Numéro 4 Régional

Langue inclusive : le symbolique est essentiel

Entre usage qui se répand chez les un·es et rejet absolu chez les autres, la langue inclusive ne laisse pas insensible. Partons à la découverte des raisons politiques qui sous-tendent cette pratique, de la réalité de notre langue et des critiques parfois pertinentes auxquelles elle fait face. Bref, essayons de faire le point (médian) sur la question.

Notre pensée influence notre langue et inversement, dans un acte de « co‑construction permanente et dynamique » (1). L’androcentrisation (2) du français, la prévalence du genre masculin dans notre langue, qui a pris son essor au XVIIème siècle, a été orientée, décidée par des grammairiens (3) qui considéraient que le monde devait être pensé, parlé, vu d’une certaine manière ; le féminin devait reculer, retourner « à sa place » (dans le monde des symboles comme dans le monde bien concret), quels que fussent les usages d’alors.

ON NE NAIT PAS FEMME, ON LA DEVIENT

En 1635 est créée l’Académie française afin d’encadrer la langue. Les misogynes de l’époque scandent que le genre masculin étant « plus noble » que le féminin, il doit donc prédominer chaque fois que les deux se rencontrent. L’Académie opine allègrement. Peu importait, par exemple, que l’on usât de l’accord de proximité, qui consistait à accorder en genre et en nombre avec le nom le plus proche. Fi, donc, Racine qui écrivit ainsi dans Athalie : « Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières, consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières ». Bannies aussi les « hérésies » telles que l’accord au féminin des participes présent et passé ; exit des registres civils « Madame Unetelle, née à Mane et y demeurante » ; aux gémonies Ronsard qui écrivit : « Mignonne, allons voir si la rose / Qui ce matin avait déclose / Sa robe de pourpre au soleil… ». A sa place ! le genre féminin, la femme symbolique. Caché·es derrière le masculin qui l’emporte tou-jours !

Au XVIIème toujours, l’on vit les formes féminines de certains mots disparaitre. « On«  préféra ainsi philosophe à philosophesse, poète à poètesse, médecin à médecine, peintre à peintresse ou auteur à autrice. Adieu également inventrice, jugesse, financière, officière et bien d’autres. Dans les symboles comme dans la vraie vie. Pour l’amour du beau qu’on vous dit.

Ce genre de distorsions de la langue et de l’imaginaire au profit d’une idéologie inégalitaire a toujours irrité les personnes ayant un autre point de vue sur le monde et la société, et donc sur la langue. Ainsi en alla-t-il de la Requête des dames à l’Assemblée nationale de 1792 où est écrit que : « Le genre masculin ne sera plus regardé, même dans la grammaire, comme le genre le plus noble, attendu que tous les genres, tous les sexes et tous les êtres doivent être et sont également nobles ». La résistance s’est poursuivie depuis. Car dans notre langue, depuis trop longtemps, tout tourne autour du nombril des hommes.

Comparons ainsi nos langues aïeules à la nôtre. En grec et en latin il existe trois termes pour désigner la femme, l’homme et l’être humain (gyné/anér/anthrôpos et femina/masculus/homo). En français, le mot qui désigne le mâle est, tiens !, le même que celui qui désigne l’humanité : h/Homme (avec ou sans gros symbole). La synecdoque (4) est par trop arrangeante : l’homme c’est l’humanité. Pratique. Mais pas sans conséquence.

Car la femme, quant à elle, est aussi – c’est la seconde acception du terme – femme de , épouse de. Épouse de qui ? Jusqu’à il y a peu forcément d’un homme. La femme accède à l’humanité, à la normalité par le mariage. Avec un homme. La femme tourne autour du centre du monde.

