Numéro 4 Régional

Port-la-Nouvelle : Le port de la dégradation écologique

Les trois parties du dossier sur le port Port-la-Nouvelle sont rassemblées dans cette page numérique ci-dessous.

 

Le port de la dégradation écologique

Nous avons rencontré les militant.es de « Balance ton Port » qui se battent contre le chantier pharaonique d’extension du port méditerranéen, censé accueillir des porte-conteneurs géants de toute la planète et quelques éoliennes flottantes. Livré à des multinationales privées, tout porte à croire que ce méga-port ne sera qu’un nouveau maillon du commerce mondial débridé. Curieusement, la propagande de la présidente de Région sature l’espace médiatique avec son « vaisseau amiral de la transition énergétique ».

Au sud de Narbonne, Port-la-Nouvelle abritait jusqu’alors un port de commerce de taille modeste, où transitent 1,8 millions de tonnes de marchandises par an : du pétrole, des céréales, des engrais, des liquides et du vrac de toutes sortes. Le chantier en cours va radicalement changer la donne : le port va passer de 60 à 230 hectares, trois kilomètres de digues vont former un bassin gigantesque permettant l’amarrage de navires de 225 mètres de long et 14 mètres de tirant d’eau (1). Des monstres des mers capables de déplacer 70 000 tonnes de cargaison.

Des éoliennes sorties du chapeau

Si l’on suit Carole Delga, il s’agit de construire « le port de la transition écologique ». Sur le papier : deux centrales éoliennes en mer, une usine à hydrogène, des hectares couverts de panneaux solaires sur le port. « C’est la tactique habituelle, ils verdissent le projet, et après ils font ce qu’ils veulent derrière », nous répond Albert, membre du collectif Balance ton Port. En effet, « dans le débat public, en 2013, ils parlaient d’importation de pétrole et d’exportation de blé dur, mais il n’était pas question d’éoliennes », enchérit son camarade Jean-Philippe. Voilà qui accrédite la thèse de l’opération greenwashing. Deux conglomérats privés sont aux commandes des projets éoliens. D’un côté, « Eolmed » avec le millionnaire Jean-Marc Bouchet et son Captain Watt (cf pages 6 et 7) allié à Total et à Ideol, récemment racheté par BW, un groupe dans l’offshore pétrolier. De l’autre, « EFGL » (2) où l’on note la présence du géant de la construction Eiffage. Dans les deux cas, c’est le n°1 mondial de l’éolien, Vestas, qui assure la construction des éoliennes. À coup de rachats successifs, ce groupe danois coté en bourse règne sur 29 000 salarié.es et 15 milliards de chiffre d’affaires. Le constat est sans appel : si les pires pollueurs souhaitent verdir leur image, c’est le marché du « renouvelable » qui est aussi devenu méga-profitable.

Concernant les éoliennes, on connaît la critique de celles et ceux qui s’y opposent : des monstres de métal, nécessitant des terres rares qui proviennent de mines chinoises où sévit une exploitation honteuse et une pollution mortelle pour les populations environnantes. Tout cela pour une « transition écologique » qui n’est qu’une affabulation : absorber une consommation énergétique croissante et démentielle nécessite forcément d’additionner l’éolien et le solaire au nucléaire, à l’hydraulique, au charbon, au gaz, etc… S’y ajoute désormais la nouvelle invention des profiteurs du capitalisme vert : l’hydrogène, consistant à électrolyser l’eau pour en tirer cette molécule qui pourra dans un deuxième temps produire de l’électricité, avant d’être conservée sous forme liquide ou compressée. Pascal, membre du collectif et de la Confédération Paysanne, nous prévient tout de suite : « Faire de l’hydrogène avec de l’électricité, c’est une connerie ! ». Ainsi pour de l’hydrogène compressé, « cela demande une énergie de dingue, 10 à 15 calories sont dépensés pour en avoir une à la sortie ». Ensuite cette énergie doit être stockée, et là c’est « le hic : il faut trouver des sous-sols où le stocker, et tout le monde est vent debout, personne n’en veut ! Même Didier Codorniou [vice-président de la région] qui est à fond pour l’hydrogène, il est vent debout contre le stockage dans son secteur ! ». En effet, toutes les communes de l’agglomération narbonnaise s’y sont opposées. Quant au prix de vente, l’hydrogène est cinq fois supérieur au prix de l’électricité produite par d’autres moyens.

