Numéro 4 Régional

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Trois heures qu’on se les pèle sans bouger. Et me voilà en train de surveiller une bande de racailles. Pas des mauvais gars. Quoique. Manu est complètement barge et Kévin n’en parlons pas, il me fait flipper. Je rêve souvent qu’il se retourne et tire sur moi et les gars de la brigade en pleine intervention. Les autres sont plus… plus quoi d’ailleurs… gérables, à peu près. Mais c’est compliqué. Je suis au bord du gouffre. Ils me tapent sur le système, j’en peux plus. Parfois je pense à Jean-Louis qui s’est mis un pruneau dans la bouche et ça me tenterait presque. Mais y a les gosses et l’autre. Et puis, si on fait pas trop de vagues jusqu’à fin novembre, je change de grade et d’unité. À moi la reconnaissance, les pantoufles et l’air d’avoir l’air.

On se gèle les nibs. On a beau arpenter la ville en long et en large, on se les gèle. Quand je te dis on, je devrais te dire je, car autour de moi les canettes tombent sévères, le sang chaud afflue, ça va vite devenir ingérable. Je devrais m’en foutre ou être contente pour eux, ça les rend joyeux, il m’arrive de me saouler pour calmer la peur d’en découdre, sauf que là on a un plan, presque une stratégie, et si on ne reste pas focus ça va se barrer en couille. Ça fait deux jours qu’on bosse dessus avec la commission action et j’ai été mandatée pour prendre le lead, histoire de donner le le tempo, histoire de s’engouffrer dans la bonne rue au bon moment, histoire de prendre la pref à revers au lieu de parader sur le parvis et de leur jouer encore et encore la même sérénade. Là j’imagine déjà la 8.6 de Pierrick voler vers les condés qui vont envoyer la purée au mauvais moment, au mauvais endroit, pas du tout ce qui est prévu, adieu la diversion. Je dis à Pierrick de redescendre un peu et il me rigole au nez parce qu’il s’en tape de mes recommandations et il a sans doute raison, l’énergie brute peut bien défoncer toutes les planifications.

J’ai vraiment manqué les bonnes années. Quand je repense à ma jeunesse et à ce qui m’a fait choisir la police nationale et les compagnies républicaines de sécurité j’ai toujours un pincement au cœur. Dans le temps, je m’étais portée volontaire pour les pelotons de voltigeurs motorisés, ceux à moto avec des longs bâtons de bois, pour calmer les excités. A peine j’entrais chez les CRS qu’on les supprimait à cause d’un type soi-disant mort sous les coups. C’était la belle époque, les professionnels du maintien de l’ordre contre les professionnels de la manifestation. Le jeu de rôle semblait voué à se reproduire éternellement, comme une vieille habitude tranquille. Mais tout se perd, les règles ont changé, je crois. J’ai quand même gardé le cap, je suis devenu lieutenant. J’officie à la tête d’une bande d’amateurs instables. On est devenu de plus en plus violents, à mesure qu’on nous manquait de respect. Et d’ennui. Violent d’ennui. Et parce qu’on fait bien ce qu’on veut avec les gars. On a une hiérarchie de lavettes. Ils ont peur de nous et ils sont tout un tas à se rouler les pouces et à se distribuer les promotions dans les bureaux pendant qu’on fait tout le boulot. Nous. Alors ils ont pas intérêt à la ramener. Ça me fait penser à la fois où le commissaire a été malmené par des types cagoulés dans le parking du Lidl. Qu’est ce qu’on s’est fendu la poire. Fallait bien que des gars de la maison y soient pour quelque chose pour que tout le monde sache qu’il s’était pissé dessus.

Pierrick ne nous annonce jamais sur quel pied il va danser. Il passe la semaine à attendre ce moment devant son frigo vide, c’est son moment, sa raison de survivre. Alors il passe d’un pied sur l’autre, il ne veut pas que ça s’arrête, c’est sa came. Quand ça part en manif sauvage, il prend la tête et embrase les âmes, et quand la sauvage s’essouffle je peux t’assurer qu’il est toujours là, il attend d’être le dernier, il pousse le bouchon, avec ses deux trois potes qui ne le lâchent pas dans l’espoir de le ramener sain et sauf. Un jour il finira en taule. On ne compte plus les gardes à vue, le nombre de fois où on est allés l’attendre à la sortie du comico. Quarante-huit heures à renifler la pisse et à subir les humiliations mesquines des frustrés des bacs à sable et il en ressort avec la banane et un rappel à la loi. Il a une bonne étoile ou alors il n’est pas si cramé, comme s’il nous la jouait fondu du caillou tout en veillant à ne rien faire de répréhensible. Je ne sais pas. Des trucs interdits par la loi, je l’ai quand même vu en faire un paquet. Je peux pas te raconter, ce serait retenu à charge. Bref, il nous met parfois en danger mais on est bien contents de l’avoir avec nous. Il insuffle un truc de dingue qui donne de l’élan, c’est beau et radieux, ça excite les envies. Sauf que je ne peux pas m’empêcher de me demander comment il réagirait, un flingue à la main, si un jour on doit passer à la lutte armée. J’arrête de gamberger car c’est maintenant qu’il faut réagir, on n’a pas prévu de se faire barrer cette rue et Pierrick commence à vriller complet.

