Numéro 12 régional

Toulouse 1936-38 : tordre le bras au patronat

Depuis 1995 en France, la gouvernance néo-libérale doit faire face à de fortes mobilisations pour défendre les avancées sociales chèrement conquises au cours du 20ème siècle. Revenir sur la grande bataille de classe de 1936 permet de mieux comprendre les combats des trente dernières années. L’historien Alain Boscus montre ici comment le syndicalisme de lutte de l’époque, en acceptant des compromis, forgera le modèle social d’après guerre attaqué aujourd’hui de toutes parts.

 

Printemps 1936. C’est l’explosion sociale, l’onde de choc initiale. Confrontés aux conséquences de la crise d’alors et aux stratégies patronales visant à accroître le taux d’exploitation, des millions de travailleurs et travailleuses imposent au patronat des droits nouveaux visant à sécuriser leur travail et à améliorer leur existence : 40 heures hebdomadaires, délégué·es du personnel, congés payés, conventions collectives, etc. L’unité syndicale et la coalition du Front populaire donnent du carburant à la première vague de conflits. À Toulouse, la grève qui démarre en mai chez Latécoère lance les beaux jours de 36. La ville va être le théâtre de 35 grèves dont quelques unes très longues : 35 jours pour les plombiers-zingueurs, 21 pour celle des peintres, mouleurs et sculpteurs, 20 pour les métallos,16 pour les employé·es de commerce, 14 pour les charpentiers, 13 pour les ouvriers en bâtiment (1).

Un rapport de force historique

Mais dans les usines, perdurent la répression et les mesures discriminatoires à l’encontre des meneurs et meneuses, la non-reconnaissance des syndicats combatifs couplée à l’instrumentalisation des syndicalistes modérés, le dialogue quasi-impossible en dehors des périodes de fortes tensions, la volonté patronale de maintenir à distance les pouvoirs publics, la gestion très autoritaire de la main-d’œuvre… C’est pourquoi, dans l’urgence de cette période d’ébullition sociale, les pouvoirs publics locaux se mobilisent pour faire aboutir les revendications ou favoriser l’apaisement. Élus, Préfets, inspecteurs du travail, juges de paix interviennent de leur propre chef ou à l’appel des salarié·es. Le maire socialiste de Toulouse Ellen-Prévot arbitre ainsi de nombreux conflits, dont ceux des transports en commun, de la métallurgie ou des cafés et restaurants. Et c’est la signature de conventions collectives au contenu exigeant qui met fin à la première vague de grèves sur le tas.

Ces compromis formalisés, jusqu’alors très rares, sont perçus par les salarié·es comme une

« capitulation » des employeurs. Au niveau national, 2500 sont signés en trois mois, et 6000 jusqu’à la fin 1938. Élus et patrons y sont poussés par la rapide politisation des masses et l’ample renouveau syndical commencé deux ans plus tôt (réunification de la CGT et de la CGTU en mars 1936, au Congrès de Toulouse). Alors que de 1930 à 1935 seulement cinq syndicats ouvriers s’étaient créés en Haute-Garonne, on enregistre 65 nouvelles créations dans la seule année 1936. En un an, la CGT réunifiée passe de 68 à 116 syndicats et de 15 900 à 38 400 membres.

Des commissions pour enterrer les conflits

Comme seule une minorité d’entreprises au sein d’un secteur est concernée par l’obtention d’une convention collective, le Front populaire vote une loi le 24 juin 1936 pour amplifier le mouvement et appuyer cette revendication ouvrière. Ce texte stratégique va devenir central puisqu’il donne aux syndicats la possibilité de saisir les autorités afin de réunir une Commission mixte départementale pour négocier la mise en place d’une convention. Dans les entreprises, les questions liées au travail (salaire, durée, conditions de travail, droit syndical) peuvent désormais être codifiées, et la mise en place de délégué·es du personnel ainsi que la reconnaissance du syndicalisme viennent conforter le suivi de la réglementation.

La Commission mixte de la Haute-Garonne voit le jour le 16 juillet 1936, mais ce dispositif est jugé peu efficace au bout de quelques mois, tant par les salarié·es que par les délégués patronaux et les représentants de l’État, chacun bien sûr pour des raisons différentes. Certains dirigeants syndicalistes et politiques tentent de calmer le jeu, plaident pour des avancées progressives avec le soutien de l’«État-ami » pour capitaliser les conquêtes, mais la combativité ouvrière est tenace et l’affrontement social se traduit par d’interminables discussions.

Arbitrer la grève ?