La demande publique créé l’offre privée

En résumé, l’hydrogène est coûteux à produire, difficile à transporter et à stocker. Mais la future usine de Captain Watt, tout comme les importations massives d’hydrogène prévues en provenance du Maghreb ou d’Oman, ont déjà un débouché : la commande publique ! Ainsi la région a voté un « plan hydrogène vert » comprenant 150 millions d’investissement, avec des rames de train et des véhicules à hydrogène, des stations de distributions, etc. Lesquels pourraient attirer au total un milliard d’investissement, Delga promettant d’être « la première région à énergie positive » à l’horizon 2030. Voilà qui met des étoiles dans les yeux des investisseurs. Qu’importe qu’on aille dévaster des zones entières dans des pays du sud, qu’importe qu’on s’arrange avec des régimes autoritaires, qu’importe que la production d’hydrogène nécessite d’immenses quantités d’eau qui font défaut aux populations locales.

Aussi critiquable soit-elle, cette part d’importation et de production d’énergie renouvelable n’en reste pas moins minoritaire. Selon le « business plan » de Nou Vela, le consortium privé majoritaire dans la SEMOP qui va gérer le port (3), elle ne dépassera pas au mieux 30% de l’activité du port. Le principal objet de cette extension, c’est donc le transport de marchandises sur lequel il faut faire de la plus-value pour les actionnaires des groupes privés. Rien de très compliqué. Qu’il s’agisse d’engrais, de bois, de céréales, de charbon, de pétrole, ou d’agrocarburants, qu’ils proviennent de Tanzanie ou du Canada, que leur production induise des conséquences écologiques ou humaines désastreuses, ces gens-là s’en contrefoutent.

La logistique du capital

Dans un premier temps, le business plan évoquait le doublement de l’exportation de blé dur produit localement. Pascal s’étrangle : « C’est irréalisable, les subventions à l’hectare ont diminué et la production a chuté ! ». Mais l’objectif est aussi d’en importer 200 000 tonnes d’Amérique du Nord et de s’accaparer l’exportation du blé tendre cultivé dans le nord de la France, qu’assure déjà le port de la Rochelle. On met donc en concurrence «  les paysanneries du monde » tout comme les ports français entre eux. Nou Vela compte également mettre le paquet sur l’importation de bois exotique, de bioéthanol et de soja du Brésil. Toutes ces productions ont en commun d’être à la source de la déforestation amazonienne. Mais « José Bové a promis que le soja ne sera pas OGM », souligne Jean-Philippe, ironisant sur le choix de l’ancien leader paysan de soutenir ce projet.

« Si les investisseurs veulent 10% de rentabilité, on va accepter d’importer ce dont les autres ports ne veulent pas, comme par exemple le port de Bayonne, qui ne veut pas d’engrais », dénonce Élisabeth, membre du collectif. En effet, dans son business plan, Nou Vela ne se cache pas de vouloir « attaquer d’une manière agressive le marché » pour capter le trafic d’engrais des ports de Nouvelle Aquitaine. Un nouvel espace de stockage de 10 000 m2 va être créé pour faire transiter 700 000 tonnes d’engrais par an. Pascal s’insurge : « Le discours racoleur de Carole Delga est scandaleux, elle nous promet un nouveau développement, nous explique son engagement sans faille pour l’agro-écologie et la relocalisation mais dans les faits, le Conseil Régional consacre deux millions pour l’agriculture bio et plus de 300 millions d’euros sur un port dont la vocation réelle et assumée est d’importer des engrais azotés, du soja du Brésil, et comble de contradiction, des céréales d’Amérique du Nord qui viendront concurrencer nos propres productions. ». Quant aux risques d’explosion inhérents au stockage d’engrais, mis en lumière par la catastrophe récente de Beyrouth, ils sont bien réels et font craindre le pire avec les cinq sites industriels SEVESO déjà présents à proximité.

