Numéro 4 Régional

Parcours d’obstacles

À Narbonne, l’Arche existe depuis plus de 25 ans. En 2011, des jeunes du quartier Saint-Jean Saint-Pierre ont repris en main la gestion de cette association d’éducation populaire et y ont impulsé de nouvelles dynamiques. Entre les combats qui les ont opposés sans relâche aux élus locaux, et l’impact insidieux de la loi sur les « séparatismes », le moins qu’on puisse dire est qu’ils restent debout. Samir, directeur de l’association et Aminou, bénévole et militant politique nous racontent ces années de lutte.

Nous sommes dans les locaux de l’Arche, une structure de proximité d’éducation populaire mettant en place des actions sociales, culturelles, éducatives, sportives pour les habitants et habitantes du quartier. Que fait concrètement l’association et à quel moment avezvous décidé de vous y impliquer ?

SAMIR : Il faut commencer par présenter le quartier Saint-Jean Saint Pierre qui est historiquement un ancien ghetto pour les harkis et qui a vécu des violentes émeutes en 1991. De nombreuses associations sont nées après cela quand des budgets ont été débloqués pour développer des dispositifs dans ce qu’on appelle aujourd’hui les « quartiers prioritaires de la politique de la ville ». L’Arche a été créée en 1995 et a commencé par organiser des sorties avec les jeunes et proposer une aide administrative à ceux qui le désiraient, avant de prendre en charge l’accompagnement à la scolarité et l’accueil de loisirs. Mais les conditions de travail se sont très vite dégradées. En 2008, la nouvelle marie PS a décidé de mettre en place un accueil de loisirs municipal unique pour les enfants afin que les plus jeunes sortent des quartiers. La cinquantaine d’enfants de Saint-Jean devait se rendre en bus dans ce centre à 40 minutes de route. Et puis l’année suivante, nous n’avons touché aucune subvention. En 2011, c’est l’apothéose  : une nouvelle directrice (qui était secrétaire de section PS) a été parachutée. Elle a embauché des personnes sans être certaine qu’elle aurait les moyens les payer. Elle est partie au bout d’un an, en laissant la trésorerie complètement plombée.

AMINOU : Moi je viens ici depuis toujours, je suis un enfant de l’Arche. Dans ces années-là, le quartier était en train de changer, il y avait des projets de réhabilitation. On avait relogé une partie des habitants mais les autres étaient restés sur le carreau. De 2009 à 2012, les associations fonctionnaient au régime minimum, il n’y avait presque plus rien pour les jeunes. En 2012, Claude, un prof qui nous faisait l’aide aux devoirs, m’a attrapé un jour en me disant que ce serait bien que je m’implique. Qu’il fallait que j’aille à « une réunion de crise » avec des gens de la mairie, pour essayer de reprendre en main l’Arche. J’ai rameuté 30 ou 40 personnes du quartier. Sur place, il y avait, entre autres, Christine Bascou, la femme du maire (1) et ses proches. On leur a demandé ce qu’ils voulaient faire de l’Arche, ils ne nous ont pas répondu. On avait 19 ans et on a été virulents. Il était hors de question de quitter la réunion. On a réussi à inverser la tendance puisqu’ils ont finalement proposé que quatre ou cinq d’entre nous entrent au conseil d’administration. Ils avaient une attitude assez condescendante, comme beaucoup de gens qui venaient  « s’occuper de nous » parce qu’ils pensaient qu’on était incapables de le faire par nous-mêmes. Même en nous intégrant, ils pensaient que nous allions être complètement perdus, parce qu’on ne savait pas ce qu’était un Conseil d’administration (CA) ou un bureau. C’est pourtant pas compliqué ! On a fini par constituer un CA mélangé entre les anciens et les nouveaux.

SAMIR : Il y a eu un rapport de force entre certains anciens et nous et des manœuvres pour tenter de briser la nouvelle dynamique. Comme par hasard, on a proposé du travail aux jeunes qui avaient intégré le nouveau CA. Avec cette nouvelle mandature PS, c’était comme si, de fait, on devait avoir une forme de gratitude ou de reconnaissance. Les réunions de l’Arche étaient très compliquées, avec des oppositions violentes. Il y avait des sujets sensibles comme les embauches qui sont devenues des enjeux importants. Parfois il fallait dire non à de nombreuses personnes pour en recruter une seule. C’était facile de jouer de tous ces mécontentements.

A l’époque, vous sembliez toujours dans une position précaire. Face à ce double défi, réussir à ce qu’on vous entende et sortir l’association du rouge, quelles forces avez-vous mobilisées pour vous en sortir ?

AMINOU : Il est vrai qu’on a bien galéré financièrement pour relancer des projets après ces années de gestion désastreuse. Comme on n’était pas affilié au CEJ (Contrat Enfance Jeunesse), à chaque fois, il nous fallait soumettre les activités à la mairie. Si c’était validé, ils nous faisaient un chèque pour que nous puissions palier les dépenses, mais sans aucune garantie pour l’avenir. La municipalité en place avait refusé de mettre en place ce CEJ et d’une certaine manière, elle nous tenait en laisse avec ces fameux chèques. Ils décidaient selon leur bon vouloir de nous financer ou non.

