Numéro 4 Régional

« EDF est venue semer la mort »

Constamment venteux, l’isthme mexicain de Tehuantepec est un gisement éolien à exploiter. Les multinationales des énergies vertueuses telles EDF, détenue à 80% par l’État français, sauvent la planète en y dévastant l’habitat et la culture des populations indigènes. Camille, du collectif Stop EDF Mexique, nous raconte ce colonialisme vert exemplaire.

Comment as-tu rejoint la lutte des autochtones de Tehuantepec ?

Josefa, une habitante de la région des Chimalapas, située dans l’isthme, est venue à l’ancien hameau libre de l’Amassada en Sud-Aveyron lors d’une « Fête du Vent ». C’était dans le cadre de notre lutte contre un projet de giga-transformateur de RTE, filiale d’EDF, voué à raccorder des centaines d’éoliennes dans les environs. On a sympathisé et on l’a contactée deux ans plus tard quand on s’est fait expulser parce qu’on n’avait pas fini de raconter ce qu’on avait à raconter sur l’envers du décor.

Qu’est-ce qui vous a marqués quand vous êtes arrivés ?

Le capitalisme vert apparaît là dans toute son imposture. En France, les gens concèdent qu’ « il vaut mieux quelques éoliennes plutôt qu’une centrale nucléaire ». Mais là, des rangs d’aérogénérateurs tournent sur des kilomètres, à perte de vue. Aerogenerador est leur mot, il est plus juste que le nôtre, « éolienne », qui efface la dimension industrielle. Or quand on sait que sous une seule éolienne, il y a des mètres et des mètres cubes de béton, la vision est encore plus terrible : la terre vivrière devient un sol industriel. Cette dépossession de la vie par les multinationales sauveuses de planète s’exprime aussi par les signes de l’occupation : partout des grilles, des caméras, des vigiles et des checkpoints. Les villageois·es d’Unión Hidalgo sont proprement encerclé·es par les aérogénérateurs. Celui ou celle qui veut se rendre à son lopin de terre doit montrer un laisser passer.

Que vous ont raconté les habitants ?

Ils et elles ont des considérations qu’on retrouve en France mais l’échelle n’a rien à voir. Dans le ciel, tous ces rangs de pales sont un véritable coupe-gorge pour les oiseaux. Dans la terre, la nappe phréatique, qu’on appelle ici « les veines d’eau », est altérée. Elle commence à sept mètres, or les blocs de béton doivent descendre à dix mètres. En plus, vu la quantité de machines, les incidents de fuite d’huile sont catastrophiques pour les sols. Certain·es ne boivent plus l’eau de leur puits et la pêche s’appauvrit dans la lagune. Enfin, des paysan·nes cultivent dans le bruit des turbines et constatent la dégradation de leur santé (1). Une femme nous a dit « EDF est venue semer la mort. »

« Semer la mort »?

Oui, l’industrialisation des sols prive la population de ses moyens de subsistance et génère aussi directement des massacres dans la communauté. Quinze jours avant notre arrivée, un ouvrier du bâtiment âgé de trente ans s’est fait tuer. Afin d’installer leurs aérogénérateurs, les entreprises font des appels d’offres pour enlever les arbres, construire les routes. Pour décrocher les contrats, des gens créent des boîtes de BTP. Résultat : entrepreneurs, notables locaux et syndicats se battent entre eux, parfois à mort. Là-bas, la violence du capitalisme est nue : violence de l’appropriation et violence de la concurrence. « EDF est venue semer la mort », cela signifie aussi que les multinationales attaquent leur manière d’habiter le monde . La volonté capitaliste d’uniformisation, de standardisation y est évidente. Les gens parlent d’« une nouvelle Conquista (2) ». Ils et elles nous ont dit : « nous n’avons pas besoin d’être comme vous, ni comme les gringos. Chaque peuple est différent et cette différence doit être respectée. Si notre façon de vivre et de voir le monde meurent, alors c’est une partie de l’humanité qui meurt ». Tout cela fait partie de « la malédiction du vent ».