Qui a payé le pipe-line de Total ?

« À l’enquête publique, notre allié c’était la société pétrolière du port », s’amuse Albert. En effet, les prévisions du groupe Total-Dyneff étaient plutôt à la baisse, et leur « sea-line » – une canalisation sous-marine – leur permettait de pomper le pétrole des cargos à distance. Jean-Philippe explique : « Eux s’en foutaient de faire rentrer les pétroliers jusqu’au port, ils s’y sont opposés ». D’autant qu’il fallait financer le démontage de l’ancien sea-line, l’installation d’un tuyau provisoire pendant les travaux puis un nouveau poste pour pomper le pétrole à quai, soit 60 à 80 million d’euros : « Et après coup, rien. Qui paye ? Mystère. » On imagine que Total s’est arrangé avec Nou Vela et la région pour financer ces travaux… Étonnamment, la CCI de l’Aude pronostique dans l’Indépendant fin octobre un doublement des importations de pétrole en 2022, soit près de deux millions de tonnes : tout cela sur le dos de la transition énergétique !

Au hasard, on pourrait aussi mentionner la prévision de hausse des importations de charbon, pour faire fonctionner les nouveaux fours TDN-THOR sur le site tout proche d’Orano-Areva à Malvési (4) – plus de 5000 tonnes nécessaires par an – où il s’agit de cramer les déchets provenant de la fabrication d’uranium. Ou encore le stockage de Petcoke, le principal combustible des cimenteries en France, dont celle de Lafarge à deux pas de là, qui souhaite se développer…

Un rempart à la biodiversité

Plus de dix millions de mètres cubes à draguer, quatre millions de tonnes d’enrochement et de tout-venant, 530 000 tonnes de béton pour accueillir des navires géants, 260 rotations de camions par jour sur trente mois : « Si on faisait le bilan carbone du chantier, ce serait fou ! », lance Élisabeth. Mais ce ne sont pas les quatre bureaux d’étude que la région Occitanie a sollicités qui sonneront l’alarme. S’ils se revendiquent tous – naturellement- du « développement durable », ils se révèlent tous filiales ou en lien avec Alstom, Alcatel, Suez, Veolia ou Vinci (5).

Au-delà du chantier lui-même, c’est l’environnement qui prend une sacrée claque. Le plus visible : la disparition d’un kilomètre de plage sauvage en bordure de réserve naturelle. Mais c’est aussi

une détérioration d’une zone fragile du littoral languedocien. Dans un communiqué, « Balance ton port » rappelle les effets directs de cet extension du port : « Érosion côtière, destruction de centaines d’hectares de fonds marins, perturbation des migrations de l’ichtyofaune (6), etc. » Albert souligne « qu’ils n’ont quasiment pas étudié l’impact sur les fonds marins et ne se sont intéressés qu’à une seule espèce, parce que protégée, la grande nacre ». Élisabeth explique que « cette grande digue va fermer l’étang aux échanges d’eau avec la mer, car il n’y aura plus de houle, et c’est problématique pour cet étang de 4000 hectares qui jouxte le port. C’est une zone lagunaire riche en zones humides, et des échanges avec la mer très importants. Des espèces de poissons vont et viennent en permanence, c’est un lieu de nourriture important pour les juvéniles, un paradis pour les jeunes anguilles, les dorades, etc.»

