Numéro 4 Régional

Les trois femmes de la vallée

Nous sommes nombreuses à rejeter le féminisme pendant notre jeunesse. Peut-être que nous ne trouvons pas le courage de mettre en cause les hommes ou que l’aspect systémique des oppressions est trop impressionnant pour être affronté. Mais en grandissant dans un monde où règne le patriarcat, de plus en plus de femmes deviennent féministes. Une des grandes richesses de cette mutation est la découverte de la sororité. Récit croisé entre expériences intimes et lectures.

Sororité, substantif féminin du latin soror, sœur, tout comme le mot fraternité est tiré du latin frater. Tandis que le mot fraternité connaît un succès retentissant, sororité depuis des siècles a été jeté aux orties, peut-être même enfoui profondément sous terre, exprès, le plus profond possible. Sororité fossilisée, de la roche, un petit caillou, une boule végétale mais si sèche, des syllabes qui semblent étrangères et parfaitement inanimées. Sororité : le mot dort sous terre, on le croit mort, il va se réveiller…

Chloé Delaume, Sororisation générale

Nous étions trois nanas âgées d’une vingtaine d’années, cohabitant dans un lieu collectif au fin fond d’une vallée pyrénéenne. Lou était parachutée là, fière citadine qui suivait son mec de l’époque dans ce coin paumé où, selon elle, il n’y avait que « des dégénérés ». Frida, fervente voyageuse, avait débarqué par hasard lors d’un road-trip estival et s’était encanaillé avec un des habitants, un crâneur de première. Je suivais une bande de copains, pas fichue d’avoir plus d’une amiE, et atterrissaiS là dans la plus grande perdition après avoir arrêté mes études.

Quelques regards perçants, le menton bien levé, avaient suffit à ce que nous nous détestions. Nous nous comportions comme des chiens (ou des hommes) à pisser sur notre territoire à coup d’aura superficielle et d’égo viril. Pour faire sa place en ces lieux, à majorité masculine, nous nous comportions en mâles. Et sans surprise, notre rapport s’était construit dans la rivalité.

Je ne gardais de l’amitié féminine que méfiance ou rancœur. Blessée par des expériences à l’adolescence, j’étais traumatisée par la cruauté juvénile. Je faisais partie des « nazes » sans seins ni succès. J’exprimais mes frustrations par un rejet injuste de mon propre genre – « ras-le-bol de parler rouge à lèvres ». Je détestais les personnes comme Frida, qui parvenaient à séduire les garçons. Sa réalité n’était pas pour autant heureuse, puisqu’elle peinait à se construire et à trouver de l’estime de soi hors du regard de ces derniers. Lou avait certes sa bande de copines, mais comme toutes, elle était reléguée sur le bord de la cour, bras dessus bras dessous, pour se protéger de l’invasion des garçons et de leur football monopolisant tout l’espace. Cette jeunesse opprimée, parfois harcelée comme on ose le dire aujourd’hui, nous plongeait dans les complexes, les blocages. Difficile alors d’apprendre à agir, à décider, à être motrices.

Nous portions nos passés chargés de coups durs. Nous jugeant durement, nous jaugeant sans cesse. « Quelle snob cette meuf, avec ses bottines à la montagne. Elle est chiante avec sa culture d’élite, elle est complètement perchée. – Et l’autre avec sa grande bouche. Elle laisse personne en placer une. Elle accapare toute l’attention. – Celle-là plus autoritaire tu peux pas. L’ennemie des nanas. Elle est toujours cassante. »

Bonne ambiance. Trois femmes au milieu d’hommes, loin du cœur.

