Ces cercles bourgeois qui dominent la région – où sont les riches ? – épisode 2
Un groupe social fait sécession avec le reste de la société depuis fort longtemps. Un séparatisme dûment caractérisé, qu’aucune loi « républicaine » n’est jamais venue combattre. Et pour cause, il s’agit de la classe bourgeoise, cette minorité qui s’organise pour perpétuer sa domination au travers de nombreux « cercles » et « clubs », réunissant le gratin local, masculin de préférence. A l’abri des regards, bien entendu.
Trois cents hommes s’y réunissent chaque mois à Montpellier : grands patrons, cadres dirigeants, universitaires, promoteurs ou avocats ont été cooptés par leurs semblables et ont payé un droit d’entrée. Ce « Cercle Mozart » est l’un des plus influents de l’Occitanie. On ne connaît pas la liste de ses membres mais on sait qu’il est interdit aux femmes. Il est à l’image de son alter ego toulousain, « le Cercle d’Oc »*, qui réunit en toute opacité industriels, élus et notables de la ville rose. Mais ces deux-là ne sont que les têtes de pont d’un vaste réseau structuré autour de centaines d’associations dans la région, fermées au public. Cette classe sociale qui ne compte que quelques milliers d’individus en Occitanie (1) assure sa reproduction et sa domination sur le reste de la société par l’entremise de ces lieux de rencontre qui rythment le quotidien de ses membres. Ils leur permettent d’entretenir, renforcer et élargir un ensemble de relations qui constituent leur « capital social » et feront fructifier leur capital économique et culturel.
Des clubs par centaines
En Occitanie, il y a d’autres cercles puissants comme La Table ovale* ou les « partenaires » du stade Toulousain* suivis d’une ribambelle d’entités dans tous les secteurs. Il y a des clubs mondains autour du golf, des arts, du vin, de l’orchestre local. Le sport offre de belles occasions de réseauter, autour du foot, du rugby, du basket. Bien sûr les Rotarys et Lions clubs locaux sont un passage obligé pour beaucoup, comme les regroupements patronaux sur un secteur professionnel ou une zone géographique, les « clubs d’entreprise » ou les nouveaux clubs axés sur le management ou le numérique.
On compterait plus de 10 000 clubs et cercles sur le pays, et une ville comme Toulouse en compte plus de 40. A ce tableau, il faut ajouter certains réseaux maçonniques qui font office de cercle bourgeois et patronal (2). Ainsi selon Jacques Molénat (3), à Montpellier, « la franc-maçonnerie semble s’inscrire dans les gênes du pouvoir. Les frères ont investi le monde patronal et consulaire ». Et ils fourniraient une bonne partie des membres du Cercle Mozart. Quant à Toulouse, l’exemple de « la fraternelle de l’aéronautique », qui « regroupe la crème de la crème » est symptomatique de cette évolution de certaines loges maçonniques vers de purs cercles bourgeois.
L’imposture humanitaire
Le Rotary et le Lions Club sont les plus connus du grand public. S’ils sont peut-être les plus ouverts, ils n’en sont pas moins un lieu important de la sociabilité bourgeoise. Ils déploient beaucoup d’efforts afin que le grand public n’en sache rien, en construisant une image d’organisation au service des malades et des plus pauvres. Le Rotary a été créé au début du 20ème siècle aux États-Unis comme un cercle d’hommes d’affaires, auquel est venue se greffer une action humanitaire. Aujourd’hui, ces clubs sont essentiellement constitués de notables locaux, de patrons, de professions libérales et d’élus, même si des individus de la classe moyenne supérieure parviennent à s’y intégrer. Ainsi à Figeac, la quelques quarante membres du Rotary local sont chef d’entreprises de divers secteurs, directeur d’usines, chirurgien, rhumatologue, notaire, chefs de service, pharmacien, architecte, banquier, directeur d’école, conservateur de musée, etc. Et c’est le resto chic de La Dînée du Viguier qui leur sert de camp de base. A peu de choses près, c’est la composition type de tous les Rotary de la région, dont les dirigeants sont ici, président de la cour d’appel de Toulouse, là, directeur d’une caisse d’allocations familiales, ou encore président d’une chambre de commerce, chef de clinique, directrice d’une agence de voyages. Chaque fois ou presque, leurs lieux de réunion sont des hôtels de luxe ou les restos les plus en vue du secteur.