Mais toutes ces critiques sont connues de Delga, Codorniou et Langevine, notre trio qui a porté ce projet avant de le privatiser. En effet, lors de l’enquête publique, les institutions consultées ont émis des avis critiques voire défavorables, que ce soit la Direction Régionale de l’Environnement,
de l’Aménagement et du Logement (DREAL), le Conseil National de la Protection de la Nature, la Mission Régionale d’Autorité environnementale (MRAe), la Commission Espèces et Communautés Biologiques ou l’Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer (l’IFREMER). Ainsi la MRAe estime de « 
modérés à forts » les impacts sur la faune et la flore au niveau du littoral, du chenal, de la réserve naturelle de Sainte-Lucie, des étangs de Bages-Sigean et du domaine maritime proche. Quant au rapport de l’IFREMER, « il a été escamoté de manière manifestement volontaire pendant l’enquête publique et révélé plusieurs mois après sa clôture par des associations », selon les avocats du collectif. Comme à l’accoutumée, avis critiques ou pas, le préfet se range du côté des élus et des groupes privés.

Codorniou ensouille tout le monde

Aux côtés de Langevine, chargée de convaincre les milieux écolos, il y a un élu clef : Didier Codorniou, maire de Gruissan, la commune voisine du port. Un cumulard très utile pour Nou Vela : il est à la fois 1er vice-président de la région, président du Parc naturel régional (PNR) mitoyen avec le port, président du « Parlement de la mer »… et président de la SEMOP(7) ! Il n’y a donc rien à craindre des mesures de suivi du côté du PNR, « puisqu’il est chargé de surveiller ce qu’il fait, s’époumone Pascal : « Si des naturalistes du PNR découvrent quelque chose, on ne le saura sûrement pas ».

En longeant l’ancienne digue en compagnie des militant.es de « Balance ton port », on aperçoit une ville coupée en deux. La plage côté gauche, le port industriel côté droit. Élisabeth se souvient du plongeoir à trois étages qui trônait sur la digue : « Tout le monde y venait, ça a été détruit pour les premiers aménagements du port, il y a longtemps. Il y avait des courses qui finissaient au plongeoir. Quand j’étais jeune, je faisais le 900 mètres, il y avait aussi le trois kilomètres. C’est tout un tas d’histoires qui disparaissent. C’est comme la Vieille Nouvelle, c’était un lieu de vie, tout le monde y allait et se garait le long des cinq kilomètres de plage, en famille. Beaucoup venaient des HLM, leur destination de vacances c’était la Vieille Nouvelle. Il y avait de la pêche à la ligne, on voyait au loin les gens cassés en deux pour ramasser moules et palourdes, on pique-niquait, on restait la journée jusque tard, la nuit parfois ».

En remontant le nouveau parking jusqu’à cette plage de la Vieille Nouvelle, amputée d’un kilomètre, on observe les ouvriers sur le chantier. Une grosse machine est en train « d’ensouiller » le « sea line » provisoire : elle aspire le sable pour que le gros tuyau s’enfonce, à l’aide d’une caméra sous-marine. Une pipe-line des mers, pour que le pétrole – et l’argent – coule à flot.

1 : Distance verticale entre la ligne de flottaison et le bas de la coque d’un bateau.

2 : Éoliennes Flottantes du Golfe du Lion.

3 : Nou Vela aura 51 % des parts de la « Société d’Économie Mixte à Opération Unique » qui a la concession du port pour 40 ans. Plus de détails p8-9.

4 : Relire « Malvési, voisins mauvais », l’Empaillé n°2.

5 : Créocéan, Artelia, Gaxieu et Catram Consultants.

6 : Partie de la faune rassemblant les poissons.

7 : Idem note 3

 

Delga, Langevine et Bové sont dans un bateau…

Qu’il coule !

Extrait de la discussion automnale avec la belle équipe de « Balance ton port », qui nous suit dans tout ce dossier, où l’on évoque leur résistance et l’alchimie sociale des mobilisations…

« Pendant plus de deux ans, nous n’avons pas arrêté d’organiser des rencontres, de rédiger et de faire signer des pétitions, d’écrire des communiqués, de tenter de mobiliser la population, d’organiser une manif de 500 personnes. Que faut-il faire maintenant ? Continuer à les emmerder et faire savoir autant que possible leur forfaiture », nous écrivait Pascal le 13 août 2020.

