Numéro 4 Régional

« Nous n’avons pas d’autres choix que d’être solidaires entre femmes »

L’échappée belle est une association d’entraide entre femmes qui s’est récemment créée pour lutter contre toutes les formes de violence que certaines subissent, qu’elles soient psychologiques, physiques, sexuelles… Elles nous racontent ici la nécessité d’un espace de parole, pour leur redonner de la force et pour que « l’impunité des hommes violents cesse ».

Pourquoi avoir créé cette association à Marcillac-Vallon, un village perdu au milieu des collines aveyronnaises ?

L’association est née du constat que les violences envers les femmes existent partout, donc en milieu rural aussi (un féminicide sur deux a lieu en zone gendarmerie). Il n’y avait pas de structure d’accompagnement aux alentours de Marcillac. Il était plus que nécessaire de créer un espace pour nous retrouver, réfléchir et lutter contre l’oppression patriarcale. Ces dernières années, il y a un peu de changement, surtout chez les adolescent.es qui s’interrogent de plus en plus tôt sur les questions de sexisme et d’homophobie. Mais de manière générale, ces violences restent taboues, nous avons honte ou peur d’en parler. Cela concerne toujours les autres, comme si en Aveyron on était préservées de tout cela. Il faut démultiplier les espaces pour partager ces expériences dramatiques, pour se soutenir, pour que l’impunité envers les hommes violents cesse.

Quelles sont les dynamiques ou les engagements passés qui vous ont conduites à monter cette association ? Le féminisme est traversé par différents courants, où vous situez-vous dans ce mouvement ?

Dans le groupe de départ, nous avions chacune notre histoire avec le féminisme. Même si nous ne sommes pas de grandes théoriciennes, nous nous rapprochons du féminisme matérialiste : nous pensons que l’oppression des femmes est socialement construite au travers d’un système, le patriarcat. Comme le capitalisme, ce système possède ses propres mécanismes de domination qui font que la classe des femmes est opprimée par la classe des hommes. Cette domination se traduit par des pratiques matérielles, notamment par l’extorsion du travail domestique des femmes au sein des foyers. Voilà pour la base théorique. Au niveau des actions concrètes, le groupe de six femmes qui a pensé l’Échappée Belle a participé les années précédentes à l’organisation des rencontres féministes Ocytocine, qui se déroulaient sur trois jours à Marcillac. C’était un grand succès dans le sens où des centaines de personnes se déplaçaient de toute la France pour y participer. Ces expériences inoubliables ont fortement soudé notre groupe, en tout cas assez pour avoir l’envie de nous lancer dans un projet conséquent. Avec la création de l’Échappée Belle, nous souhaitons sortir de l’entre-soi militant, avoir un projet plus local, pour être solidaires avec les femmes qui vivent sur le même territoire, et faire de la prévention.

Y a-t-il d’autres associations ou dynamiques qui vous ont inspirées pour créer l’Échappée Belle ? À l’inverse, existe-t-il des structures dont l’action ne vous semble pas appropriée pour lutter contre les violences faites aux femmes ?

Fin 2019, lorsque ce n’était encore qu’un projet, nous avons passé plusieurs semaines à rencontrer d’autres associations locales. Nous nous sentons proches du Planning familial (1), qui se revendique féministe et lutte pour le droit des femmes à disposer de leur corps depuis les années 60. Nous avons également travaillé avec l’APIAF (2) à Toulouse, qui existe depuis 40 ans. Cette association nous a permis de nous former à l’accueil des femmes et à leur accompagnement durant les entretiens. Le Planning et l’APIAF sont des associations historiques et reconnues par les institutions. Ce sont elles qui nous aideront à tenir le cap si l’extrême droite passe au pouvoir car elles ne pourront pas être dissoutes d’un claquement de doigt. Pour nous, il est primordial d’intégrer et de renforcer le réseau féministe existant.

Une autre association qui nous a beaucoup inspirées aux prémices de notre réflexion est Paroles de Femmes (3) à Gaillac, qui fait un gros travail sur les violences faites aux femmes en milieu rural.

Enfin, une des membres de l’Échappée Belle est également membre de Faire Face (4), qui travaille sur les violences de genre via l’organisation de stages d’autodéfense féministe.

Alertes est une association de lutte contre l’homophobie, basée à Rodez, que l’on considère aussi comme une alliée.

Par contre, nous critiquons fortement les structures qui promeuvent la médiation au sein des familles où il y a de la violence. Nous estimons qu’un homme ou un père violent doit être, au moins temporairement, éloigné de sa famille, pour sa protection. Il n’y a pas de « médiation » possible entre un homme violent et sa conjointe, puisque dans ce cas, la femme est clairement dans une situation d’oppression. Parler de médiation et de conflits conjugaux plutôt que de violences contribue à invisibiliser les violences. C’est scandaleux par rapport à ce que vivent les femmes.

Quelles sont les activités menées par l’Échappée belle à ce jour ?

