Numéro 11 Régional

D’une cave à l’autre

On le sait, alcool et musique vont souvent main dans la main. Les concerts sont des lieux de fête, de rencontre, d’exaltation et d’ivresse. Les musicien‧nes ne sont pas les dernier‧es à lever le coude. Si l’on met de côté les dégâts qu’il peut occasionnellement provoquer (agressivité, problèmes de santé, jeu approximatif, comportements relous, difficulté d’élocution et répétitivité du discours, ramasse du lendemain) on peut attendre de l’alcool qu’il fasse son travail et produise les effets escomptés : désinhibition, courage, regain d’énergie. On boit de tout : de la bière pour la soif, des alcools forts pour le coup de fouet, du vin car c’est avec lui qu’on trinque. Il est populaire et aristocrate, complexe, traversant l’Histoire et les moments. Malheureusement la viticulture reste l’un des domaines agricoles qui utilise le plus de traitements phytosanitaires ; les vins dits conventionnels sont chargés : pesticides, intrants, sulfites, et même le bio n’échappe pas toujours à la chimie… C’est sûrement l’une des raisons qui ont poussé certain‧es musicien‧nes underground et expérimental‧es à franchir le pas : faire du vin, naturel et non traité, ou s’y intéresser de très près. Passer ainsi de la cave de répétition à la cave à vin. Fabriquer ce que l’on consomme et consommer ce que l’on fabrique, de la même façon qu’on s’est réapproprié les moyens de production musicaux : enregistrer par soi-même, éviter les intermédiaires, auto-diffuser sa musique, créer un réseau de lieux de concerts, sortir des normes mainstream…

On pense à Jérôme Noetinger, membre fondateur de la Cellule Métamkine et activiste du magnétophone Révox qui propose depuis un bail des concerts associés à des dégustations de vins nature. À Nico Gardrat qui jongle entre son solo guitaristique l’Oeillère et le domaine des Corbières Jan Festo aux côtés de son camarade Jules Ribis, bassiste du groupe Sec. À Marianne Moula, vigneronne qui joue sous le nom de Rosa Canina, ou à l’asso OVNIvins qui associe régulièrement vins et sons. Au festival Brellfest en Vendée, qui propose toujours une flopée de bouteilles étonnantes, tout comme le font les zinzins des Concerts Dispersés sur le plateau du Quercy.

Plus récemment débarqué dans l’univers viticole, mais pas dans le monde du son – membre du groupe expérimental et ludique Toys’R Noise, de l’Atelier d’éveil musical du centre social Raymond Poulidor, et officiant en solo sous le nom de L’Enquête piétine – Pierre travaille quatre petites parcelles en Aveyron, dans le vallon de Marcillac, et prépare un « diplôme de technicien en viticulture, œnologie bio, biodynamie », excusez du peu. Discussion en forme de dérive, pourtant sous le signe de la sobriété.

Pierre : Je faisais souvent les vendanges, et j’en avais marre. C’était dur. Dans des domaines conventionnels, on te prend souvent même pour un con. L’usine quoi… Et en 2012, mon pote David, avec qui je fais de la musique dans Toys’R Noise, me propose d’aller bosser chez un mec qui faisait du vin nat’, John Schmitt*, dans les Corbières. On n’était pas payés, on travaillait entre copains, et il faisait un vin… j’avais jamais bu ça.

J : Tu as eu une sorte de révélation ?

P : Oui, en plus je n’y connaissais rien en vin, j’en buvais pour me saouler en faisant la fête quand j’en avais marre de la bière. Alors que là, ça m’a rappelé le cidre de mon oncle, en Normandie. Assez fort, pas formaté, le goût de la ferme. Ça m’a tout de suite plu. Et puis la démarche aussi. Je voyais plein de similitudes avec nos pratiques musicales. Expérimentation, improvisation avec les aléas, mode artisanal, modestie des moyens… Utiliser la matière brute, intervenir au minimum dessus, et en sortir quelque chose d’assez brut aussi.

