de 15 % par an. Hélas, peu de vignerons ont résisté à l’engouement pour la chimie, ce qui fait de la Gironde l’un des départements les plus consommateurs de pesticides en France2. La filière tente aujourd’hui de se rattraper avec 12 % de vignes certifiées contre 17 % au niveau national en 2022. Mais la grande majorité des châteaux perpétue une viticulture vorace en pesticides au détriment de la vie des gens et des sols, allant jusquà faire pression sur les opposant·es à ce modèle (cf encadré).

Pour sortir de ce marasme, l’État – accompagné par la Région et le CIVB – a accepté de procéder à l’arrachage de 9 500 hectares de vigne via une « prime à l’arrachage » à hauteur de 6 000 euros par hectare. Et déjà un millier de vignerons se sont portés candidats en 2023. Toutefois, ce plan ne prend pas la mesure du problème selon la Confédération paysanne de Gironde, pour qui « les rênes ne peuvent plus être laissées à une instance viticole [le CIVB] dépassée et coresponsable de la situation »3.

Tensions pour transformer le modèle viticole

Que planter si 10 % du vignoble disparaît ? Noisetier, olivier ou chanvre figurent parmi les propositions des aides à la reconversion au risque de confondre la diversification avec le simple remplacement d’une monoculture par une autre. Sans parler du manque de formation technique pour les agriculteurs4, ni même de l’incertitude de l’adaptation de ces cultures au changement climatique. Dès lors, renverser la table n’est pas de mise pour le collectif Viti 33 : « Nous ne sommes pas les affreux révolutionnaires que certains ont dépeint. Nous voulons juste que l’hécatombe à venir n’ait pas lieu. Notre but est de faire entendre les vignerons, la base, qui ne se retrouve plus dans ses représentants » déclarait son porteparole, souhaitant faire entrer le mouvement dans une nouvelle phase réformiste. Dans leur dernier communiqué, le collectif s’oriente vers la compensation carbone ou « la production d’énergie renouvelable » comme enjeu économique d’avenir5.

Quel paysage agricole demain ?

La Conf’ pointe elle aussi certaines dissonances : « Les deux tiers des crédits sont destinés à la renaturation6 : soit un boisement sur 30 ans, soit une jachère sur 20 ans non pâturable, sans récolte de foin possible ! Autant dire que ce sont des ronciers à sangliers qui seront subventionnés ! Et que toutes ces terres ne seront pas accessibles pour de futures installations ! »7 Le principe de renaturation ouvre en effet la voie à la déprise agricole (le recul des surfaces cultivées), voire à la « compensation » des dégâts de la viticulture dominante par une prétendue conservation de la nature. Pour sortir de cette logique dualiste opposant espaces protégés et espaces cultivés, la question du réensauvagement (le maintien de la vie sauvage rendu possible par l’action humaine) mérite d’être explorée. Selon le philosophe Antoine Chopot, il s’agirait « non pas, donc, [de] créer des espaces de réensauvagement ici et là mais [de] réensauvager tous nos espaces, dans lesquels des projets paysans, des fermes, des forêts exploitées en sylviculture douce et des espaces habités et en lutte trouvent logiquement leurs places et leurs pratiques »8.

Aujourd’hui lorsqu’on pense « production agricole girondine » on pense automatiquement « vin ». Et pour cause, 49 % de la surface agricole utile est consacrée à la vigne. Or le contexte pédoclimatique de la Gironde offre un cadre favorable à une grande variété de productions, effective jusque dans les années 1970 où l’arboriculture et l’élevage étaient plus développés. « Un nombre croissant de candidat·es à l’installation ont un projet incluant du maraîchage, ce qui en fait la production principale aux côtés de la viticulture qui baisse constamment depuis cinq ans », d’après l’Association girondine pour l’agriculture paysanne (AGAP). Ainsi, comment gérer le foncier issu de l’arrachage des vignes afin qu’il ne revienne pas aux mains des accapareurs mais profite à l’installation d’un maillage de petites fermes ? Parallèlement, comment améliorer la fertilité des sols et le retour de la biodiversité sur des parcelles maltraitées par des décennies de viticulture chimique ? En prenant pour point de départ la déprise viticole dans les années à venir, il s’agit de substituer au couple « renaturation/diversification » promu par les autorités dominantes des formes de complémentarité et d’interdépendance entre cultures nourricières et réensauvagement des territoires. Et de créer ainsi les conditions pour un renversement du paysage.

Omerta bien gardée

Le 25 février 2021, la militante antipesticides Valérie Murat, du collectif Alerte pesticides Haute Gironde qui avait osé dénoncer la supercherie du label Haute valeur environnementale (HVE) à travers une série d’analyses de bouteilles labellisées, a été condamnée à payer 125 000 euros au CIVB pour « dénigrement collectif à l’égard de la filière des vins de Bordeaux ». Jamais en France un tribunal n’avait condamné une militante à une peine financière aussi lourde dans une affaire symbolique. L’association vient de rassembler la somme exigée par la justice pour faire appel.

1Mort et renaissance du vin de Bordeaux, Sébastien Darsy, Le Bord de l’eau, 2023.

2Atlas de la France toxique, collectif Robin des Bois, Arthaud, 2016.

3Communiqué « Crise viticole : évitons le chaos ! », 22 novembre 2023.

4« Reconversion des vignes : « Nous navons ni le matériel, ni la vocation », pour le collectif Viti 33 », France Bleu Gironde, 4 octobre 2023.

5Page Facebook du collectif Viti 33, 7 novembre 2023.

6Soit la non-culture de parcelles de vigne arrachées.

7Communiqué « Le plan d’arrachage du CIVB : un voyage en absurdie ! », 15 juin 2023.

8« Politiser le réensauvagement des territoires », Antoine Chopot, Socialter Bascules #3, 2023.