En cette fin octobre, Albert explique qu’ils avaient « bien pensé à faire une ZAD, comme à Brétignolles-sur-Mer en Vendée, où ils ont gagné contre un projet de port de plaisance. On l’a envisagé, on nous prêtait un terrain, mais on a renoncé… C’est compliqué sur le littoral. On a été en contact avec Extinction Rébellion (XR) Montpellier, ils étaient avec nous pour l’occupation du Conseil Régional en 2020 ». Jean-Philippe rappelle aussi qu’à « l’occasion du mouvement du 17 juin 2020, on a réalisé le blocage du chantier des digues durant toute l’après-midi », ajoutant que prochainement, ce projet d’extension pourrait être mis au menu des « Soulèvements de la terre » (1).

Soutenu par la Confédération paysanne, Les Amis de la Terre, LFI, puis par Alternatiba, EELV ou XR, la lutte n’a pas fait plier la région. « C’est notre échec, explique Pascal, on n’a pas réussi à mobiliser sur Port-la-Nouvelle. Il faut croire que ce n’est pas forcément l’importance d’un chantier et ses répercussions qui font l’importance d’une mobilisation, c’est une alchimie bizarre ». Albert pense que « sur le littoral, les gens ne s’approprient pas le territoire comme dans l’arrière-pays. Moi ça me parait atterrant, c’est leur pays qu’on est en train de saboter ! » Autour de la table, les militant.es se remémorent pourtant la bataille de 1972 contre la centrale nucléaire. A l’époque le père d’Élisabeth était de la partie. Plus récemment, c’était la bataille gagnée contre le projet de raffinerie d’huile de palme.

Albert, qui fait partie des Verts, souligne le contexte politique défavorable pour démarrer cette lutte : « Cela aurait été différent si c’était une région de droite. Ici, on devait se battre contre nos propres copains ! » (2) Les élu.es Vert.es de l’Aude qui s’opposent au projet ne font pas partie des conseillers régionaux, et leurs camarades qui siègent à la région ont donné leur aval. Albert mise sur leur incompétence : « Ils arrivent, il y a un mètre de dossier, donc ils se fient au rapporteur, et ils votent. Agnès Langevine leur a dit c’est bien, allez y ! Même Bové s’est rangé de son côté, c’était un coup dur.»

Il reste le recours juridique qui passera au tribunal dans quelques mois, pour contester la privatisation. Le collectif a tenté le référé en urgence pour stopper la privatisation, mais la partie adverse l’a emporté, condamnant les militant.es à payer 6000 euros à la région et à la SEMOP, alors que ces derniers en demandaient 20 000. Pas très fair play, la patronne Delga et ses camarades capitalistes. Quant à cette joyeuse bande de dissident.es, réfractaires au mirage écologique du Captain Watt et des seigneurs de la logistique, ils et elles nous rassurent avant de se quitter : « Nous sommes toujours combatifs ! ».

1 : Le mouvement des « Soulèvements de la Terre » avait lancé une première série d’actions contre la bétonisation en 2020. Une deuxième saison est prévue en 2021…

2 : Europe Écologie était dans la majorité régionale, ses élu.es ont soutenu le projet avant de s’y opposer en fin de mandat.

 

Un nid d’escrocs à la tête du port ?

Les élu.es de la région ont réalisé un recrutement très sélectif pour construire et gérer la nouvelle installation portuaire  : Captain Watt, dirigé par un millionnaire local qui a senti la mode du renouvelable avant les autres, auquel se joignent Total, Vinci, Bouygues, des fonds de placements belges et des trusts de la logistique qui se fabriquent des empires avec l’appui de la finance offshore. Notre enquête est sans appel : cette extension est promise au capitalisme mondialisé et à la finance prédatrice.

Difficile de savoir comment a germé cette idée d’extension du Port. Comme si cela venait de nulle part. On imagine bien que des sociétés vont bénéficier de cette gigantesque infrastructure. Mais planquées dans l’ombre, elles œuvrent en coulisse depuis que cette idée a mystérieusement germé dans la tête de nos élu.es. Et voilà qu’en 2004, l’État se déleste de la responsabilité des ports de commerce en faveur des régions. Nos chers élu.es ont dû s’entretenir longuement avec nos chers industriels et finir par un arrangement : le port sera privatisé, en échange d’un barouf écologique.