Quelle est cette manière d’habiter ?

Propriété collective et délibération collective sont au cœur de la communauté. La population a une culture de l’assemblée et défend l’existence de terres communales. Les personnes ont une approche d’ensemble : les choses font sens à l’intérieur d’un tout. C’est pourquoi elles disent que la menace sur leur culture singulière est un danger pour la diversité des sociétés humaines. Cette continuité explique aussi qu’elles mènent leurs luttes pour leurs enfants ET pour leurs ancêtres. Leur rapport à la terre est différent : il faut la « servir » et non pas « s’en servir ». D’ailleurs, leur première réaction est : « Le réchauffement climatique vient de vous et pas de nous ».

Tu parles de terres communales. Pourtant il y a sur l’isthme 29 parcs totalisant plus de 2200 éoliennes et à Unión Hidalgo, EDF veut installer son quatrième parc sur plus de 4500 hectares. Comment est-ce possible ?

La totalité des terres de l’isthme sont communales mais pour contourner cette réalité, le gouvernement mexicain a créé des « titres de propriété privée à l’intérieur d’un régime communal ». En gros, lorsque que quelqu’un a un usage de la terre communale mais souhaite s’enrichir avec, un·e notaire peut estimer sa parcelle et lui délivrer ce titre. C’est une entourloupe pour parcelliser le territoire et le transformer. Il passe d’un usage sous régime communal agraire à une vocation privée et industrielle. C’est comme ça que sont nés les « petits propriétaires ». EDF les a démarchés secrètement pour leur faire signer un bail individuel avec une clause de confidentialité. L’entreprise est passée outre l’assemblée et la population a été mise devant le fait accompli. C’est seulement après qu’il y a eu la consulta, la consultation. Or, juridiquement, le consentement de la communauté doit être « préalable ».

Ce consentement est aussi censé être « libre » et « informé », non ?

Oui, mais il ne l’est pas non plus. Les consultations par les multinationales sont grotesques. Pour EDF, au début, il n’y avait pas de traduction en zapotèque. Et quand une personne propose de la faire, on la presse d’écourter si bien que la moitié des propos disparaît. Et puis, il y a cette manière de vouloir faire partie de la communauté. Les entreprises installent des cages de foot par exemple, montent des événements avec alcool à volonté pour tous les petits propriétaires. L’une d’elles a même créé une vela aerogenerador, une « fête traditionnelle de l’aérogénérateur » ! Là on touche à la dynamique culturelle qui accompagne l’appropriation des terres. EDF a nommé son projet « Gunaa Sicarú », « jolie femme » en zapotèque, en référence à la devise d’Unión Hidalgo, « Terre des femmes jolies ». Des habitantes nous ont dit : « Ils vont jusqu’à nous voler nos phrases, nos mots, nos références, notre identité ». On nous a raconté que le représentant d’EDF était aux côtés du président municipal d’Unión Hidalgo lors de son investiture. C’est d’un cynisme. Car derrière cette soi-disant communion, les multinationales divisent la communauté pour installer leur pouvoir. Ainsi, outre le démarchage secret des petits propriétaires, EDF renâcle à payer celles et ceux qui ont fait les travaux préparatoires de type terrassement. Et face à leurs réclamations, EDF répond : « Il y a des gens dans votre communauté qui empêchent le projet ». C’est du chantage pour faire taire les opposant·es qui n’osent plus aller aux fêtes du village. L’omerta s’installe et comme dit un habitant : « l’esprit de lutte des gens se rétrécit ». Heureusement à Unión Hidalgo, il y a l’équipe de la otra radio (3) où la parole reste libre. Un industriel avait bien tenté de leur offrir une table de mixage mais ils et elles ont refusé.

Tu as vu tout ça, tu es rentré au pays et tu t’es dit faut stopper EDF au Mexique ?