Le gouvernement fait alors voter la loi du 31 décembre 1936 : aucun conflit ne pourra être déclenché sans avoir été soumis auparavant à une procédure d’arbitrage obligatoire destinée à limiter les grèves. En théorie, tout différend pourrait ainsi être réglé en 15 jours. Mais sur le terrain, rien n’empêche les salarié·es de maintenir le rapport de force en leur faveur et de passer outre ces arbitrages, ni les employeurs de refuser les revendications. La conflictualité sociale reste forte durant le premier semestre 1937 et elle s’amplifie au cours de l’hiver 1937-38 et au printemps suivant. Ainsi de décembre 1936 à juin 1937, 13 grèves sont enregistrées à Toulouse et sa banlieue, dont trois fort longues : 52 jours aux abattoirs de Fenouillet, 29 dans la chaussure et 34 aux entrepôts de l’Épargne. Et le plus long conflit collectif (108 jours) aura lieu de décembre 1937 à mars 1938 dans les grands magasins toulousains (Lanoma, Monoprix et Capitole).

Le 4 mars 1938, une nouvelle loi vient donc écourter la durée des procédures, en créant une cour supérieure d’arbitrage censée rendre exécutoire les sentences des commissions départementales et encadrer la révision des conventions collectives, généralement signées pour un an. De fait, ce texte directif voté par la gauche rend superflu les discussions des Commissions dont l’activité allait désormais se limiter à la constatation des différends et à la désignation d’arbitres devant siéger au niveau national. Ainsi, celle de la Haute-Garonne instruit un nombre plus élevé de conflits (2), mais se trouve de plus en plus dans l’incapacité d’aboutir elle-même à un compromis. Selon mes calculs, du 1er janvier au 15 mai 1937, la Commission était parvenue à régler 20 % des conflits qu’elle instruisait, contre seulement 10 % du 1er août au 25 novembre de la même année, et pas un seul du 1er janvier au 1er avril 1939.

Quelques inspecteurs pour des milliers de patrons

Le temps de la « revanche des patrons » a commencé (3). Ils n’apprécient pas du tout l’intervention du gouvernement de gauche dans « leurs affaires », et moins encore la force du mouvement populaire. Leur intransigeance est à la mesure de la peur qui les tenaille, et sur le moment, cette dernière a plutôt tendance à rapprocher les agents de l’État, tels les inspecteurs du travail, des syndicalistes. Mais ces fonctionnaires-contrôleurs sont très peu nombreux (trois pour la circonscription de Toulouse), ils sont submergés par l’accroissement de la réglementation et leurs moyens matériels sont fort limités : en 1936, seulement huit inspecteurs dans les dix départements de la 9ème circonscription, mais cinq d’entre-eux n’en ont aucun (Tarn-et-Garonne, Cantal, Lozère, Ariège et Aude). De plus, la diversité des secteurs concernés par des conflits met un frein à tout suivi sérieux : ouvriers coiffeurs, métallurgistes, charbonniers et minotiers, charpentiers, terrassiers, salarié·es de la chimie et de l’ONIA, de l’aviation, de l’industrie du bois, des entreprises de dragage, des briqueteries, de l’ameublement, ouvrières du textile et de la lingerie, employé·es de l’alimentation, de l’hôtellerie, des grands magasins, agents de commerce…

La diversité des revendications démultiplie les interventions et accroît le temps d’instruction des dossiers : hausse des salaires, encadrement des licenciements, application des lois sur les congés payés et sur les 40 heures, interprétation divergente de la convention collective, définition des grilles salariales, reclassement problématique d’ouvriers… Il ne suffit plus de quelques menaces ou promesses pour étouffer la combativité des salarié·es ou obtenir un compromis trop inégal. Mais ce rapport de force, un temps favorable aux salarié·es, se modifie petit à petit.

Réaction patronale

Passé le premier choc, l’attitude patronale devient de moins en moins souple. Les réunions préliminaires dédiées à la conciliation s’éternisent et amènent des patrons à désavouer les délégués patronaux. D’autres fuient toute rencontre, refusent de répondre aux convocations de la Commission et aux lettres de l’inspecteur du travail, rejettent plusieurs fois de suite des propositions transactionnelles, font « le gros dos », affirmant qu’il n’y a pas de différend avec « leurs » salarié·es et combattant de fait toute ingérence dans « leurs » affaires. Les archives font aussi état d’employeurs n’appliquant pas volontairement la loi sur les contrats collectifs ou ne reconnaissant plus celui qu’ils ont signé quelques mois plus tôt, en faisant valoir des arguments spécieux : modalité de révision peu claire, faible nombre de salarié·es, difficultés temporaires, impossibilité d’augmenter les prix…

En mai 1937, l’inspecteur Aymard est obligé de chapitrer le directeur de la briqueterie de Blagnac qui pensait avoir encore le droit de licencier qui il voulait, quand il le voulait ; il lui rappelle fermement que le code du travail proscrit le licenciement abusif. Autre exemple : en juin 1938, aux Tricotages de l’Ariège, l’inspectrice du travail Keller intervient directement dans l’entreprise car elle met en doute la parole du chef d’entreprise. Ce dernier affirme que, par le biais d’une pétition, 200 ouvrières ont renoncé à une hausse salariale tandis que, de leur côté, les syndiqué·es soutiennent qu’elles ont agi sous pression. Réalisé en sa présence, un vote lui donne raison : 388 salarié·es se prononcent pour la revalorisation contre 160 et 33 abstentions… Comme elle, nombre d’inspectrices et d’inspecteurs peaufinent avec conscience leur rôle de médiateur, apprécient la loyauté des militant·es impliqués dans les discussions et sont assez souvent exaspérés par l’attitude de nombreux chefs d’entreprise.