Selon la sociologue Sandrine Gousset, «la forme organisationnelle du [Rotary] possède une dimension de sociabilité forte, inspirée de celle des cercles de la grande bourgeoisie ». Si « le but affiché est l’action philanthropique, (…) il coexiste avec une sociabilité d’entre-soi dont la finalité était à l’origine clairement utilitariste, dans le sens où elle permettait de développer les affaires de chaque membre » (4). Les projets humanitaires ne sont pas qu’un paravent. Selon Francois Depret, ils permettent des mises en scène où « les rotariens rappellent et renforcent d’une manière symbolique leur position dominante : la philanthropie consiste ainsi en une pratique élitaire, qui permet de convertir le capital économique d’une élite socioprofessionnelle en capital symbolique » (5). D’où la devise du club, « Qui sert le mieux profite le plus ». Ce témoignage d’un rotarien de Muret, en Haute Garonne est éclairant : « Le Rotary c’est avant tout un tremplin pour le business, on se fait travailler entre rotariens et pour beaucoup c’est un outil de promotion sociale » (6). Citons aussi ces « Journées Ferrari » où l’on invite le chaland à se délester d’un gros billet pour passer dix minutes à bord des voitures des riches du coin, « au profit des enfants malades ». Organisées par le Rotary de Muret et d’autres clubs locaux, elles résument à elles seules la supercherie de cette bourgeoisie locale qui se fait passer pour une ONG humanitaire.
Le constat est similaire pour le Lions Club, en moins « sélect ». Si le Rotary se vante de « servir d’abord », le Lions se présente comme une « force dynamique pour le bien », dont les membres allient « altruisme, éthique, générosité, gentillesse, amitié, engagement ». A Rodez, on pourra faire confiance aux dirigeants du Lions club – un propriétaire d’agence immobilière, un expert-comptable, une directrice de MJC, un concessionnaire automobile et un directeur de collège privé – pour se mettre au service du bien lors de leurs réunions privées à l’Hostellerie de Fontanges. L’ancien président du Lions Club de Toulouse admet volontiers que ses adhérents « sont bien positionnés dans la société », « il y a quelques élus voire anciens élus mais surtout des chefs d’entreprises, souvent dans l’aéronautique ». On peut ainsi réseauter entre personnes prêtes « à débourser a minima 1000 euros à l’année, lors d’événements et via des dons divers. » (7)
Des membres intéressés
D’autres cercles et clubs tentent de faire diversion sur leur véritable mission, celle de stimuler les affaires et de créer un entre-soi profitable pour leurs membres. Les 350 clubs de l’Association Progrès du Management prétendent œuvrer pour « le progrès de l’entreprise par le progrès du dirigeant », lors de « journées de formation où [chaque membre] améliore ses compétences managériales tout en cultivant une réflexion d’ensemble partagée et vivante ». C’est beau, c’est signé Pierre Bellon, créateur de Sodexo, milliardaire et fondateur de ce cercle patronal. Le « Centre des jeunes dirigeants » fait mine de s’enthousiasmer à construire « une économie au service de l’homme », quand le cercle Mozart affirme « porter une réflexion sur notre territoire et être source de propositions pour favoriser la relance de l’économie ». Foutaises, évidemment : ces cercles fermés ont été créés pour garantir à leurs membres des échanges confidentiels, afin de mieux asseoir leur position dominante.
Que ce soit dit de façon feutrée ou décomplexée, une partie de ces institutions bourgeoises promeuvent cet entre-soi, et les possibilités en termes de relations et d’affaires qu’elles offrent. Lorsqu’un club du « Business Network International » (BNI) se réunit au Carrousel à Balma, c’est pour « aider les entrepreneurs et professions libérales à développer leurs ventes ». De même, le « cercle business club » d’Occitanie entend « mettre en relation dirigeants et décideurs, qui se rencontrent dans le but de développer leur propre business ». Le « club des cent » rassemble toutes sortes de patrons souhaitant « étendre leur réseau professionnel au travers de compétitions privées de golf ». Et ainsi de suite.
Séparatisme et non-mixité
« Le terme club vient de “cleave” qui signifie “cliver”. Il s’agit de se couper du reste de la société, de se placer au-dessus des autres, de reléguer en marge tous ceux et celles qui ne sont pas “nous” », rappelle Martine Delvaux, professeure de littérature à l’université du Québec à Montréal (8). Et pour garantir cette intégrité d’entre-soi bourgeois, chaque club a son règlement bien établi et ils sont pour la plupart très structurés. Les nouveaux membres sont recrutés exclusivement sur cooptation : un membre doit parrainer le prétendant, dont la candidature sera examinée par le bureau ou un comité de sélection. Voilà une stratégie efficace pour maintenir une forte reproduction sociale : il faut avoir accumulé une certaine richesse pour accéder à ces réseaux, et avoir une position influente au niveau économique, politique ou culturel.