Vu qu’on travaille avec des matières un peu libres, on tente des trucs, on observe et on essaie de comprendre vers quoi ça tend. On ne tient jamais un résultat valable à chaque fois. Il y a une grande part d’inconnu. On travaille avec un matériau qu’on accompagne plutôt qu’on ne le fabrique.

J : Du coup, ces pratiques empiriques jouent aussi sur le goût, le modifient ?

P : Oui, bien sûr. Ce qui est intéressant là-dedans, c’est le chemin parcouru par la personne qui consomme. Déjà il faut aller chercher ces trucs-là qui sont moins visibles, pas sur les rayons des supermarchés. On va tomber sur quelque chose qu’on ne connaît pas forcément ; au début on se demande si on aime ou pas, ça peut prendre du temps et résister avant d’apprécier, puis quelque chose peut finalement se modifier dans l’individu, et je trouve ça chouette. Ça nous fait avancer et sortir de nos acquis en déplaçant les repères.

J : Ça pourrait avoir la vertu d’augmenter le rapport au monde au final  ?

P : Oui. Des émotions en mouvement dans un très vaste monde. Et puis tout cela est lié à l’affectif, à l’instant, au souvenir. En fonction du moment, et avec qui on le partage. Vin et musique sont très contextuels. Choisir un disque, choisir une bouteille en relation avec ce qu’on est en train de vivre. Le goût est très lié au souvenir. Tu ne sais pas pourquoi mais à un moment tu vas avoir une sensation d’enfance qui va te revenir, une odeur.

J : Sensations qui étaient très puissantes gamin et qu’on perd un peu une fois adulte ?

P : Et des fois tu as des réminiscences, des petits flashs furtifs. En sentant un vin on peut penser à un ami vu il y a cinq ans, ou à un lieu. Exactement comme avec la musique qui est très associée au temps passé.

J : D’ailleurs on dit vin naturel, ou vin vivant aussi ? Non seulement car il est en mouvement interne, il bouge, mais aussi car il réactive le souvenir, des moments de vie.

P : Et puis s’il est vivant, c’est que tu fais en sorte que dans tes pratiques agricoles et dans ton sol il y ait de la diversité, des organismes, des levures, des bactéries.

J : Ça, c’est partagé par celles et ceux qui font du vin nature ?

P : Il n’y a pas de charte pour le vin dit naturel. Rien n’empêche de faire un poison et de mettre une étiquette vin naturel dessus. Mais tu joues avec ta réputation, et ta conscience. Les industriels ne se privent pas pour récupérer l’image « sans sulfite », et jouer avec les subtilités sémantiques. Mais sinon oui, il y a une sorte de communauté d’esprit, qui partage des valeurs en commun, un engagement. On tend vers quelque chose ensemble. Et puis, comme dans le monde des musiques de traverse, on se connaît, on est attentif à ce que font les autres, on s’influence, on se fait goûter-écouter, on échange des bouteilles-disques.

J : On sait bien, sans que cela soit très formel, qu’on fait un peu partie de cet univers aux contours flous.

P : En tout cas, pour le savoir, il faut rencontrer les gens, et arrêter de faire confiance à ce qu’on dit, à une étiquette, une publicité, un label…

J : L’important alors c’est quoi ? Qu’est ce qui fait la différence ? C’est le mouvement, la curiosité ? Pour pas que ça stagne ? Car c’est une sensation qu’on peut avoir parfois dans les musiques. À un moment tel son ou tel dispositif était vif et révolutionnaire, puis est devenu une routine et une marque de fabrique, une recette.

P : Dans la vigne, il y a la composante environnement/climat qui fait que ça ne sera jamais la même chose deux années de suite. Du coup si on n’utilise pas l’œnologie, si on travaille de façon disons naturelle, on est obligé de réagir chaque année différemment. On ne peut pas s’encroûter, sinon on se plante à coup sûr.

J : Donc on ne peut pas trop s’installer dans un système, avoir une formule reproductible ?

