La 5G, un grand projet (de société) inutile, nuisible et imposé
« J’entends beaucoup de voix qui s’élèvent pour nous expliquer qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile… Je ne crois pas au modèle amish ! » Ainsi parlait Emmanuel Macron le 14 septembre 2020 devant une centaine de startupeurs triés sur le volet. Le président tentait d’étouffer la polémique qui enflait autour de l’opportunité de développer cette nouvelle technologie. Comme si le simple fait de s’interroger était une idée saugrenue… Interrogeons-nous !
Nous connaissions « le nucléaire ou la bougie », nous avons découvert « la 5G ou la lampe à huile ». Avec, en prime, cette sortie d’Emmanuel Macron comparant à des Amishs toutes celles et tous ceux qui osent s’interroger sur l’intérêt et la soutenabilité de la 5G. Ces paroles du chef de la start-up nation visent évidemment à décrédibiliser et faire taire toute opposition à cette technologie. Il s’agit de tuer dans l’œuf les résistances, en empêchant la première étape indispensable au développement celles-ci : la réflexion.
Selon le président de la République, en effet, il ne faudrait pas avoir ce réflexe élémentaire consistant à mettre en balance les avantages et les inconvénients d’une nouvelle technologie pour choisir, in fine, si son déploiement doit être mené ou non. Qu’on se comprenne bien : les Amishs ont sans aucun doute tout un tas de défauts, comme leur rigorisme religieux, et il ne s’agit pas d’en faire des modèles. Mais nous pouvons difficilement leur reprocher de vouloir faire le tri dans les technologies que l’industrie balance sur le marché. Que ce choix nous soit donné et nous ferions sans aucun doute un grand ménage de printemps. Personnellement, je garderais par exemple la pompe à insuline, mais pas la mine antipersonnel. Je dirais oui à la grelinette, mais non au glyphosate. Entrez, entrez, jolies bicyclettes, cassez-vous de là, monstrueux Hummer !
Le smartphone transforme nos vies
Mais pour notre startupiste de président – et pour une grande majorité de nos dirigeants –, laisser à la population cette liberté est tout simplement inconcevable. Le « bon citoyen » tel qu’ils le voient doit se montrer heureux de choisir, tous les cinq ans, si son nouveau président sera un capitaliste bleu, un capitaliste rose, ou un capitaliste et-bleu-et-rose. Une fois le vote passé, il est invité à se tenir allongé sur le dos, la gueule grande ouverte et prête à avaler tout ce que l’industrie voudra y fourrer. Certaines innovations technologiques façonnent pourtant la société très en profondeur. Prenons le cas de la voiture individuelle. Elle a offert une grande liberté de déplacement, y compris celle de se jeter chaque été dans les dans les embouteillages pour aller s’entasser sur les plages de la côte d’Azur. L’automobile a aussi – et surtout – façonné les villes modernes, encouragé la construction de méga-centres commerciaux à la périphérie des centres urbains, éloigné les travailleurs de leurs lieux de travail, etc. Et puis les accidents, et puis le bruit, et puis la pollution de l’air, et puis le destruction de terres fertiles pour construire de nouvelles routes… Que serait le monde aujourd’hui sans la politique du tout-bagnole menée à partir des années 50 ? Si c’était à refaire, referions-nous pareil ? Accorderions-nous toujours autant de place pour les voitures, si peu pour les piétons, les vélos, les trottinettes, les patins à roulettes ? Aurait-on entretenu et gardé plus de lignes de chemins de fer ? Personne, à l’époque, n’a eu son mot à dire.
Le théoricien états-unien Neil Postman s’est penché sur une autre invention majeure du XXe siècle : la télévision. Son travail l’a amené à la conclusion suivante : « Le changement technique n’est pas additif, il est écologique. » (1) Ici, le terme écologique décrit le fait qu’il modifie l’ensemble de notre « environnement » social. Il poursuit avec « une analogie simple [qui] suffit à clarifier cette proposition. Que se passe-t-il si nous plaçons une goutte de colorant rouge dans un gobelet d’eau claire ? Avons nous de l’eau claire plus une tache de colorant rouge ? Évidemment non. Nous avons une nouvelle coloration pour chaque molécule d’eau. […] Après la télévision, l’Amérique n’était pas l’Amérique plus la télévision. La télévision a donné une nouvelle coloration à chaque campagne politique, à chaque foyer, à chaque école, à chaque église, à chaque industrie, etc. »
La roue, la machine à vapeur, l’automobile, le réseau électrique, l’informatique… Un certain nombre d’inventions ont, chacune à son époque, recoloré le monde qui nous entoure. À leur tour, deux innovations majeures ont barbouillé ce début du 21ème siècle : internet et les réseaux sans fil, qui forment une redoutable équipe depuis l’invention de l’ordiphone (ou smartphone).