Et puis il y a eu cette fois pas comme les autres, quand on s’est fait charger par ce type complètement fou, pas comme ceux de d’habitude. Les révoltés du canapé on les appelait, ils nous cherchaient, nous balançaient des trucs, nous insultaient gentiment, ils revendiquaient comme ils disaient et c’était pas des gros durs. Des fois, on leur foutait un peu sur la gueule parce qu’il y avait ordre ou pour que ça parle parce qu’il y avait ordre que ça parle. Et puis aussi il y avait toujours les bavures et les mecs comme Manu qui diffractaient deux trois pauvres types pour le plaisir. Bon, c’était gérable, on avait l’habitude. Mais là, ça avait merdé parce que le mec en face il était fou. Ultra-violent. Et au lieu de s’en prendre à des gens qui peuvent pas répliquer à hauteur, il s’en était pris à nous. Au groupement d’intervention. Et parmi nous, il avait choisi Manu ou ils s’étaient choisis, je sais pas. Résultat : Manu avait sacrement dérouillé et le mec était mort. Ce jour-là je m’étais dit que ce type, il aurait dû être avec nous. Et j’ai compris que les ultra-violents, c’était nous. Et peut-être même que le corps, la brigade était juste là pour canaliser les gars. Et ça m’était revenu d’un coup, ce cours d’histoire où le prof obèse avait dit que les croisades, les guerres, la colonisation c’était pour l’État le moyen d’exporter son potentiel de violence. Faire quelque chose de notre violence, loin. J’avais rien compris à l’époque. Aujourd’hui je comprenais que j’étais le potentiel de violence. J’en faisais partie. Et qu’il fallait bien trouver où cogner. J’étais violent mais j’avais perdu ma colère. Enfin, je l’avais perdue de vue. Peut être j’aurais dû la garder, la regarder. J’étais devenue gestionnaire, rongée par la lassitude et l’ennui.

Faut quand même te préciser que les bleus commencent par flipper car ils ne sont pas si nombreux dans cette rue alors ils balancent la GLI-F4, la grenade à effet de souffle copieusement arrosée à la TNT. On va pas revenir sur les conditions dans lesquelles ils peuvent l’utiliser car on aurait du mal à cocher les cases. Déjà quand t’as rien fait et que tu bouffes de la lacrymo t’as l’impression qu’on te balance une grosse baffe à distance, alors j’ose pas imaginer quand un engin de guerre te crame le falzar et la moitié du mollet alors que t’es seulement les bras en l’air à gueuler un siamo tutti antifascisti. Je parle du mollet de Pierrick car elle pète tout près de lui et c’est là qu’il part en vrille. Je suis toujours équipée de bouchons d’oreilles mais vu l’effet que ça me fait en étant à plusieurs mètres de l’explosion, j’imagine qu’à ce moment il n’entend plus rien et que ses pupilles ont grillé à cause de l’éblouissement. Ça explique sa démarche un peu pataude au début, ça explique pourquoi certains lui crient de faire demi-tour alors qu’il fonce vers le peloton. Et là il se passe un truc étrange qui détermine toute la suite, leur ligne de front avait déjà eu l’ordre de reculer lorsque Pierrick trace vers eux mais il y a un troufion qui ne bouge pas, soit qu’il n’a pas entendu l’ordre, soit qu’il veut calmer l’ardeur du copain. Sauf que Pierrick arrive avec une rage démesurée, chargée de substances chimiques et naturelles qui annulent la peur, la fatigue et la raison, c’est pas les heures de muscu et les simulations en caserne du keuf d’en face qui peuvent l’arrêter. Il lui arrache la visière et lui écrase la cannette sur la gueule d’une telle force qu’il pourrait directement la jeter à la poubelle sans qu’elle ne prenne trop de place. Le reste du peloton met du temps à réagir occupés qu’ils sont à passer un trottoir à reculons, faut pas trop leur en demander. Alors Pierrick se met à vérifier si la cannette ne peut pas se plier dans tous les sens et il s’acharne sur la gueule du type à terre. Tout va très vite, aussi vite que les deux tirs de LBD qui lui arrivent pleine face et le couchent lui aussi au sol. Les coups de tonfas sur les côtes seraient évidemment superflus quand un type, à l’œil crevé et à la mâchoire explosée, gît sur le bitume mais pourtant ils tombent et retombent plusieurs fois le temps qu’ils dégagent leur amoché.