P : Non, mais il y a une patte quand même, un savoir-faire. Par exemple, les vins des copains Miha et Tom*, on les reconnaît tout de suite, ils ont leur personnalité. Les vigneron‧nes intégrent des données avec les années de pratique, avec le temps.

J : Ah, le temps… En musique comme en agriculture, le rapport qu’on entretient avec lui est très important. Passé-présent-futur cohabitent en permanence. Ce que l’on fait aujourd’hui, c’est en s’inspirant de ce qu’on a déjà fait au préalable, tout en se projetant. Et quand les temporalités sont reliées, c’est beau non ?

P : Justement, c’est ce qui me fait du bien dans la vigne, c’est qu’on parle du temps sans parler de montre. On parle des saisons, c’est plus long, plus lent. Être sur de tels cycles, ça m’a posé. Ce n’est plus moi qui impose un rythme, ce sont les plantes, la météo.

J : Du coup, le temps qui passe t’angoisse moins ? Le ressenti est différent ?

P : Quand j’étais ouvrier à Cherbourg, je comptais tout le temps ; on te met la pression, ça t’obsède, le temps, mais tu ne penses jamais à l’avenir. Dans la vigne, je travaille très lentement, par contre je me projette sur des années.

J : C’est très salutaire alors d’envisager le futur de la sorte ?

P : C’est même rassurant pour moi. Passer de la musique, que j’ai un peu mise en pause, à la vigne, c’est retrouver les mêmes sensations, mais en plus constructif. Dans la musique, je passais beaucoup de choses noires, je faisais sortir des trucs. Dans la vigne je dirige différemment les angoisses ; qu’elles soient d’ordre écologique ou plus intimes, elles sont canalisées, rendues plus supportables.

J : Comme métabolisées par la vigne ?

P : Oui. C’est assez concret. Il y a un double processus de transformation. Du raisin en vin, et de la personne qui le fait, en l’occurrence moi, en quelqu’un d’un peu différent, apaisé. Cela me permet de ne pas rester la même personne toute ma vie. C’est une trajectoire : quitter la ville, changer de tempo, se frotter à autre chose.

Et puis ces vignes, elles sont immortelles, si on ne leur fait pas de mal. Moi je suis de passage, mais peut-être quelqu’un, après moi, travaillera les mêmes vignes, et continuera. En faisant ça, je m’inscris, au-delà de ma vie, dans le temps et dans un paysage.

J : J’avais envie qu’on parle de ça ! Lorsque j’écoute ta musique, je vois souvent des paysages, des lieux, des explorations. Quelqu’un t’avait dit, après ton concert de L’Enquête piétine au festival Brouaa*, qu’il avait entendu un orage dans la montagne en écoutant tes sons se balader entre les enceintes de la quadriphonie.

P : C’était pour moi l’un des plus beaux compliments.

J : Au-delà de cette évocation métaphorique, quand on est allé dans ta vigne ensemble, j’ai perçu la puissance de ce modeste lieu à flanc de colline, collé à un petit bois et parcouru de murets en pierre sèche, parsemé de fruitiers, peuplé d’insectes et régulièrement traversé par les sangliers ou les chevreuils. Et je me suis dit qu’un paysage est beau quand l’humain qui le façonne reste discret et ne cherche pas à tout contrôler. Là, on peut être ému devant ce que certains hommes et femmes accomplissent humblement. La musique que tu fais est comme cela aussi, sans contrôle absolu, une partie vit par elle-même, laissant place au hasard, à l’aléatoire, aux imperfections et aux accidents.

P : En musique comme en vigne, laissons les buissons, les petits arbres, les haies. Derrière eux il y a toujours une surprise, un passage, une découverte. En plus, être toujours dans le contrôle c’est fatigant. Mieux vaut observer, corriger un peu ce qui ne va pas, mais dans les grandes lignes… laisser faire. Et c’est déjà beaucoup. Ça prend du temps, de l’énergie, ça génère du doute, on ne sait pas ce qu’on va récolter.