Privatisation surprise

Lors de l’enquête publique en 2018, il n’est pas encore question de livrer le port au privé. C’est en 2019 que le projet est rendu public. Pascal, du collectif « Balance ton port », est interloqué : « Au début on n’y croyait pas. Une région de gauche… mais ils l’ont fait, avec la bénédiction du PCF et des écolos. » Avec un peu recul, on se souvient que Carole Delga est une ancienne fidèle du droitier Manuel Vals et que Didier Cordoniou va où le vent le mène, du PS au PRG après avoir bossé chez Adidas. En 2011, il avait été le fervent supporter du projet avorté de raffinerie d’huile de palme à Port-La-Nouvelle, porté par le groupe malaisien Sime Darby – géant de la plantation d’huile de palme et accusé de faire travailler des enfants ou de recourir au travail forcé. Quant à Agnès Langevine, elle préfère son strapontin régional à ses convictions écolos, quitte à se faire exclure de son propre parti Europe Écologie.

Le 11 décembre 2020, le conseil régional vote la concession de l’exploitation du port à une SEMOP, Société d’Économie Mixte à Opération Unique. Les actionnaires privés du consortium franco-belge « Nou Vela » seront majoritaires à 51%, contre 34 % des parts pour la région et 15 % pour la Banque des territoires (1). Étonnamment, Nou Vela fut la seule société à se présenter à l’appel d’offre, et dans le contrat qui lie la région à ces sociétés privées, Carole Delga est d’une générosité surprenante : exonération d’impôts et de charges, faiblesse des pénalités en cas de non respect du contrat, attribution de subvention, compensation en cas de pertes de recettes dues à une baisse des tarifs portuaires, prise en charge de la construction de la plate-forme ferroviaire et des frais de dragage (des centaines de milliers d’euros annuels). Mieux encore, c’est le département, l’agglo de Narbonne et la région qui règlent la facture de 235 millions d’euros correspondant aux premiers travaux d’agrandissement et de construction des digues (2). La région prévoit même de rallonger 130 millions à moyen terme. Tout cela sans avoir le contrôle de la structure ! De quoi se poser la question « d’un détournement de biens publics », selon les avocats des opposant.es qui contestent la privatisation du port devant le tribunal : « Les risques financiers reposent démesurément sur la collectivité alors que les profits hypothétiques sont réservés prioritairement à l’opérateur privé ».

Pascal ne mâche pas ses mots : «  C’est un peu mafieux tout ça, tu vois bien qu’il y a des conflits d’intérêt. Au débat public, les élus n’ont pas de complexe à se retrouver ensemble avec ceux de la Chambre de Commerce et les patrons du Bâtiment, on est en famille . C’est un système qui s’auto-entretient et s’il n’est pas mafieux, au moins ils se confortent entre eux ».

Le Monopoly de la bourgeoisie

Qui se cache derrière Nou Vela ? De vertueuses PME de la région Occitanie ? Non, de la multinationale, de la finance vorace, du paradis fiscal. Les pires pollueurs alliés aux businessmen du renouvelable, quand ils ne sont pas les deux à la fois. Des groupes internationaux construits à coups de rachats, de participations, de fusion et de changement d’actionnaires : voilà un modèle stable et confiant pour l’avenir d’un port régional.

DEME, l’un des piliers du consortium, appartient au groupe CFE qui est détenu par Vinci et le fond d’investissement Ackermans & van Haaren (AVH). Ce dernier vise à « créer de la valeur pour l’actionnaire en investissant à long terme dans un nombre limité d’entreprises avec un potentiel de croissance à l’échelle internationale. ». Pour cela, AVH dispose de 22 330 salarié.es à son service et affiche une capitalisation boursière de plus de quatre milliards d’euros. Dirigé par de grandes familles de la bourgeoisie belge, il détient Delen Private Bank et ses 45 milliards d’actifs en gestion, la banque J. Van Breda and Co avec 17 milliards d’actifs en gestion de fortunes, ainsi que des groupes dans l’immobilier ou les maisons de retraites.