Une évolution risquée

Le syndicalisme de lutte intègre alors dans les modalités de grèves la possibilité de réaliser des compromis, permettant de maintenir une dynamique favorable aux ouvriers et aux ouvrières. À ne pas confondre avec les formes de cogestion, un mode de médiation sociale normé pour protéger les entreprises et strictement encadrée pour, précisément, empêcher les conflits… Ainsi, même les militant·es très « lutte de classe » de la CGT jouent le jeu de l’arbitrage, de l’application des décisions, de la collaboration avec les inspecteurs et inspectrices du travail. Ils et elles apprennent à être « constructifs » en se frottant à l’adversité dans le cadre de ces nouvelles institutions. Face à la combativité et aux attentes concrètes des salarié·es, l’activité militante change. Les notes argumentées que l’on retrouve dans les papiers des plus impliqués de la métallurgie, de l’aviation, de l’ONIA, de la chemiserie (tels Albert Nicolas ou Lucien Llabres) aident à cerner cette évolution (4). Les cégétistes font alors l’apprentissage grandeur nature de la recherche de solutions propres à fixer à bonne hauteur le rapport de force. Ils apprennent à débattre, à rédiger, à maîtriser les ficelles juridiques, à contourner la rouerie des adversaires sans trop se fâcher, à se familiariser avec les lourdeurs administratives (constat de carence patronale, continuation de la procédure…). Ce n’est pas un hasard si la Confédération met en place à ce moment-là des formations juridiques nationales et crée le Centre confédéral d’éducation ouvrière, chargé de dispenser des cours à Paris et par correspondance comprenant, outre des développements en français et mathématiques, des leçons de droit et d’économie. Cette nouvelle culture en gestation, qui existait déjà ici et là avant 1936, fait la synthèse du syndicalisme de lutte porté avant la réunification par les militants « unitaires » et du syndicalisme de compromis, déjà mis en œuvre après la guerre par les « confédérés » (5).

Au final, l’État tente de réguler les conflits, mais en vain puisque c’est finalement l’inefficacité de la conciliation qui s’impose peu à peu, l’arbitrage étant quant à lui de plus en plus utilisé pour limiter l’ardeur des salarié·es. Les années ultérieures (de la répression de la grève de novembre 1938 à la tentative de mise au pas du syndicalisme sous Vichy) confirmeront rapidement l’idée qu’un rapport de force favorable et pérenne demeure primordial pour que le salariat puisse profiter des aspects positifs des compromis sociaux. Le tout est de pouvoir le maintenir… Et lorsque, trop rapidement, il fera défaut, car le mouvement syndical sera affaibli et divisé, la culture du compromis et de la conciliation accouchera de compromissions et de reculades, tout en accroissant la bureaucratisation et la technicisation du social. En ce domaine, le fourvoiement de la CGT au tout début de la guerre (Accord «  Majestic » en octobre 1939, modification des statuts en juillet 1940) mériterait d’être analysé avec précision, de même que les demi-victoires et vrais échecs qui ont émaillé notre histoire sociale depuis la Libération.

Alain Boscus

 

1 : Cf. Les grèves de 1936 à Toulouse et dans la Haute-Garonne, Anne-Marie Gaussens, Mémoire de maîtrise, UTM, 1976.

2 : Du 1er janvier au 15 mai 1937, ses membres n’ont discuté que de 34  % des conflits portés à la connaissance du préfet ; du 1er août au 25 novembre de la même année, cette proportion s’élevait à 65 % et, du 1er janvier au 1er avril 1939, à 75 %.

3 : Cf. La revanche des patrons. Le patronat français face au Front populaire, Ingo Kolboom, Flammarion, 1986.

4 : Cf. aux Archives départementales de la Haute-Garonne les PV de réunions, rapports de police et d’inspecteurs du travail…qui restituent les moments tendus des conflits à l’issue desquels ont été élaborées puis défendues de nombreuses Conventions collectives et, à la Bourse du travail de Toulouse, les dossiers « 1936 » et « Nicolas ».

5 : Les bouleversements issus de la guerre, de la révolution russe et de la scission de la SFIO, avaient provoqué en 1921-22 l’éclatement de la CGT et la restructuration du syndicalisme français autour de deux organisations opposées : la CGT proprement dite, conservant les syndicalistes réformistes et anti-léninistes, et la CGT-U (U pour « unitaire ») regroupant les éléments révolutionnaires, de laquelle se détachent les syndicalistes révolutionnaires en 1926, partis créer la CGT-SR.