Comment se soutenir quand tout est fait pour que nous nous réjouissions de la mauvaise mine de l’une ou des kilos en trop de l’autre ? Comment rester bienveillantes avec nos amies quand nous ne sommes pas même capables de considérer notre propre physique avec indulgence et amour ? Le flux incessant des injonctions esthétiques produit un double ravage : il rend très difficile, voire impossible, de vivre sereinement son propre corps tel qu’il est, et il empêche les femmes de nouer entre elles des liens sororaux. Insatisfaites ou malheureuses de leur apparence, elles souffrent de surcroît de ne pas pouvoir compter les unes sur les autres pour s’extirper de cette spirale de détestation. (…)

Il découle une exigence relative à ce qui peut malgré tout faire lien, à ce qui doit envers et contre tout faire lien, je la qualifie d’exigence sororale. La sororité n’est pas une simple injonction affective nous enjoignant de rester bienveillantes les unes envers les autres, elle s’avère foncièrement politique en ce qu’elle constitue le ciment de tout l’édifice féministe. Sans attention empathique aux conditions dans lesquelles tel groupe de femmes éprouve sa condition d’aliénation et d’objectivation, il n’y a pas de projet d’émancipation digne de ce nom. Sans résistance à la logique individualiste du patriarcat sous sa forme néolibérale, il ne peut y avoir d’effectivité collective de la dynamique féministe. Il s’agit donc de faire de l’exigence sororale un a priori féministe, au sens d’un a priori éthique.

Camille Froidevaux-Metterie, La sororité, un a priori féministe.

À l’époque, nous avions très peu de considération pour les oppressions que nous subissions insidieusement à cause de notre genre. Nous nous pensions protégées même. Nos mères revendiquaient toutes un certain féminisme, libérées des tâches culinaires par les surgelés, nous amenant dès la première apparition de nos règles à ingérer la pilule contraceptive. Nous nous croyions protégées par cet héritage, ce féminisme à l’ancienne.

Nous pensions toutes les démarches en non-mixité complètement stériles, ne voyant pas comment on pouvait réinterroger la société en excluant une partie. Mais voilà qu’un jour, poussées par notre condition d’éternelles fauchées, nous nous sommes rendues à un atelier mécanique en non-mixité. Nous étions plus intéressées par la survie de nos voitures que par ce moment entre femmes, mais ça tombait là, comme ça, et c’était bien pratique.

Nous avons déboulé toutes les trois dans cet univers de gonzesses à faire des trucs d’hommes. À échanger ensemble qu’il y en avait marre d’avoir peur de pousser la porte d’un garage, marre des réflexions lors des galères sur le bord de la route. Nous nous sommes réunies autour du moteur à s’apprendre l’une l’autre, à s’encourager quand la mécanique impressionnait ou rendait folle. Nous mettions ensemble les mains dans le cambouis. Nous nous découvrions sans interaction avec les hommes. RÉ-VÉ-LA-TION.

La rivalité laissait place à l’entraide, aux encouragements. Nous étions toutes là, avec nos différences et similitudes. Je nous voyais toutes belles et fortes, les frêles, les grosses, les grandes bouches, les binoclardes, les timides, les garçons manquées, les sportives, noires ou blanches, douées ou pas avec ces clés en mains. La puissance de notre genre se révélait.

On nous a volé du temps.

Je ne veux pas le rattraper, je ne le peux pas.

Je ne veux pas moins aimer les hommes mais aimer davantage les femmes et les non-hommes.

Avoir envie de Nous, malgré tout, avant tout.

Rebecca Chaillon, Et j’ai vu beaucoup de soleils se coucher

Sur le chemin du retour vers notre vallée humide, dans la voiture fraîchement réparée, notre rapport avait changé. Les précieux sourires échangés dans la journée éclairaient encore nos visages, et surgissait l’envie de se confier, de se raconter. Nous nous sommes rapidement arrêtées au premier bar venu pour tremper nos lèvres dans des Picon-bière. L’espace intime s’ouvrait. Les confidences se multipliaient. Tant de différences, de points communs, de ratés partagés, d’encouragements. Le podium s’écroulait, nous nous alignions sur le même horizon. Ce soir-là, nous nous sommes couchées avec un sentiment d’apaisement. L’impression de ne plus être seules. Le matin, autour de la grande tablée, nous nous sommes accueillies avec des sourires complices autour d’un café chaleureux. Il en a été ainsi tous les matins.

