Numéro 2 régional

Dans les coulisses d’une cité touristique

Dans les gorges de l’Aveyron, Saint-Antonin s’offre en village enchanteur. Mais le havre du visiteur est bien âpre pour l’habitant, car sous le règne de la carte postale s’étranglent des libertés fondamentales.

 

St-Antonin-Noble-Val – « cité médiévale d’exception » (1) : que vous arriviez des causses ou de la vallée, vous pourrez admirer à l’entrée du village un « arbre à labels ». « Territoire bio engagé », « Mon beau village », « Cittaslow, Cité du bien vivre »… St-Antonin est une commune exemplaire. Une fois dans le bourg, parmi les arrêtés du préfet et du maire, vous découvrirez un autre label : « Marché le plus fliqué de France ». C’est une création originale des habitants de la cité. Il faut dire que le spectacle de paradis marketé par la municipalité est très éloigné de la réalité de leur vie ici. La « Cittaslow, Cité du bien vivre » vendue aux visiteurs tiendrait davantage du « Village qui se tient sage » (2).



Attraction touristique majeure : son marché…



C’est le dimanche qu’il faut visiter St-Antonin. Son marché est « un rendez-vous convivial pour qui veut du vrai, du bon, de l’authentique » (3) : gendarmes en nombre, habitants fuyants, marchands déprimés et visiteurs sidérés… Voilà qui devrait permettre à la commune de gagner le concours « Votre plus beau marché » organisé par TF1 et La Dépêche. Car la municipalité poursuit sa course aux distinctions. Sur ses panneaux lumineux et son site web, elle exhorte ses administrés à voter pour rafler ce prix, alors même que beaucoup se rendent aux marchés de Caussade ou Gaillac qui, eux, ne sont pas sous étroite surveillance. Comment peut-elle demander aux habitants de consacrer le marché dont elle a elle-même brisé l’esprit de convivialité ? Dans la concurrence que se livrent les destinations touristiques, il semble qu’aux poncifs de la pleine nature et du patrimoine, il faille désormais ajouter le gage de la sécurité sanitaire. Il n’empêche, avant d’être un lieu de visite, St-Antonin est un lieu de vie et son marché une agora où on débat, on tracte, on mène des actions.

 

À visiter en toute sécurité et….

 

C’est à la suite d’une flashmob « Danser encore » que la présence de gendarmes est devenue massive. Le 21 mars, une cinquantaine de personnes, masquées ou non, jouent de la musique, chantent et dansent au cœur du marché. Relayée sur les réseaux sociaux, la manifestation est désapprouvée par la presse. Le 25 mars, en conseil municipal, les élus s’inquiètent de l’atteinte à l’image du village : « La commune de St-Antonin [est] discréditée par les actions d’activistes sur le marché dominical », s’offusque l’un d’eux. Un autre déplore : « la société civile s’accorde de plus en plus de libertés, de gestes et de paroles » Quant au maire, il menace : « Si de tels rassemblements perdurent et que des participants sont identifiés [par la gendarmerie], je m’opposerai à leur participation à des commissions communales ou municipales et je proposerai la suppression des subventions aux associations qui toléreraient de telles personnes dans leurs rangs ». Visant la liberté d’expression, le maire éreinte la liberté d’association et le droit de participer aux affaires publiques. Aucune association n’a réagi publiquement. De rares responsables associatifs se sont exprimés anonymement dans la gazette AVIS. L’un d’eux constate : « Avec les dérives autoritaires actuelles, il n’est pas étonnant qu’un maire se permette de jouer au tyran » (4).

en compagnie du maire.

