Numéro 12 régional

« Cambouis, clé de treize et féminisme »

Comme dans de nombreux domaines techniques, l’univers de l’automobile est fortement dominé par les hommes. Rencontre avec « Les Déculassées », une association féministe de Montpellier qui tente de renverser la vapeur. Au programme : émancipation technique et autoréparation !

Bien qu’il ne leur soit pas formellement interdit de s’investir dans la mécanique auto, les femmes sont souvent dissuadées de le faire. Si elles utilisent autant la voiture que les hommes, leurs connaissances techniques des véhicules sont souvent très limitées, ce qui les met dans une situation de dépendance, exacerbée pour celles qui vivent seules et sont confrontées à la précarité.

Sarah, présidente de l’association féministe Les Déculassées, fait partie des 2 % de femmes qui parviennent à travailler en tant que mécanicienne. Elle a décidé de vulgariser et de partager ses connaissances et son savoir-faire, en créant cette association en 2021 qui rassemble aujourd’hui plus de 180 adhérentes. Les Déculassées animent des dizaines d’ateliers de mécanique en mixité choisie, réservés aux femmes et aux minorités de genre, mais aussi une permanence téléphonique de conseil et d’accompagnement, des animations de sensibilisation et des conférences.

Le carburant de la sororité

Pour concrétiser ce projet, Sarah a poussé les murs afin de faire sa place dans ce monde d’hommes, en comptant sur le soutien de son cercle de proches. Mais bien souvent pour les participantes, un des premiers obstacles consiste à faire comprendre l’intérêt et l’envie d’apprendre la mécanique : « Lorsqu’on pense à la mécanique automobile, l’image stéréotypée du mécanicien masculin prédomine. Une femme mécanicienne ? Bizarre… Expliquer à nos ami·es, à notre famille, qu’on a envie de s’engager dans un monde qui est censé appartenir aux hommes, c’est bousculer leurs croyances. »

Les Déculassées proposent différentes sessions de plusieurs heures, du module d’initiation à celui de la vidange, de la préparation au contrôle technique jusqu’au module de réparation libre pour effectuer le remplacement de la courroie accessoire, d’une rotule de direction ou des plaquettes de frein. Le tout à prix libre avec un prix conseillé à dix euros de l’heure. Les « Ateliers Mécanista », c’est « cambouis, clé de treize et féminisme » : « On s’y réapproprie les savoirs de base sur nos véhicules, on s’autonomise sur l’entretien courant et on trouve une soupape au sexisme qui règne dans ce domaine ».

Mais ces ateliers sont aussi l’occasion de partager des moments de sororité, comme témoigne Lara* : « C’était parfois un soutien psychologique pour ne pas abandonner face aux défis mécaniques et se donner la force et le courage d’investiguer méthodiquement les pannes malgré l’enclavement et les défis économiques. »

En 2022, les déculassées passent la vitesse supérieure et participent à l’organisation de La Tenaille (1), un festival féministe des savoir-faire techniques, qui propose de se former et de s’initier à des domaines très variés, mais traditionnellement masculins : la mécanique auto bien sûr, mais aussi l’informatique, la charpente, l’électricité, les techniques de terre paille, la conduite de tracteurs, la menuiserie, etc.

Autonomie et autodéfense

La richesse des ateliers des Déculassées va au-delà des savoir-faire, des réparations huileuses et du contact avec des outils parfois inconnus ; ce sont aussi les découvertes et les expériences qu’elles se partagent, les discussions autour des schémas traditionnels et des normes sociales sexistes qui excluent les femmes des connaissances techniques dès leur plus jeune âge. Lorsqu’on les questionne sur leur rapport à la mécanique, elles racontent qu’au sein de leurs familles, la mécanique automobile était souvent considérée comme une compétence à transmettre aux garçons, et pour les familles sans garçon, la transmission était simplement inexistante. Comme l’exprime Carol*, qui a débarqué dans les Cévennes en 2022 et a acheté une voiture pour la première fois de sa vie,le fait d’être « loin de tous mes réseaux d’entraides historiques, tout était source de stress que ce soit face au choix du véhicule ou face à ses premiers caprices mécaniques ». Pour elle, découvrir l’équipe des Déculassées, c’était déjà faire la démarche de se réapproprier le véhicule mais aussi « se sentir capable de changer une roue en cas de pépin, et se tenir au fait des procédures de base à effectuer soi-même pour l’entretien du véhicule au quotidien. »

Pour Carol, les ateliers d’initiation sont aussi très utiles pour « apprendre à nommer les différentes parties du véhicule afin de mieux s’autodéfendre face aux garagistes ». En effet, les femmes qui se retrouvent seules dans les garages sont souvent victimes d’arnaques perpétrées par des garagistes peu scrupuleux. Certains profitent en effet de leur méconnaissance en matière de mécanique pour leur vendre des réparations non nécessaires à des tarifs indécents, quand cela ne s’accompagne pas de commentaires sexistes, de drague lourde, etc. Alors désormais, quand Alma doit aller dans un garage, « parfois ils me regardent de haut en bas, pensant que je suis une pauvre femme qui ne comprend rien en mécanique… et c’est là que j’attaque avec mes connaissances et que je les laisse bouche bée. J’adore ces moments ! ».

Vers un garage féministe

Comme le souligne Sarah, ces ateliers « non mixtes » sont des espaces sécurisants où les « femmes peuvent apprendre et échanger en toute bienveillance ». L’une d’elles raconte son premier atelier réalisé avec Les Déculassées : « J’ai passé un très bon moment, dans un environnement chaleureux, avec des femmes désireuses d’apprendre et de travailler sur leur véhicule. Sarah et Hakuna ont animé l’atelier tout au long de l’après-midi et nous ont expliqué le fonctionnement du système de freinage, d’embrayage, les pistons du moteur et bien plus encore ! Vraiment un moment magique, et en plus au milieu de la nature. »

Depuis, leur association est relayée dans la presse locale, et regroupe deux mécaniciennes, une quinzaine de bénévoles actives, pour une quarantaine d’ateliers dans l’année autour de six à huit participantes. L’association vise à élargir son équipe pour pouvoir augmenter la fréquence des ateliers, et elles réfléchissent à poser les bases pour imaginer des ateliers qui soient encore plus inclusifs, ouverts aux femmes dans des situations précaires. La prochaine fois qu’on ira toquer à leur porte, on espère qu’elles auront troqué leur terrain de Grabel pour un grand garage associatif !

1 : Plus d’infos sur le festival : lire l’entretien avec Sarah du 10 octobre 2022 (www.lepoing.net) et écouter le podcast « Avec Tenaille, se réapproprier les savoir-faire des hommes cis » (https://radioparleur.net).

Texte : Ricardo Parreira / Photo : Les déculassées

* prénoms modifiés

 

N.B. : Pour tout savoir sur leurs méca-ateliers, leurs méca-cadeaux ou leurs méca-fêtes : https://www.helloasso.com/associations/les-deculassees – Les Déculassées sur Facebook – https://lesdeculassees.org/Accueil. Leur camp de base se situe dans une parcelle au 1 place Jean-Jaurès à Grabel (en banlieue de Montpellier). Contact : lesdeculassees@protonmail.com.