Lire, comprendre et partager les pensées des femmes. Manifester. Soutenir. Écouter. Comprendre et partager la rage. Pousser vers le haut. Faire circuler les noms. Céder sa place. Passer son tour. Faire ruisseler l’argent vers les associations, vers les cagnottes, vers les projets révolutionnaires. Acheter les bouquins, les disques, voir les films. Consommer les produits vendus par nos adephes. Encourager les créations. Rendre visible, rendre audible. Créer des groupes de soutien. Appeler, consoler, booster. Répondre, conseiller, remercier, encourager. Se retrouver, se donner de la force, se bourrer la gueule , se serrer dans les bras, se pleurer sur l’épaule, monter des projets, avoir des idées, écrire des trucs, créer, faire l’amour, procréer, construire, rêver. Jouer avec passion sur ce spectre. Faire place, dans nos vies, à un espace libre de toute coopération forcée avec la cismasculinité.

Lauren Bastide, Sororité, adelphité, solidarité.

Peu importe que nous n’ayons pas le même vécu, nous partagions ce sentiment d’injustice, d’usurpation. Une impression de se faire reléguer dans les coins, d’obéir malgré nous à cette pression et de composer docilement avec elle. Nous nous retrouvions dans le tiraillement entre la déception de se laisser contenir et la fierté de réussir malgré cela à tenir la tête haute.

La sororité n’est en rien une question d’affect, c’est une éthique de vie, ce que les femmes partagent, qu’elles se trouvent au-dessous ou au-dessus du plafond de verre. Mieux que le communisme, un féminisme actif. Pour qu’un mot devienne la vie pas besoin de magie ni de bouc émissaire. Le sang, les larmes, la sueur, liquider les formules qui ont trop fait recette. De la sororité au féminisme actif il y a trois pas de fourmis.

Chloé Delaume, Sororisation générale

Un jour, Lou se leva les joues pleines de larmes. Délaissée par l’homme. Elle pleurait de ne pas être partie avant, elle pleurait d’être abandonnée. Liées d’amitié depuis peu, nous sommes sorties sous la pluie marcher dans la vallée. Trempées, nous nous racontions nos rages, nos colères. Nous établissions le bilan des souffrances que les hommes nous avaient causées mais surtout des comportements que nous avions adopté en retour – la soumission, le mutisme, l’obéissance involontaire. Nous nous réconfortions dans ce constat commun : toutes les trois avions un sentiment fort d’illégitimité de nos ressentis, et nous nous résignions lorsque nous n’étions pas entendues ou comprises, à nous penser déviantes, démesurées.

Ce cadre intime de confidences a permis aussi de libérer nos sexualités, nos corps. Ces partages d’expériences nous ont guidées sur le chemin du plaisir et rendues vigilantes. Nous ne nous forcerions plus jamais, nous ne ferions plus semblant. Nous respecterions nos états, nos hormones. Et puis, nous nous sommes veillées dans les soirées festives parfois trop arrosées. Nous gardions toujours l’œil sur l’une et l’autre, et même sur les autres sœurs, à interroger le consentement, à menacer des profiteurs qui pouvaient se jouer de nos ivresses.

Nous étions aussi là pour nous prévenir de nos excès, de nos élans morbides ou destructeurs. Nous avons poussé Frida à s’extirper d’une relation qui lui faisait perdre toute sa force. Nous avons soufflé sur les braises pour redonner à Lou des élans de vie alors qu’elle s’entêtait à cultiver son chagrin. Et j’ai été entourée et épaulée lorsque mon schéma familial construit à grands coups d’illusions s’est effondré.

Nous nous soutenions. Et nous explorions ensemble une pensée féministe qui nous protégeait, nous donnait des clés de compréhension et la force de s’émanciper. Les mots de mille autres femmes, glanés dans la vie comme dans les livres sont venus construire un nid, qui tient bon face au vent. Petit à petit nous devenions sœurs.

J’ai ressenti l’urgence de serrer dans mes bras toutes les femmes de l’univers et de les soulever au-dessus de la crasse terrestre. La sororité comme l’envie de prendre la main de la vieille dame pliée en deux dans ma rue. La sororité comme un câlin mental à cette travailleuse du petit matin dans le métro. La sororité comme adoration de la jeune mère seule aux cernes verts de mon immeuble. La sororité comme urgence d’étreindre les travailleuses du sexe qui manifestent sur la place. Moi aussi j’ai été méprisée, assignée et infantilisée. Même moi. Viens ma sœur, câlin.