DEME est, quant à lui, spécialisé dans l’infrastructure portuaire avec 5000 salarié.es. Il dispose d’une flotte d’une centaine de navires géants, et investit tout autant dans le pétrole et le gaz que le renouvelable. Dans le plan stratégique de Nou Vela, il est question d’importer de l’hydrogène vert, afin de muscler l’image d’un port écolo. Parmi les pistes annoncées : une production importante réalisée à Oman. Ça tombe bien, c’est DEME qui sera propriétaire de l’usine d’Hydrogène de Douqm, dans la péninsule arabique. Notons qu’en 2011, la monarchie a su faire preuve d’autoritarisme en tirant sur la foule et en emprisonnant des centaines de militant.es et journalistes. De quoi se rendre attractif aux yeux des actionnaires de DEME qui ont racheté le port de Douqm également.

Les bas-fonds du capitalisme mondial

L’autre société clef de Nou Vela est Europort, un groupe belge du secteur portuaire. Les élu.es se sont certainement arrêtés à cette information succincte. Sauf qu’Europort a été racheté par R-Logitech, domicilié à Monaco, qui appartient au Groupe « Monaco Resources », lequel est à son tour contrôlé par une holding chypriote « Cycorp First Investment ». Du 100% offshore ! Il s’agit d’un groupe qui s’est bâti de façon fulgurante, en dix ans à peine. En guise de stratégie, des investissements à crédit, des rachats de boîtes dans tous les secteurs, un montage financier mystérieux et un actionnariat pour le moins opaque. Son dirigeant, Axel Fischer, a été condamné à de la prison ferme en 2006, en Allemagne, pour fraudes aux aides d’État et évasion fiscale. Sa femme, Pascale Younés a fait carrière dans le pétrole et possède la holding avec sa famille.

Voilà donc un pur produit du capitalisme vorace et débridé, qui double chaque année son chiffre d’affaires pour atteindre plus d’un milliard en 2020. À la tête d’une centaine de filiales, des métaux à la finance, Monaco Resources s’impose notamment dans des pans entiers de l’économie africaine – mines, agro-business, logistique portuaire ou négoce, où l’on imagine bien les arrangements nécessaires avec des régimes autoritaires comme ceux de Guinée, du Congo ou du Niger – Boloré a montré la voie à ce sujet (3). En parallèle, le groupe s’empare d’une quarantaine de terminaux portuaires en Europe et en Chine. Comme DEME, ce type de multinationales cherchent à maîtriser l’ensemble des chaînes logistiques. Et c’est certainement la raison principale de l’extension du Port français et de sa privatisation.

Le troisième acteur est purement financier. EPICo ou European Projects Investment Company, est encore une création récente datant de 2017. Un fonds d’investissement basé à Bruxelles qui annonce avoir placé 120 millions dans la zone euro. Leur site internet annonce qu’ils ont investi dans l’aéroport de Bruxelles via le fonds « Sky Holding Belgium », mais aussi dans le port de Gand, la construction d’une nouvelle autoroute à Rotterdam et toutes sortes de secteurs, de l’immobilier au renouvelable, tout en s’inscrivant dans une « finance durable » et des projets garantis « résilients ». Les investisseurs intéressés à rejoindre le fonds sont d’emblée rassurés par l’objectif d’un « Long-term stable cash flows ». EPIco aura 36,5% des parts de Nou Vela, et autant dire qu’il pèsera de tout son poids pour que le port amène des dividendes durables à ses investisseurs belges.