Le réseau 4G a été créé pour accompagner le développement fulgurant de ces véritables ordinateurs miniatures, qu’on pourrait même qualifier de « cerveaux de poche ». Le terme de « téléphone portable », en tout cas, n’est plus du tout approprié : il ne s’agit plus seulement de téléphoner, d’envoyer et de recevoir des messages, mais aussi d’accéder à ses mails, de prendre des photos et des films, de se laisser guider par son GPS, de consulter les réseaux sociaux, de gérer son emploi du temps, de voir des vidéos de petits chats, de réserver un billet de train, de payer ses impôts… Et aussi nouveau qu’effrayant, il permet même au restaurateur, devenu auxiliaire de police, de connaître le « statut vaccinal » du client qui s’installe en terrasse pour boire un café.
Des maisons hantées par la 5G
La mise en place de ce monde hyper connecté a connu une accélération fulgurante depuis le début de l’épidémie de Covid. « On est en train de tester en grandeur réelle ce qu’est un monde digital, c’est-à-dire un monde où les usages à distance se développent. On sait que c’est un peu la perspective pour pas mal de tâches, de métiers », indiquait ainsi Stéphane Richard, PDG de l’opérateur Orange. C’était le 20 mars 2020, en plein confinement. On ne peut donc pas dire que le « monde digital » fasse rêver tout le monde, mais c’est bien dans cette direction que s’oriente l’industrie – et dans cette couleur qu’elle souhaite peinturlurer l’avenir, avec la complicité de nos dirigeants, trop heureux de pouvoir bénéficier de ces technologies pour surveiller les moindres faits et gestes de leurs ouailles. Alors, on fonce tête baissée, et ce même si l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’environnement et du travail (Anses) estime à 5 % le nombre de personnes vivant en France et atteintes d’électro-hypersensibilité – autrement dit celles qui souffrent de la multiplication des ondes électromagnétiques, les obligeant parfois à vivre hors de la société, dans les rares zones encore épargnées par les réseaux sans fil. Ces personnes sont, vraisemblablement, considérées comme étant quantité négligeable.
À grands coups de campagnes publicitaires ou de « dématérialisation » des services publics, quasiment toute la population s’est déjà équipée d’un ordiphone (2) et l’utilise frénétiquement à longueur de journées. Pour beaucoup, il est devenu inconcevable de quitter son domicile sans cette prothèse numérique, même si ce n’est que pour quelques heures. Le projet d’une société numérique infuse, mais compte bien aller beaucoup plus loin. Il s’agit désormais de relier au grand réseau non seulement les humains à travers leurs smartphones (en attendant un transhumanisme plus assumé?), mais aussi l’ensemble des objets qui nous entourent : les radiateurs, les frigos, les chaussures, les lunettes, les lampes, les cafetières, les volets (je fais ici en direct l’inventaire de tout ce qui me tombe sous les yeux…), tout, jusqu’à la vulgaire paire de chaussettes, doit être connecté. Et pour cela, il faut un réseau très performant : d’où l’apparition de la 5G.
Il est pour qui le progrès ?
On comprend alors que, même s’il nous est vendu ainsi, ce réseau n’est pas destiné à améliorer les performances de nos smartphones (3) qui n’en ont d’ailleurs nullement besoin. D’où, sans doute, l’incompréhension et les résistances qui ont accompagné le lancement de la 5G : lorsque les opérateurs ont indiqué qu’elle permettrait d’aller encore plus vite, les gens se sont gratté la tête pour comprendre à quoi cela pourrait bien leur servir. Arrive le moment, en effet, où se pose la question de savoir s’il est vraiment intéressant de pouvoir télécharger en quelques heures plus de vidéos qu’on ne pourrait en voir au cours de toute une vie ! Ou de les visionner avec une qualité supérieure aux capacités maximale de l’œil humain.
D’une façon générale, le discours vantant les mérites de la rapidité a de plus en plus de mal à passer. Alors que tout le monde a déjà l’impression de courir après le temps, la promesse d’une nouvelle accélération ne séduit plus.
La Convention citoyenne pour le climat, d’ailleurs, ne s’y est pas trompée. Parmi les 148 propositions qu’elle a formulées, l’une d’elle consistait à instaurer un moratoire sur le déploiement de la 5G, notamment parce que « le passage de la 4G vers la 5G générerait plus de 30 % de consommation d’énergie carbonée en plus », alors que cette technologie n’apporte « pas de plus-value pour notre bien-être ». C’est aussi ce qu’explique le philosophe Dominique Bourg. « Le frigo, l’électroménager, la salle de bains, les toilettes dans l’appartement, le chauffage central… Tout cela a rempli, pour les familles, des besoins absolus : se nourrir, se vêtir, se chauffer, se laver… Des réelles améliorations, mais qui ne peuvent se produire qu’une seule fois : un deuxième frigo, même connecté, ne produira plus le même supplément de confort… » (4) Avoir une connexion plus rapide sur son smartphone, c’est comme avoir un deuxième frigo : on s’en balance quand même un peu.
Pour les industriels !