SAMIR : Et puis, en décembre 2013, la directrice est partie en arrêt maladie jusqu’à la fin de son contrat, et j’ai dû assurer bénévolement la direction par intérim. J’ai ensuite été embauché en tant que directeur en février 2014.

Cette même année, la nouvelle mairie divers droite nous a donné encore moins de subventions que les années précédentes. On a dû suspendre ponctuellement les accueils de jeunes. Il y a eu une mobilisation forte des habitants et les journalistes sont venus. Dès le lendemain, l’équipe municipale, annonçait, par voie de presse, son soutien et l’augmentation de la subvention. Mais on voulait aller plus loin, Aminou est allé voir des associations d’autres quartiers populaires de Narbonne (Centre-Ville et Narbonne Est). Au départ, un rapport de force s’est installé entre la Mairie et nous, mais après de nombreuses négociations, ils ont cédé pour nous associer au projet jeunesse de la ville. Ça c’était une vraie victoire qui nous a permis d’avoir une sécurité financière et de pouvoir porter des projets sur le long terme.

Le 21 février 2014, une loi est votée sur la réforme de la politique de la ville et notamment sur la création des conseils citoyens suite au rapport ministériel de Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache. Cette loi prévoyait de favoriser la participation des habitants et de mieux les intégrer aux projets qui concernent leur quartier. Y a-t-il eu des changements après cet épisode ?

SAMIR : On a fait intervenir Mohamed Mechmache (2), en prévenant les habitants qu’un dispositif nouveau arrivait sur le territoire et qu’ils allaient pouvoir s’impliquer. On s’est vite rendu compte que l’État ne voulait pas s’investir, même pas dans la communication autour de ces événements.

AMINOU : Les conseils citoyens ont été un autre point de rupture avec la ville. Les élus étaient réticents à leur mise en place car ils considéraient qu’ils avaient été élus pour être les représentants du peuple, au suffrage universel, et qu’ils n’avaient pas de compte à rendre. Avec un groupe de jeunes, on a créé un mouvement, le Réveil Citoyen Narbonnais. En 2015, pour les élections départementales on a fait une liste d’union avec notamment le Front de Gauche, juste sur ce canton, où on vivait et on a fait 13% . Et là, on s’est froissé avec tout le monde : la gauche et la droite. A partir du moment où tu t’émancipes et que tu entres sur le terrain de la politique, ça devient sérieux et ça les énerve. C’est là qu’ont commencé les premières enquêtes. Le préfet a demandé un audit sur l’organisation administrative et financière de l’association car ils disaient que des choses pas claires se passaient ici. On a eu trois contrôles différents, un contrôle financier, un contrôle du service jeunesse et sport et un contrôle de l’URSAFF.

Difficile d’imaginer que les choses se soient arrangées pour vous en 2015

AMINOU: En 2015 après le Bataclan, on a basculé d’un coup d’une représentation où on était des « grands frères », une sorte de voyoucratie qui avait investi l’Arche, à des soupçons de communautarisme. Une fois de plus le quartier est le terrain où leurs fantasmes se concrétisent. A partir de ce momentlà, il y a eu une volonté de pointer du doigt l’Arche en se servant des questions autour de la radicalisation. Ce sont juste des prétextes pour nous empêcher de militer.

SAMIR : À leurs yeux on est des sujets, des bénéficiaires et on n’est jamais considérés comme des acteurs ou comme des collaborateurs. Pourtant l’Arche est une personne morale, on est inscrit dans des dispositifs, on a des financements publics, on est les seuls à faire vivre les valeurs de la République sur le quartier. Les vraies valeurs, il faut se les réapproprier, il ne faut pas les laisser qu’aux autres. Quand tu apprends à un jeune ce que sont les compétences de chaque institution et comment créer le dialogue avec ses représentants, ça fait bouger un peu les lignes, même si c’est juste pour un instant.

AMINOU: Sur ce point on n’est pas d’accord avec Samir, lui il voit les choses du coté éduc’ pop : il veut voir le bien partout. Moi je pars du principe que la mairie et les institutions sont les responsables de ce qui se passe dans les rues et au niveau associatif, car elles sont censées accompagner ces dispositifs au niveau financier, et elles ne le font pas. Ce n’est pas à nous de faire ce qu’ils ne sont pas capables de faire et ce pourquoi ils ont été élus. Avec Samir, on a discuté et j’ai fait le choix en 2016 de quitter le CA même si je reste adhérent et bénévole de l’association, pour naviguer dans des voies plus politiques. Pour moi, la loi sur les séparatismes fait partie d’une panoplie de gadgets qu’on met en place pour essayer de nous intimider, on doit tout le temps prouver qu’on est républicain et montrer patte blanche. Il n’y a qu’à voir ce que la déléguée du Préfet ose dire sur l’Arche…

SAMIR : Oui, elle ne parle pas à un seul moment de notre professionnalisme, de choses qui pourraient être améliorées. Par contre, on lit dans le compte rendu qu’il y a « des rumeurs de grande proximité avec l’Islam, toutefois démenties par la grande majorité des partenaires».