UNE LANGUE POUR TOUS ET TOUTES

Parce que le beau (tout relatif) ne doit pas prévaloir sur le juste (relatif aussi, admettons), certain·nes ont décidé de faire fi des recommandations académiques et de lutter aux niveaux qu’iels pensaient pertinents. Iels se sont donc tourné·es vers la réforme institutionnelle dans divers pays francophones notamment pour que soit re-connues les formes féminines des titres, noms de métiers et fonctions (1972 en Suisse, 1986 au Québec, 1994 en Belgique et – cocorico – 1999 pour la France). Ainsi, même l’Académie française consent enfin à ce que l’on puisse se faire appeler Madame la présidente ou Madame la maire ou Madame la mairesse (au lieu de Madame le président, de Madame le maire, comme il se « devait »). Inclinons-nous devant tant de bonté.

D’autres, parfois les mêmes, se sont également tourné·es vers la réappropriation directe de leur langue sans se préoccuper de l’assentiment d’autorités surannées, afin de la désandrocentrer, de la reféminiser, et ce de plusieurs manières :

    • en recourant à l’accord de proximité (ex. : « hommes et femmes sont venues ») ;
    • en abandonnant des mots ou expressions stéréotypées (comme Mademoiselle ou nom de jeune fille) ;
    • en usant de mots à la forme féminine (une docteure, une écrivaine, une autrice, une auteure, etc.)
    • en abandonnant certaines acceptions (épouse de et plus femme de ; droits humains et plus droits de l’h/Homme ; etc.) ;
    • en usant de mots englobants pour éviter le « masculin générique » (ex. : le lectorat et plus les lecteurs) ;
    • en usant de mots épicènes, c’est-à-dire ayant la même forme au masculin et au féminin (ex : collègues plutôt que confrères) ;
    • en usant des formes féminines ET masculines d’un mot (Les travailleurs et les travailleuses et plus les travailleurs ; Françaises, Français ; tous et toutes ; etc.) ;

mais aussi, et c’est la que ça coince le plus, en utilisant le double marquage du genre suffixé à la racine d’un mot, le masculin et le féminin (dans l’un ou l’autre ordre), avec divers signes typographiques (en un ou deux exemplaires) comme :

      • la barre oblique : les travailleurs/euses ou les travailleuses/eurs ;
      • les parenthèses : les représentant(e)s ;
      • le trait d’union : les résistant-es ou les résistant-e-s ;
      • l’usage de majuscule : les manifestantEs ;
      • le point (bas ou médian) : les insurgé.e.s ou les ami·es ;

Cet accolement des flexions a également mené à l’apparition de néologismes sans plus aucun signe typographique comme les chômeureuses ou les instituteurices ou le pronom iels ou encore toustes ou les amiës. Etc.

Si le sens est dans tous les cas évident, les critiques n’en ont pas moins manqué…

CACHER CETTE LANGUE QUE JE NE SAURAIS VOIR

On a ainsi pu entendre que le genre grammatical masculin n’existerait pas, qu’il s’agirait du genre « non marqué » parce que ne renvoyant pas systématiquement au sexe mâle. Nous n’aurions rien compris, nous simples locuteur·ices pauvres d’esprit. Quoi qu’en pensent les spécialistes à œillères, ce genre n’en est pas moins lié symboliquement au sexe/genre masculin. Une preuve parmi d’autres ? Les enfants, ces novices en langue française, qui croient que le rat est le mâle de la souris, la grenouille la femelle du crapaud, le hibou le mâle de la chouette. Erreur grossière… que de penser grammaire avant de penser symboles.

Peut parfois également être critiqué le recours à certaines formes féminines considérées comme des barbarismes. Pour les inquisiteur·ices, sont hors-la-loi les professeure, recteure, auteure, procureure et ingénieure de nos ami·es québequois·ses. « Et pourtant, elle tourne ! », la langue dans la bouche, la plume dans la main de nos ami·es francophones…

Un argument massue à l’encontre d’usages non académiques est parfois également avancé : la subjectivité esthétique. Ces formes seraient laides. Qu’il s’agisse d’auteure, du fait de dire ils et elles, les Français et les Françaises, d’écrire les ouvrièr·res, tout cela ne serait qu’atteinte à La-beauté-de-la-langue, à son « génie ». Subjectivité contre subjectivité, les personnes habituées à ces subversions/réappropriations langagières, sont gêné·es lorsqu’iels lisent des textes au masculin générique. Question de goûts. Esthétiques et politiques.