On est rentré en catastrophe, la veille du confinement. On a atterri à Barcelone et pris le train jusqu’à Port-Bou. La frontière était bloquée. On était une quinzaine à vouloir rejoindre la France. On a traversé les Pyrénées ensemble à pied, on est passé devant le mémorial de La Retirada (4) et du côté français, ils ont refusé l’entrée à des étrangères qui étaient avec nous… Un retour choc. Puis les gens d’Unión ont mis en lien les Français·es venu·es les voir. Comme les zapatistes, ils ont dit : « Organisez-vous entre vous, parce que c’est votre mode de vie, vos entreprises qui viennent chez nous, soyez solidaires, ils veulent nous faire disparaître ». On a donc passé deux jours avec les autres Français·es à discuter de la suite. Puis, on a décidé d’organiser la « tournée des luttes dignes contre le colonialisme énergétique ». On s’est dit qu’à côté de la mobilisation sur l’isthme et des actions en justice (5), il nous revenait de faire un max de bruit ici. Puis l’assemblée d’Unión Hidalgo a officiellement mandaté Andrea, Norberto et Josefa, les trois personnes qu’on avait imaginées recevoir.

La tournée a eu lieu cet automne. Comment s’est-elle passée ?

On a tenu à diversifier les lieux. On est allé à Bure où la lutte se poursuit contre le projet de stockage de déchets nucléaires ainsi qu’ au contre-congrès mondial de la nature. On a aussi organisé des débats dans des écoles de l’élite comme Polytechnique et Sciences Po. Parallèlement, on a rencontré les syndicats d’EDF et de la filière énergie. Sud a immédiatement publié un communiqué demandant l’arrêt définitif du projet. Le 30 septembre dernier, le secrétaire général Mines et Énergies de la CGT s’est engagé de vive voix à exiger la même chose. Malheureusement, on attend encore ! Sinon, des politiques nous ont contactés parce qu’ils craignent le saccage par l’Europe de la loi française sur le devoir de vigilance des sociétés mères (6). Pour le collectif, l’enjeu avec cette tournée est aussi de questionner le discours du « développement durable », de la « transition » et autres expressions à la mode. On nous dit que celles et ceux qui ont fait le mal vont trouver le remède et ici il y a des gens pour le croire. Or, c’est bien la même exploitation qui est conduite, il n’y a que le récit qui change. Pour nous, la réponse sociale des communautés indigènes semble plus pertinente que la réponse technologique souvent portée par le mouvement écologiste. Il nous faut sortir des lectures binaires du type fossile / pas fossile, sauver la planète / sauver le système et en finir avec cette nouvelle figure du sauveur qu’est l’Ingénieur. C’est l’autonomie que nous devons continuer à penser, avec une critique globale de l’ordre électrique comme le propose La Chose (7).

NB : le collectif recherche des traducteurs et traductrices, ainsi que des relais d’information. Pour organiser des débats ou des projections, n’hésitez-pas à les contacter. Ils et elles ont aussi besoin d’un soutien financier pour couvrir les frais de la tournée.

Capucine V. Illustration : Jeanne

stopedfmexique@riseup.net

www.facebook.com/STOP-EDF-MEXIQUE-113172123840081

1 Le 8 juillet 2021, la Cour d’appel de Toulouse reconnaissait la réalité de ces effets.

2 Référence à la colonisation espagnole

3 L’autre radio

4 « Retraite », exode des Espagnols à la suite de l’instauration de la dictature, 1939

5 Sur le droit agraire au Mexique, sur le devoir de vigilance des sociétés mères en France.

6 Votée en 2017, la loi sur le devoir de vigilance impose aux sociétés mères et aux entreprises donneuses d’ordre de mettre en place « des mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle directement ou indirectement, ainsi que des activités de [ses] sous-traitants ou fournisseurs. »

7 https://lachose.noblogs.org