Lauren Bastide, Sororité, adelphité, solidarité.

Les années ont passé, nous avons quitté la vallée et vivons chacune de notre côté. Mais les sœurs se retrouvent régulièrement, ou débarquent à toute vitesse chez l’une et l’autre lorsqu’il y a urgence.

Ensemble, nous déconstruisons notre rapport à l’amour bâti à partir de préceptes hétéronormés. Nous nous racontons nos tentatives d’explorations, nos chemins de vie, les interrogations qui changent avec le temps qui passe. Lorsque nous parlons de notre rapport aux hommes, il est souvent question de déceptions, d’angoisse, de tristesse. De trop plein. De colères. Alors nous nous entraînons à faire avec et à savoir faire sans. Bras dessus bras dessous, nous prenons place au milieu de la cour et jetons ce satané ballon de foot par dessus le grillage.

À quoi ressembleraient les relations de couple, la paternité, si on mettait la sororité au centre de nos relations intimes ? On peut imaginer que dans ce monde où certaines relations comme les amitiés entre les femmes ont autant de valeur que l’amour d’un homme la « peur d’être seule » tombe en poussière. Si on donnait les mêmeS privilèges aux amies qui vivent ensemble qu’aux couples, la pression sociale de devoir absolument être avec un homme disparaîtrait. Les relations avec les hommes se trouveraient également allégées de cette pression. (…) Certaines, certains me diront que je rêve. Que mes rêves sont niais. Mais le féminisme est un mouvement poussé par une utopie, par le rêve de l’égalité. La sororité se doit d’être émancipatrice et révolutionnaire. Comme le féminisme. Et si on ne limite pas à un slogan visant à promouvoir les plus privilégiées d’entre nous, la sororité politique peut nous amener à réfléchir comment, collectivement, on peut se construire une vie plus douce.

Kiyémis, La sororité comme horizon.

Lou aime voir du symbolique partout. Nous nous en désespérons souvent. Il n’empêche qu’autour d’une table sommaire et de vins fait maison, nous nous confions à la lumière d’une bougie. Il y a peu, l’une d’entre nous était une nouvelle fois déçue. « Pas un pour sauver les autres ». Ce soir-là, nous nous endormons ivres dans la même chambre. Le matin autour d’un café morose, Lou déclare que se sera une belle journée. Nous décidons de gravir la colline pour rejoindre la crête d’où nous pouvons voir la mer. J’ai mon enfant sur les épaules, nous marchons entre sœurs, main dans la main face au vent violent. Dorénavant, nous avons développé cet instinct particulier : la sororité. Nous avançons ensemble et relevons la tête pour marcher droit.

De ce lieu collectif aujourd’hui disparu, n’a survécu qu’une seule chose : les trois sœurs.

Les femmes n’ont pas besoin d’éradiquer leurs différences pour se sentir solidaires les unes aux autres. Nous n’avons pas besoin d’être toutes victimes d’une même oppression pour toutes nous battre contre l’oppression. Nous n’avons pas besoin de haïr le masculin pour nous unir, tant est riche le trésor d’expériences, de cultures et d’idées que nous pouvons partager entre nous. Nous pouvons être des sœurs unies par des intérêts et des croyances partagées, unies dans notre appréciation à la diversité, unies dans la lutte que nous menons pour mettre fin à l’oppression sexiste, unies dans la solidarité politique.

bell hooks, Sororité : la solidarité politique entre les femmes 

Les trois soeurs – Illustration : Fanny Pinel

En note :

Les extraits de textes de Lauren Bastide, Camille Froidevaux-Metterie, Kiyémis et Rebecca Chaillon, viennent de l’ouvrage collectif, dirigé par Chloé Delaume  Sororité, aux éditions Points, 2021.

La citation de bell hooks vient du livre d’Elsa Dorlin, Black Feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, aux éditions L’Harmattan, 2008.

Les extraits de Chloé Delaume viennent de la performance sonore Sororisation générale,

L’ Expérience, France Culture, 2019.