 

Une semaine plus tard, une scène ubuesque anime le marché : on voit le maire poursuivre de rue en rue, d’étal en étal, un couple d’habitants qui tracte sur les mesures sanitaires. Entre indignation et amusement, l’homme qui ose se livrer à cette activité racontera : « J’ai dit au maire que s’il avait du temps à perdre, il était le bienvenu pour m’accompagner dans mes courses ». Quant aux autres élus de la majorité, dispersés sur le marché, ils se tiennent à l’affût, s’ajoutant ainsi aux gendarmes pour surveiller la population. Suit la sanction : un arrêté du maire interdit sur le marché la distribution de tracts au motif qu’elle est « susceptible de créer des attroupements ». Sous le climat sécuritaire, de-ci de-là poussent de petits potentats.

Mais avec le marché suivant vient la riposte : une astucieuse campagne de promotion de l’arrêté, ou comment alerter sur l’autoritarisme tout en satisfaisant à la publicité des actes administratifs… Un dimanche dès l’aube, dans les rues et sur les murs de la mairie de grandes affiches reproduisent l’arrêté sous le titre « St-Antonin, rien vivre ensemble », détournant le slogan de campagne du maire « St-Antonin, bien vivre ensemble ». Et dans la matinée, sur le marché, des habitants espiègles dérogent à l’interdiction pour tracter l’arrêté leur interdisant de tracter. Le motif allégué par le maire interroge, comme le relève une habitante dans AVIS, « la municipalité elle-même, en menant campagne pour [le] concours [« Votre plus beau marché »] n’est-elle pas très exactement en train de créer des attroupements ? » (5)

 

L’esprit des lieux

 

C’est que le marketing territorial est une préoccupation de premier plan pour l’équipe majoritaire, qui compte les exploitants d’un camping, d’un restaurant gastronomique, de location de canoës et site d’accrobranche. Activités qu’ils s’étaient abstenus de mettre en avant pendant la campagne. Certes, il eût été maladroit de s’afficher en poids lourds du tourisme alors que la labellisation « Grand Site Occitanie » (6) avait créé la controverse l’été précédent. Une élue de la majorité actuelle, à l’époque présidente de l’association des commerçants, déclarait alors en conseil municipal : « Les actions de ces personnes [s’opposant à la labellisation] ont contribué à diffuser auprès de la population mais surtout auprès de nos visiteurs et dans les médias l’image d’une cité sectaire opposée aux touristes » (7). Parmi les commerçants venus en nombre ce jour-là, un restaurateur enchérissait, demandant au maire « s’il ne serait pas opportun de porter plainte pour diffamation ». En fait de « cité sectaire », la Cité touristique serait un régime d’exception suspendant les libertés publiques. Une habitante en témoignait dans Saxifrage : « Finalement on se dit que quand on habite un village touristique on ne peut pas prendre la parole comme on veut. On a l’impression de ne pas être des bons Mickeys. » (8).

Et pourtant, d’après Tocqueville, c’est dans la commune que se cultive « l’esprit de la liberté » (9). N’en déplaise au maire dont le patronyme, Ferté, signifie « forteresse », il fut un temps où St-Antonin se nommait « Libreval ». En 1793, la « société populaire » proposait ce nouveau nom pour la commune et le conseil avait su l’adopter, reconnaissant qu’il était « analogue à l’énergie républicaine dont les citoyens de l’endroit sont animés depuis le commencement de la révolution » (10).

 

Texte : Elisa Lecorre / Dessin : Une bebette

 

1 : www.tourisme-occitanie.com

2 : Référence au film de David Dufresne Un pays qui se tient sage, titre reprenant l’expression d’un policier face à des dizaines de jeunes à genoux, les mains sur la tête (Mantes-la-jolie, 2018).

3 : Idem note 1

4, 5 : Avis, 25/04/2021

6 : Dispositif de la Région visant à développer la fréquentation touristique par une promotion massue et la création d’infrastructures dédiées. Voir « Votre paradis touristique contribue à l’enfer climatique », Mediapart, 4 août 2019.

7 : Compte-rendu des échanges avec le public, conseil du 29/07/2019

8 : « Les frondeurs du Val », décembre 2019

9 : De la démocratie en Amérique, 1835-1840

10 : Conseil du 1er/11/1793