En juin 2020, nous avons démarré les permanences individuelles. Le simple fait qu’une association comme la nôtre existe permet aux femmes que nous accueillons de parler, d’exprimer toute la détresse et la colère qu’elles ont en elles, sans avoir à se justifier, parce que nous les croyons. Cet espace de parole et d’écoute est une reconnaissance de ce qu’elles ont subi ou subissent. Alors qu’elles sont niées par leur conjoint ou par l’entourage, nous comprenons la peur, la honte, le sentiment d’injustice. Il est primordial de leur dire qu’elles ne sont pas responsables des violences qu’elles subissent et qu’elles ne sont pas folles. Alors, même si leur condition ne change pas miraculeusement au sortir de la permanence, elle offre une respiration.

Avant nous tenions cette permanence tous les vendredis après-midi, aujourd’hui il faut prendre rendez-vous, car nous n’avons pas encore assez de bénévoles formées pour maintenir les permanences fixes. C’est dommage car cela fait une démarche en plus pour les femmes qui doivent téléphoner. Nous allons pouvoir salarier deux personnes dès l’année prochaine, ce qui va remédier à cette difficulté.

Certaines des femmes que nous accueillons en entretien individuel participent ensuite à des stages d’autodéfense. En se rencontrant les unes les autres, elles se rendent compte que les oppressions sont systémiques, que ce ne sont pas des situations individuelles. La dynamique des stages permet de récupérer l’estime de soi qu’elles ont perdue tout au long de ces années. Ce sont de beaux moments, lorsque l’on se rend compte que l’on a malgré tout des ressources et des possibilités, et que l’on est fortes.

Les entretiens individuels et les stages sont deux actions très complémentaires. Ainsi il arrive que le processus inverse se produise : en stage d’autodéfense, on travaille sur la confiance en soi et le respect de nos limites, et il arrive souvent que le stage déclenche chez les participantes une prise de conscience des violences qu’elles ont subies ou subissent. L’Échappée Belle peut alors leur proposer un accompagnement individuel si elles le souhaitent.

Dans la mesure du possible, pouvez-vous nous parler de celles qui sont venues vous voir, et le soutien que vous avez pu leur apporter ?

Nous sommes évidement tenues à la confidentialité concernant les situations individuelles dont nous prenons connaissance lors de nos entretiens. Cependant, nous pouvons noter qu’il y a des situations récurrentes : les moments d’humiliation , de dévalorisation, le chantage affectif, le chantage à la garde des enfants, les menaces de mort. Les femmes que nous avons reçues pour l’instant avaient réussi à quitter le foyer dans lequel elles vivaient avec le conjoint violent. Malheureusement, quand une femme a eu des enfants avec un homme violent, il est peu probable qu’il lui fiche vraiment la paix. On leur donne du courage pour avancer, mais on sait que le combat face à la justice et à l’entourage sera rude et qu’il leur faudra beaucoup d’énergie et de force pour le mener. Nous sommes là pour les soutenir dans leurs parcours, les aider à mettre en lumière les ressources qui leur sont propres. Certaines d’entre elles sont dans un état de stress post-traumatique, toujours en alerte, abîmées et isolées. De manière quasi systématique, les femmes nous demandent si elles peuvent rencontrer d’autres femmes dans leur situation. C’est pour répondre à ces demandes que nous allons très bientôt mettre en place un groupe de parole. D’autre part, les femmes qui sortent d’une relation d’emprise avec un conjoint qui contrôlait tout, même leurs sorties, peuvent être démunies après la séparation. Nous souhaitons organiser « des activités médiatrices », des groupes de randonnée ou de marche, ces instants où l’on peut se parler en faisant autre chose, une activité dite « positive ». Cela peut être moins intimidant qu’un entretien et peut aussi permettre de libérer la parole.

Qu’est-ce que cela chamboule en soi quand on est une femme confrontée à la souffrance d’une autre femme ?

 

Nous sommes plusieurs dans l’association à avoir de l’expérience dans le médico-social. Il y a parmi nous des aides-soignantes, des infirmières et des éducatrices qui ont l’habitude d’appréhender des situations de souffrance. Nous avons toutes suivi une formation avec une militante de l’APIAF, spécifiquement sur cette question de l’accueil des femmes. Les entretiens ne s’improvisent pas, il y a des techniques à apprendre, acquises par des saynètes de mise en situation. Au début de notre parcours, nous nous sommes toutes interrogées sur notre légitimité mais nous sommes des femmes et de ce fait nous avons toutes subi des violences. Nous n’avons pas d’autres choix que d’être solidaires entre femmes, c’est la sororité. Cela nous donne la force d’accompagner ces femmes et de leur donner des outils. Nous savons que l’on ne va rien lâcher. Il serait facile de se laisser aller à la colère ou au désespoir tant la tâche semble infinie. Mais nous gardons notre détermination et notre motivation. Nous menons toujours les entretiens individuels en binôme et cela nous permet ensuite de partager nos émotions, d’analyser ensemble la rencontre afin de repérer ce qui nous a semblé juste et moins juste dans nos postures. Celles qui tiennent ces permanences se réunissent une fois par mois pour discuter des situations des personnes accueillies. C’est un vrai soulagement de pouvoir en parler en toute confiance, ce sont des moments très précieux.