Le Bernard Tapie du Renouvelable

Place enfin à la caution écologique et locale avec Captain Watt. Une fois encore, on se retrouve face à du capitalisme pur jus. Jean-Marc Bouchet est un propriétaire qui, sur son site web, appelle de ses « vœux les plus chers » à une « révolution environnementale » (1). Mais ce monsieur est surtout un affairiste du renouvelable particulièrement habile. Au point de s’être forgé une fortune de 300 millions d’euros en quinze ans, soit un bénéfice moyen de 55 000 euros par jour, le classant à la 275ème fortune de France. Il a joué une partition à la mode : partenariat avec des fonds de placements, rachat de société, fusion, alliance avec des grands groupes, changements de nom. Le clou du spectacle arrive quand Bouchet revend son bébé devenu monstre, Quadran, à Direct Energie, avant que ce dernier ne soit avalé par Total. Quadran aura servi de cheval de Troie pour verdir l’image de l’un des plus gros pollueurs de la planète, soutien historique d’une des pires dictatures des dernières décennies, le régime militaire birman. Total mène une offensive dans le secteur du renouvelable depuis quelques temps, et il trouve sur sa route des investisseurs comme Bouchet, prêts à vendre leur entreprise pour un gros tas de pognon, ici près de 400 millions d’euros.

Notre éco-millionnaire n’en reste pas là. Il conserve une filiale de Quadran à partir de laquelle il rebâtit une multinationale, « Lucia Holding ». Il investit dans des projets sur tous les continents, sans se soucier le moins du monde des droits humains. Du Brésil au Tchad, du Maroc à la Pologne, 90% de l’activité du groupe est basé à l’étranger, bien que domicilié dans l’Hérault. La holding se rebaptise « Quair », avant qu’un apport de 45 millions de cash par le fonds « Green invest » ne change les plans. Voilà désormais « Captain Watt », qui jouera le rôle de holding et d’actionnaire majoritaire de Quair international.

Vous suivez ? C’est autant de manipulations qui répondent à des stratégies financières. Et c’est à ce boursicoteur du renouvelable que la région déroule le tapis rouge. Il sera à la fois dans le consortium du port, mais c’est aussi celui qui a remporté l’un des deux marchés d’éoliennes flottantes au large, au travers de « Eolmed », société dans laquelle il vient de faire une place à Total pour 20% des parts. Il construira également l’usine d’hydrogène sur le port, un projet dénommé « Hyd’occ » dans lequel l’Agence Régionale Énergie Climat apporte généreusement 35% du capital, et couvrira l’extension portuaire de panneaux solaires. Il ne cherchera pas très loin pour trouver un débouché : la région lui offre un « plan hydrogène » sur un plateau d’argent. Et il va sans dire que RTE s’occupe du raccordement au réseau de sa centrale éolienne à 20 km des côtes.

On n’oublie pas le groupe Bouygues, qui emporte un contrat de 200 millions pour réaliser les travaux gargantuesques de l’extension du port. Ni Total et Dyneff, associés dans l’entreprise pétrolière du port et qui prévoient de doubler leurs importations de pétrole. Que voulez-vous, dans cette mondialisation marchande dirigée par des multinationales de plus en plus énormes, allez donc trouver une PME pour construire un port géant, ou des éoliennes flottantes de 125 mètres de haut ! Mais outre le fait que l’on pourrait se passer de ce type de constructions industrielles démentes, peut-être qu’à minima la région aurait pu choisir de garder la maîtrise sur cette installation portuaire. Là, non seulement elle privatise, mais elle décide d’être minoritaire par dessus le marché. Raison de plus pour trouver que l’ensemble de ce projet d’extension semble étrangement taillé sur mesure pour Europort, Deme et Captain Watt. Ou peut-être en sont-ils, simplement, à l’origine.

1 : La Banque des territoires est une filiale de la Caisse des Dépôts, de droit privé.

2 : Le « Grand Narbonne » met 30 millions, et quelques millions du Conseil Général de l’Aude.

3 : Boloré a reconnu avoir soutenu activement les régimes togolais et guinéens en échange de la gestion des ports de Lomé et Conakry.

 

Emile Progeault – Illustrations : Pierrô