Une autre critique concernant spécifiquement les formes «liées/tronquées » (i.e. : avec signe typographique) est de les considérer comme illisibles. Mis à part le cas des dyslexiques et des mal/non voyant·tes usant de logiciel de lecture, il ne s’agit que d’une question d’habitudes là encore ; des textes, des revues sont entièrement écrit·tes de cette manière et des gens les lisent et les comprennent parfaitement. En effet, le contexte, la racine des mots ainsi que la convention dont on ne cesse de parler depuis cinq ans (ces formes englobent hommes et femmes, masculin et féminin) permettent de comprendre « intuitivement » le sens des néologismes universalistes.

Ceci étant, les dyslexiques ont des difficultés avec la forme écrite du français, inclusif ou pas. Il existe des dyslexiques dans des « pays » dont la langue a trois genres grammaticaux et qui font avec. Réduire le nombre de signes typographiques « coupant-liant » le mot (un plutôt que deux – tous·tes plutôt que tous·te·s) simplifierait la chose ; sans parler des néologismes (toustes, iels) qui pourraient quant à eulles aplanir les difficultés. Quoi qu’il en soit, si le sort des dyslexiques importait vraiment aux personnes qui brandissent cet argument, c’est à la complexité de l’orthographe et de la grammaire académiques qu’elles s’attaqueraient en priorité – d’autant plus qu’elle ne pose pas de problèmes qu’aux seul·es dys-.

Et pour ce qui est des mal/non voyant·tes qui usent de logiciels de lecture, il est on ne peut plus simple de mettre à jour un logiciel afin que celui-ci reconnaisse les suites de caractères typiques des formes inclusives et qu’il les lise ; car ces formes sont parfaitement dicibles, prononçables contrairement à ce qu’on laisse… entendre.

LE PÉRIL DU GENRE (GRAMMATICAL) HUMAIN

Mais, avant de le démontrer, et pour que chacun·ne d’entre nous puisse savoir, décider comment prononcer ces formes, il faut, au préalable clarifier un point d’importance : que sont ces formes nouvelles ? S’agit-il simplement d’abréviations ou bien s’agit-il d’un troisième genre grammatical, inclusif, universaliste, humain ?

Il se peut que, pour certaimes adeptes de ces formes liées par des signes typographiques, il ne s’agisse que d’économie de caractères. La prononciation est alors on ne peut plus simple, les gramairien·nes doit alors se lire/dire « les grammairiens et les grammairiennes« , au même titre que M. se lit Monsieur ; Mme, Madame ; Me, Maitre ; etc. Reste toutefois la question des accords : au masculin « générique » (« les grammairien·nes sont venus« ) ? Accord de proximité (« les grammairien·nes sont venues« ) ?…

C’est que, dans les faits, ces formes se déploient très souvent, et logiquement, au-delà des seuls substantifs pour ces questions d’accord (« les grammairien·nes sont venue·s« ) caractérisant ainsi ce qu’il est alors légitime d’appeler un troisième genre grammatical, aux formes encore floues, plurielles.

En fait, s’il ne s’était agi que d’économiser quelques caractères, un peu d’encre, un peu d’espace, quelques octets, nous n’aurions pas eu droit à tout ce barouf. Mais on ne compte en effet plus les multiples (d)ébats médiatiques sur le sujet. L’Académie française a parlé, en 2017, de l’écriture « dite » inclusive comme d’un « péril mortel ». La même année, le Premier ministre d’alors a signé une circulaire « invit[ant] à ne pas [en] faire usage » dans la rédaction des textes publiés au Journal Officiel. Au début de l’année 2021, le toujours ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports l’a « proscri[te] » dans l’enseignement. Cette année encore, on en a « débattu » au Sénat. Trois (!) propositions de loi (respectivement, et au passage, RN, LREM et LR) ont été déposées depuis juillet 2020 pour l’interdire et/ou en punir l’usage…

Les opposandes, les soi-disant amoureusses de la langue ont donc choisi : ni l’un ni l’autre ; le bon vieil ordre grammatical, symbolique androcentré.