Le jour du mort, on s’était fait filmer. Ça avait été le début des emmerdes pour la brigade. Du harcèlement. D’autres brigades avaient été mises en cause dans la foulée pour des soi-disant mutilations et avec les réseaux sociaux, ça avait pris de l’ampleur. Nos lâchages et petits arrangements sous les feux de la rampe. Mais la hiérarchie avait réagi, étouffer, ça, ils savaient faire, pour ne rien faire. C’étaient les champions de l’inertie, faut dire qu’on leur avait fait comprendre qu’ils avaient pas intérêt à nous lâcher. Alors ils étaient en passe de tout mettre sous le tapis, comme d’habitude. Ils avaient renversé la vapeur en ciblant des violences de gamins sur des commerces et un commissariat, de celles qui ne sont pas légitimes et qui outrent le concitoyen. Ils les avaient traités de racailles et avaient sous-entendu qu’ils venaient d’ailleurs, ce qui était, on le sait, de bien mauvaise augure. Un bon coup de morale après avoir couvert nos gars, parce que la crise de l’autorité c’est grave. Mais cette fois ils étaient allés un peu plus loin. C’était un signe des temps, ceux qui se croyaient puissants, enfin, ne s’embarrassaient plus des principes. On était pragmatique, on sautait du réglementaire à la loi. Comme dans tous les domaines, l’exécutif ordonnait au législateur. État d’urgence permanente oblige. Alors, ils avaient légiféré sur la sécurité globale. De tout temps on masquait les bavures, autant le faire en toute transparence. Le plus drôle c’est que tout glissait.

Je suis seule avec Pierrick et derrière la flicaille. Ils ont vite compris que ce n’était pas très photogénique de ne rien faire devant un corps inanimé alors ils nous ont planqués derrière eux. Je ne sais pas pourquoi ils m’ont autorisée à rester avec lui alors qu’ils ont mis en déroute les copains médics qui auraient pu l’aider. Je ne sais pas quoi faire, j’ai essayé de faire une compression sur son œil pour calmer l’inondation, c’est le seul moment où il a émis un léger mouvement, j’ai pris ça pour de la douleur. J’essaie de le réconforter en lui caressant le front, la joue n’est plus qu’une plaie béante. Je cherche du soutien autour de moi, je ne vois que des bottes et leurs talons. Tu peux pas imaginer combien j’aimerais pleurer, ça me soulagerait. Je ne peux pas me laisser aller, je suis aux aguets, je ne me sens pas en sécurité, je ne suis tellement pas du côté de l’entraide et de l’amour de son prochain. Je préfère me dire qu’il est mort à l’hôpital ou dans l’ambulance, la nuance me permet de tenir. Hémorragie interne. Je me dis aussi que je ne pense qu’à ma gueule car pour lui c’était sans doute mieux de crever dans les bras d’une copine. Pierrick est notre premier mort en manif. Il y en aura deux autres, le mois suivant, à la capitale. Quand manifester devient aussi dangereux que la lutte armée, on atteint un point de bascule. Quitte à prendre le risque de crever, autant se donner les chances de faire changer la peur de camp, tu crois pas ? Je dis pas qu’il faut tirer, je dis qu’il faut faire croire qu’on pourrait. Pour l’instant je suis là, sur les genoux devant le copain, je tremble, j’ai la trouille pour moi toute seule. Finalement je crois que j’aurais bien aimé voir Pierrick avec un flingue ou une kalach à la main, il aurait trouvé l’énergie qui va bien pour qu’on arrête de trembler.

Aujourd’hui tout change pour moi. J’avais vu la création des Brigades de Répression de l’Action Violente Motorisées comme un signe du destin. Un revival de mon rêve adolescent, le retour des voltigeurs, une philosophie de la violence décomplexée. Enfin de l’ordre et de la force. Oui, je vais être mutée au service du type qui a fait ça, à la préfecture de police de Paris, tout près d’en haut. Quand j’y pense j’ai des frissons partout. Une bouffée d’espoir dans le marasme ambiant. Service d’entretien des armes sub létales, un secteur d’avenir. Bien sûr, là aussi, y a bien quelques peignes-cul de défenseurs des droits pour dire que c’est pas des armes faites pour le maintien de l’ordre, que le niveau de violence dans une société est déterminé par le niveau de violence de l’État… Mais pour les gars, c’est de la reconnaissance et puis on peut tirer à qui mieux mieux ce qui est quand même jouissif. Ça suscite des vocations. Les létales on peut jamais s’en servir, c’est frustrant.

Eléa Ma, Lëa Gary