J : Ce n’est pas garanti à l’avance. Par contre quand on a bu ton premier vin, le Laisse Fer, et que tout le monde avait les yeux brillants, avec cette petite ivresse singulière dont on se souviendra longtemps, et bien quelque chose d’assez magique a opéré ; c’est toi qui l’a fait, mais quelque part ça t’a un peu échappé.

P : C’est d’autant plus gratifiant qu’on a dit fuck à l’industrie. On fabrique nos acouphènes avec des instruments qu’on a bidouillés. On boit de l’alcool, ce qui n’est pas anodin car c’est une substance avec laquelle il faut faire gaffe, mais c’est nous qui l’avons fait, mis en bouteille, imprimé les étiquettes parfois en sérigraphie comme pour les disques. On reprend un peu le contrôle là-dessus. Plaisir de l’avoir fait, de le consommer, de le partager. Et même lorsque c’est raté, car ça arrive forcément, il reste tout le charme du travail accompli, on le découvre en ouvrant la première bouteille et on peut se moquer de nous-mêmes, on peut en rire. Et en plus ça peut carrément se bonifier avec le temps.

J : Parfois le résultat est moins important que le chemin qu’on a parcouru.

P : Ce n’est pas la finalité qui importe tout le temps. Bon, ça dépend si tu dois en vivre ou pas. Si c’est ton métier, ça te fait moins rire quand il est raté, c’est une réalité moins poétique. Lorsqu’on m’a proposé une petite parcelle, je pensais n’avoir pas les épaules pour faire du vin, j’avais un peu peur au début. Mais j’avais beaucoup appris chez tous les vignerons pour qui j’avais travaillé en arrivant dans le vallon, qui m’ont beaucoup influencé et dont je respecte certaines valeurs. Je ne savais pas où j’allais mais j’ai adoré travailler, apprendre à composer avec la météo, les animaux qui passent, être à l’écoute de ce qui est là.

J : Je t’ai vu jouer plusieurs fois, j’ai goûté ton vin, mais je ne t’ai pas encore vu travailler. Voir quelqu’un jouer, ce n’est pas rien. Il s’exprime des choses qui ne sortent pas autrement de la personne. Je pense que voir quelqu’un travailler la vigne, c’est aussi percevoir de lui des choses invisibles autrement. Boire ton vin c’est comme écouter l’une de tes cassettes. Mais te voir jouer, c’est assister à une forme d’engagement du corps, une sensualité, une danse. C’est pour cela que je pense à toi en tant que musicien qui fait du vin.

P : Je suis venu au vin par la musique et quand je fais du vin la musique n’est pas loin. Peut-être que dans dix ans, on dira le vigneron qui faisait de la musique.

J : Ceci dit, en allant dans ta vigne avec toi pour y ramasser des fruits destinés à de la gnôle, j’ai perçu, dans ta façon de l’arpenter, la familiarité que tu as avec ce lieu. Il y a, dans tes déplacements, toute une économie gestuelle, une connaissance précise du relief, de chaque recoin. Et ce n’est pas pour faire littéraire, mais j’ai senti une poétique de l’espace.

P : À force de se déplacer dans les parcelles, mon corps s’est lui aussi fondu dans le paysage. Il fait des gestes totalement intégrés, inconscients, et adaptés à l’acte. Un genre de chorégraphie. Comme un skateur, une alpiniste.

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Entretien réalisé le sept septembre 2023. Quelques jours plus tard, vu L’Âge d’or de Jean-Baptiste Alazard, superbe film pas bavard mais très sonore, dans lequel on fait du vin comme on vit, avec douceur et rudesse libertaires, fatigue et foi, et dans lequel on chope ces mots en vol « il faut vivre, mais en plus réussir à laisser vivre ».

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* L’Absurde Génie des Fleurs, à Bédarieux dans le Languedoc. Miha est par ailleurs musicienne et chanteuse dans le groupe Géométrie.

* John Schmitt, précurseur du vin sans intrant dans le monde strict du vin conventionnel en Corbières.

* Brouaa, organisé à Marcillac en été 2018.

 

Texte : JO