UN GENRE D’UN NOUVEAU GENRE

Ainsi, si on considère qu’il s’agit bel et bien d’un troisième genre, il faut alors penser l’orthographe ET la prononciation de concert. Rien d’évident, et nous sommes nombreusses à arpenter le chemin de l’expérimentation langagière sans toujours être toujours pleinement satisfaides par les diverses pratiques, parfois même par les nôtres. Mais le statu quo est intenable. C’est pourquoi, j’ai proposé dans mon livre sur le sujet de faire partir ma réflexion du résultat que je recherchais, à savoir une forme inclusive sans signe typographique. Une forme :

    • contenant les attributs des formes masculine et féminine (tout en les adaptant légèrement si besoin pour les distinguer de ces dernières) ;
    • et ayant une prononciation la plus courte possible (les chomeurzes plutôt que les chômeureuses, les lecteurices plutôt que les lecteurtrices), mais dans tous les cas une prononciation :
  •  soit identique aux formes féminine et masculine (les amis/les amies/les amiës toutes prononcées /ami/) ;

soit différente des deux autres (les opposants/les opposantes/les opposandes – glissement du /t/ au /d/ voisin, phonétiquement… parlant).

Cela fait, dans cette période des premiers pas du genre nouvellement apparu que nous vivons, il peut être jugé pertinent d’user (transitoirement) d’une forme « tronquée/liée ». Ces formes devraient ainsi être, selon moi, construites avec :

    • un seul signe typographique afin de limiter la « coupure/liaison » superflue avec la marque du pluriel (les partisan·nes et non les partisan·ne·s)
    • le point médian ( · ) car n’ayant pas d’autre usage en français ;
    • une convention graphique simple pour guider les lecteurices vers la prononciation parfois « cachée » (même si souvent évidente) : une même consonne présente de chaque côté du point médian signifie que la prononciation sera la consonne phonétiquement la plus proche. Ainsi j’écris les Français·ses et non les Français·es, car le s prononcé /z/ à la forme féminine sera prononcé /s/ et « donne » les Françaisses ; pour les partisan·nes, le son /n/ devient /m/ « d’où » les partisames ; etc.

Ceci n’est qu’une proposition. Le troisième genre grammatical est, quoi qu’il en soit, un fait « ortho »‑graphique indéniable bien qu’aux contours en construction. Quelles formes « définitives », orales, scripturales il prendra, nous le déciderons ensemble via nos usages. Car, n’oublions pas que, comme l’écrivit Montesquieu dans ses Lettres persanes, s’il existe « une espèce de tribunal qu’on appelle l’Académie française [, i]l n’y en a point de moins respecté dans le monde : car on dit qu’aussitôt qu’il a décidé, le Peuple casse ses arrêts et lui impose des lois qu’il est obligé de suivre. »

Alors, n’hésitons pas à tirer la langue dans le sens qui nous convient.

Davy Borde, humble usager de notre langue. Illustration : Fanny Pinel

Davy Borde a publié Tirons la langue – Plaidoyer contre le sexisme dans la langue française aux éditions Utopia, 2016.

1 : Julie Abbou, L’antisexisme linguis­tique dans les brochures libertaires.

2 : Andro- : homme (mâle) en grec ancien .

3 : Ce masculin n’est pas le celui dit « générique » supposé englober femmes et hommes, il ne concerne ici que des hommes.

4 : Figure de style qui utilise un mot pour signifier une idée distincte mais qui lui est associée dans une logique d’inclusion ou de dépendance matérielle ou conceptuelle (ici nommer la partie avec le même mot que le tout). (source : wikipédia)

 

Pour aller plus loin :

Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin. Petite histoire des résistances de la langue française, d’Eliane Viennot, éditions iXe, 2014.

Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, de Maria Candéa et Laelia Véron, éditions La découverte, 2019.

Qui veut la peau du français ?, de Christophe Benzitoun, éditions Le Robert, 2021.