AMINOU : Moi, ce qui me choque, c’est qu’elle le dit en temps que déléguée du préfet. Ce n’est pas une citoyenne lambda. Elle ne doit pas se baser sur des rumeurs. C’est très grave. Alors, il « paraîtrait » que les femmes voilées qui viennent à l’Arche se sentent particulièrement à l’aise dans nos locaux, et qu’il y a beaucoup de musulmans à l’Arche. Mais qu’est ce qu’ils veulent, qu’on leur demande d’enlever le voile ? Ce qu’ils n’exigent même pas dans leurs propres administrations en préfecture ou ailleurs ? Faire de la discrimination au faciès ? De déterminer à l’œil si la personne est pratiquante ou pas pratiquante, convertie ou athée ?

Ces « rumeurs » ont-elles eu des conséquences directes sur l’association et sur votre travail ?

SAMIR : Tout ceci a un impact. La convention adulte-relais (3) n’a pas été renouvelée alors qu’on était les premiers à l’avoir eue sur le quartier. Ils nous ont dit qu’il n’y avait plus d’enveloppe pour ce dispositif alors qu’il y avait une augmentation de l’enveloppe régionale et des signatures de conventions sur notre territoire. À cela s’ajoute l’annulation de la Convention de financement pour les « Colos Apprenantes » sans même nous en informer directement ou bien nous en donner un motif. C’est clairement de la disqualification, de la mise au ban.

AMINOU : L’ association compte cinq salariés, 400 adhérents, et 120 gamins qui bénéficient du soutien scolaire, et puis il y a des cours d’alphabétisation… Étant donné les champs d’intervention dans lesquels l’association intervient, dans un quartier prioritaire, toucher aussi peu d’argent de l’État, c’est une honte. Et ils se vantent de mettre des millions, des milliards d’euros dans les associations et dans les quartiers ! Ils ne donnent de l’argent qu’à des grosses associations qui ont déserté le terrain depuis longtemps. Elles décrochent les marchés mais comme elles n’ont plus les publics, que font-elles ? Elles viennent nous voir pour qu’on mobilise des habitants et qu’on réalise les projets. Et bien sûr, elles gardent le pognon, nous on est des parents pauvres.

SAMIR : On essaye aussi de nous faire disparaître d’une manière nouvelle. Avant, on te coupait les vivres, maintenant on te donne le minimum, et on te paye neuf mois après le début de l’année civile. On avait récupéré l’Arche dans une situation d’endettement, et on avait réussit à redresser la barre mais avec ces méthodes, on est arrivés à une situation d’ asphyxie financière. C’est à ce moment-là que nous avons décidé de trouver des solutions par nous-mêmes : on a tenu en 2019 parce que certains d’entre nous se sont mis au chômage tout en continuant à travailler bénévolement ! Ce qui était paradoxal, c’est que nous devions payer des frais bancaires et les frais d’huissiers avec de l’argent public, à cause des subventions publiques qui n’étaient pas payées en temps et en heure ! C’est une charge mentale épouvantable de se demander si on va réussir à payer les salaires chaque mois. Là ça va un peu mieux, on a de quoi tenir un trimestre, je crois. Maintenant qu’on a réussi à avoir une petite trésorerie, on peut grâce à ça libérer notre parole. Après, on ne peut pas tout gérer à l’Arche, il y a des combats qui se déplacent vers d’autres instances notamment en terme de justice sociale. C’est pour cela que le combat politique d’Aminou en dehors de l’asso est utile. On a été mis en lien avec « Pas sans Nous (4) » et on consulte régulièrement l’Observatoire de répression des libertés associatives (5). Il est urgent de nous réapproprier notre histoire, car l’histoire des quartiers populaires est toujours récupérée de manière fallacieuse.

Propos recueillis par Chispa – Illustrations : Léo.

(1) Jacques Bascou, ténor PS de l’Aude, ancien maire de Narbonne et président de l’agglo, et ancien député.

(2) Pour consulter le rapport : « Pour une réforme radicale de la politique de la ville » Mohamed Mechmache et Marie-Hélène Bacqué sur www.vie-publique.fr

(3) Le contrat adultes-relais permet à certaines personnes sans emploi ou bénéficiant d’un contrat d’accompagnement dans l’emploi d’assurer des missions de médiation sociale et culturelle de proximité, dans le cadre d’un contrat d’insertion.

(4) La coordination « Pas sans nous », fondée par Mohamed Mechmache et Marie-Hélène Bacqué, veut jouer un rôle de syndicat des quartiers populaires pour interpeller les pouvoirs publics et appuyer les luttes des quartiers. Fonctionnant sur le modèle de la démocratie participative, ils sont actuellement en train d’organiser une tournée «  Nos quartiers ont de la gueule » à travers les villes de France pour recueillir les témoignages des habitants et des associations de quartier, via des questionnaires et des ateliers. Ils sont venus le 8 novembre à L’Arche. www.passansnous.org/

(5) www.lacoalition.fr/Observatoire