Alors, les industriels et leurs représentants politiques se mirent timidement à parler des véritables raisons de ce déploiement. La population apprit qu’ils avaient dans leurs cartons des envies de voitures autonomes, de téléchirurgie, d’agriculture connectée, de réalité virtuelle, etc. Une recoloration totale, en somme, de la société actuelle. Est-ce que ces nouveaux habits nous conviennent ? Préférons-nous recruter du personnel soignant ou équiper les hôpitaux de la 5G ? Vaut-il mieux développer l’agriculture biologique ou installer des capteurs dans les champs pour augmenter encore la taille des exploitations ? Créer des transports en commun avec des chauffeurs en chair et en os ou aider de grandes multinationales à installer leurs flottes de voitures autonomes ? Comme nous l’avons vu, non seulement ces questions ne nous sont pas posées, mais le pouvoir fait tout pour nous empêcher de les formuler à haute voix.
Comme prévu, les thuriféraires de la 5G tentent désormais de faire passer leur projet pour écologique. Ils ont la parole habile, des termes prémâchés par leurs communicants, manient avec aisance les études concoctées par leurs propres lobbyistes, accèdent à presque tous les plateaux télés, à tous les studios radio et toutes les colonnes de journaux qu’ils désirent – et pour cause : ils possèdent la plupart des médias grand public. Partout, ils sont donc accueillis à bras ouverts pour expliquer qu’ils ont la solution pour sortir de l’impasse écologique dans laquelle ils nous ont menés. Et, ô surprise, il s’agit de ne surtout rien changer, mais juste d’aller toujours plus vite, creuser toujours plus profond, consommer toujours plus d’énergie et de matières premières. La 5G n’est pas encore déployée, les slips connectés ne sont pas encore vendus, mais déjà des ingénieurs ont été invités par le commissaire européen Thierry Breton à préparer la 6G (5).
5G, le luxe de trop
Les études, pourtant, le montrent : derrière les fausses promesses de « dématérialisation », le numérique s’appuie sur de gigantesques infrastructures, consomme énormément de matières et d’énergie. Il émet déjà plus de gaz à effet de serre que le secteur de l’aviation civile. Et c’est le secteur qui connaît la plus forte progression annuelle de ses émissions. Il devrait ainsi très rapidement se révéler plus polluant que l’ensemble du parc automobile mondial (6) !
Dans ces circonstances, et fadaises mises à part, le déploiement de nouveaux réseaux sans fil, plus rapides mais surtout plus énergivores, et toute la quincaille connectée qui les accompagne, est une aberration écologique. Il l’est d’autant plus que personne – à part éventuellement quelques geeks de la Silicon Valley et une poignée de startupistes parisiens – n’a exprimé ni ressenti le besoin de telles infrastructures.
Le philosophe Henry Shue rappelle en effet qu’il ne faut pas diminuer les émissions carbone n’importe comment : il convient de distinguer les émissions de luxe (passer ses vacances sur un Yacht) des émissions de subsistance (les rizières émettent aussi des gaz à effet de serre, mais il faut bien bouffer). Pour faire baisser les rejets de CO2, « on devrait commencer par les émissions parfaitement inutiles, frivoles et superflues des riches qui se livrent à des activités auxquelles ils n’ont pas besoin de se livrer » (7), explique-t-il. Nous pourrions éliminer les Yachts de luxe. Ou interdire aux milliardaires de la planète d’aller faire du tourisme dans l’espace – si on leur permet de monter, au moins devrions-nous les empêcher de redescendre… Nous avons interdit les couverts en plastique ou les sacs de course non réutilisables. De la même manière, la 5G et tout ce qui va avec doivent être rangés dans le haut du panier de cette catégorie des « émissions de luxe ». La 5G, pour l’humain lambda, c’est l’inutile au service du frivole ! Poubelle ! Ça nous laissera le temps, l’argent et l’énergie pour mettre au point des innovations – pas nécessairement technologiques – réellement désirables.
Nicolas Bérard – Illustration : Marco
Auteur de « 5G mon amour., Enquête sur la face cachée des réseaux mobiles », Éditions Le Passager clandestin, 2020.
1 : Citation extraite de L’Inventaire n° 10, édition la Lenteur, elle-même extraite de « Five things we need to know about technological change », conférence donnée à Denver, 28 mars 1998.
2 : Selon le Baromètre du numérique 2021 de l’Arcep, 84 % de la population française de plus de 12 ans possède un smartphone.
3 : Je dis « nos », mais je n’ai plus de smartphone depuis plusieurs années, un peu par militantisme, beaucoup par confort personnel.
4 : Cité dans « Leur progrès et le nôtre, de Prométhée à la 5G », de François Ruffin, éd. Seuil, 2021.
5 : « Risques de la 5G, Huawei… Thierry Breton dévoile la position de l’Europe », Le Monde, 29/01/21
6 : « La Controverse de la 5G », Gauthier Roussilhe, juillet 2020.
7 : Cité dans « Comment saboter un pipeline », d’Andreas Malm, éd. La fabrique, 2020.