Le fait de mener cette action entre femmes a-t-il été questionné au départ ou cela vous a-t-il semblé naturel ?

Au moment où nous créons l’Échappée, nous en sommes à un point de nos parcours féministes où la question de la mixité choisie (5) est une évidence. Tout d’abord parce que l’association a été constituée par un groupe affinitaire féminin. De toute façon, il ne faut pas se mentir, il y a très peu d’hommes-cis (6) intéressés par ces problématiques au point d’en faire un véritable engagement politique et d’y dédier le temps nécessaire. De plus il pourrait être difficile pour les femmes qui viennent nous voir de parler de violences masculines en présence des hommes, cela briderait leur parole. En ce qui concerne le public, nous sommes en pleine réflexion comme beaucoup d’associations féministes : « L’autodéfense par les femmes pour les femmes » a été pendant longtemps un slogan et s’il est vrai que la majorité des agressions sont commises par les hommes-cis, ce slogan peut être excluant pour les personnes trans ou non-binaires (7) qui subissent aussi des oppressions très fortes. En tant que féministes il nous parait primordial d’élargir nos combats aussi à ces personnes.

Dans Le sexisme, une affaire d’hommes, la militante Valérie Robert parle de la violence inhérente à la masculinité, avec des hommes qui non seulement violentent les femmes ou les tuent, mais se tuent aussi largement entre eux et d’auto-mutilent. Il s’agit alors de « déviriliser » la société. Et selon elle, si « l’aide aux victimes est évidemment primordiale, sans agir sur la source, nous vivons dans une logique de gestion de crise perpétuelle ». Qu’en pensez-vous ?

C’est pour cela que l’on veut développer des actions de prévention envers les enfants et les ados, en mixité, pour contribuer à une éducation non genrée, où on explique aux filles qu’elles ont le droit de faire les mêmes choses que les garçons, où on explique aux garçons que les filles ne sont pas à leur service, et où on explique à tous les enfants qu’aucun adulte n’a le droit de leur faire du mal. Nous avons récemment reçu une demande de la crèche locale qui cherche des clés pour aider les parents à dispenser une éducation moins genrée dès le plus jeune âge, car bien souvent les parents disent «  un garçon c’est ça  » ou « une fille ne fait pas ça  ». La perspective de pouvoir nous impliquer dans ce domaine nous intéresse beaucoup.

Quel a été votre rapport avec les institutions, les collectivités locales et les structures déjà existantes depuis la création de l’association ? Quel bilan pouvez vous tirer de vos 18 mois de fonctionnement ?

Lorsque nous avons monté l’Échappée Belle, nous avons fait le choix de travailler avec les institutions, même si cela nous demande de faire des concessions. Notre priorité absolue est de pouvoir toucher toutes les femmes et pour cela il faut que nous soyons le plus « neutre » possible, sans étiquette. C’est la condition sine qua non pour toucher un public large et inciter les femmes à venir. Et cela marche ! Le public du premier stage d’autodéfense que nous avons organisé était composé de connaissances et de leurs proches. Et maintenant il n’y a que des femmes que l’on ne connaît pas.

Quand nous avons pensé à l’accueil des femmes, la Communauté de Communes a répondu favorablement à notre demande de mise à disposition d’un endroit pour nous réunir et tenir les permanences. Nous avons été rapidement accueillies au sein de « l’espace de vie sociale », qui réunit une dizaine d’association de la Communauté de Communes Conques Marcillac (point emploi, point info seniors, accueils de loisirs, etc), ce qui nous a permis de nous faire rapidement connaître localement, via le bouche à oreille ou via les réunions menées en commun. Même si les violences faites aux femmes ne sont pas encore reconnues par toutes et tous comme un problème structurel, il y a un effet #MeToo qui nous a probablement dégagé la voie. Le Grenelle contre les violences conjugales de 2019 a aussi eu un impact sur les élu.es, qui ne peuvent plus détourner le regard, et cela a sûrement joué sur la rapide attribution d’une salle de permanence.

Nous avons distribué des plaquettes dans les commerces, les mairies, et les centres de soins. Certains professionnels (commerçants, thérapeutes, etc.) en lien au quotidien avec des femmes, ont exprimé un soulagement à l’idée d’avoir une association locale vers laquelle se tourner et orienter certaines femmes. Même si le bilan que nous pouvons tirer de notre jeune existence est globalement positif, il y a encore une difficulté à nous faire connaître du grand public. Le Covid a un impact certain sur l’organisation de l’association. Entre les différents confinements et les périodes de couvre-feu, nous n’avons pas pu organiser notre soirée de présentation, par exemple. Mais nous ne lâchons rien et sommes déterminées à être de plus en plus présentes et visibles, afin de tisser un maximum de liens, de partager des outils de réflexions avec les jeunes de notre localité, et d’offrir un espace de répit et de rencontre à toute femme qui en ressent le besoin, et plus largement à toutes les personnes qui ne sont pas des hommes cis-genre.

Propos recueillis par Chispa et Émile P – Illustrations : Fanny Pinel.

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