Des rituels cérémonieux du Rotary et du Lions à la sélection exigeante de certains clubs huppés, en passant par de nombreux cercles aux adhésions plus souples, la règle est la même : se fermer aux intrus. L’adhésion semble anodine pour ce genre de public, mais elle représente tout de même de 700 à 4200 euros annuels. Si des règles formelles peuvent servir de garde-fous, c’est aussi un ensemble de codes et d’attitudes qui garantissent l’entre-soi. Dans ce genre de réunions en cols blancs dans les endroits huppés de Toulouse, Albi ou Montauban, on partage une éducation, une culture, des lieux, des attitudes, des codes vestimentaires.
Si certains interdisent l’entrée aux femmes (comme le cercle Mozart ou la Table ovale), ou l’ont interdite jusque récemment comme le Lions Club (resté masculin jusqu’en 1987), la grande majorité n’a pas besoin de cela pour qu’elles restent très minoritaires dans leurs rangs. Ainsi, le Club des cent ne comporte que six femmes parmi ses 100 membres. De même, les instances dirigeantes des clubs et cercles de la région sont à 95% composées d’hommes. C’est ici une conséquence du patriarcat présent dans l’ensemble de la société, mais qui domine d’autant plus à l’intérieur de cette caste d’hommes où le costume cravate, la virilité du pouvoir et le goût de la réussite sont un terreau fertile à la misogynie.
Optimisation sociale
« Ces lieux de pouvoir et d’influence offrent une telle concentration de patrons, d’avocats en vue et de politiciens vedettes qu’il faudrait être bien naïf pour penser qu’ils ne discutent entre eux que de leur maison de campagne, des études de leurs enfants ou de leur sport favori ! ».(9) Si c’est Le Figaro qui le dit… Pour ces patrons, notables et professions libérales qui en veulent toujours plus, les cercles sont un passage quasi obligé. On y étoffe son carnet d’adresses, on rencontre clients et fournisseurs. On échange contacts et bonnes affaires en matière fiscale, judiciaire, immobilière. On trouve une opportunité pour ses enfants, un placement pour ses finances, un marché pour ses affaires. Si chaque institution a ses particularités, la dynamique est la même : agréger des semblables au sein d’une même classe, pour renforcer leur position sociale.
Et quelle meilleure manière de profiter de ces cercles, que de multiplier les adhésions ? Ainsi, ces hommes sont nombreux à cumuler les casquettes. Un pied à la chambre de commerce, un autre au syndicat patronal (10), CGPME ou Medef, un orteil à l’influent « Centre des jeunes dirigeants ». Un café le matin au BNI*, une soirée par mois à la Table ovale du Toulouse Olympique ou au resto étoilé du Cercle d’oc. Un temps de réflexion et d’échange à l’Association Pour le Management de temps à autre. Pour les plus motivés, un engagement au Rotary du quartier ou chez les francs-maçons du secteur, pour peu qu’ils soient ouverts aux affaires. Pour les plus studieux, un 18 trous au golf d’Albi avec le Club des cent le dimanche, ou une garden-party aux Jardins de l’opéra avec le Wine and business club* un jeudi par mois.
Les sociologues Pinçont-Charlot parlent ainsi d’une « sociabilité intense », soulignant que « les dîners, les cocktails, les soirées de gala, les vernissages, les premières théâtrales et autres mondanités ne sont pas des loisirs anodins, il s’agit d’une forme de travail social », ajoutant que « ces relations mobilisables, fortes des capitaux de l’ensemble des membres du réseau, permettent de décupler les pouvoirs de chacun ». Et dans cette classe sociale, « l’institution la plus emblématique de ce jeu social est le cercle ».
Nos ennemis les élu-es
Il ne manque plus qu’une chose pour parfaire la puissance et l’influence de ces réseaux : les « décideurs politiques ». Que ce soit dans l’influence que vont avoir ces cercles sur eux, ou la participation de ces derniers directement dans ces institutions, le mélange des genres n’a rien d’exceptionnel. Mais il peut pour le moins poser un problème « démocratique ».
Ainsi, il est de notoriété publique que le Cercle Mozart est à l’origine de la décision de construire un nouveau stade au sud de Montpellier, ou qu’il pousse à l’agrandissement de l’agglo pour y intégrer l’aéroport. Et à chaque élection municipale ou régionale, tous les candidats viennent en opération séduction à la Réserve Rimbaud, QG étoilé de cette assemblée masculine. Autant dire qu’un prétendant à la mairie de Montpellier aura peu de chances sans l’assentiment du club.
Au cercle d’Oc, les élu-es sont à l’honneur. Le président, Francis Grass, est adjoint à la mairie de Toulouse. Il y côtoie notamment Bernard Keller, vice-Président de Toulouse Métropole et conseiller régional d’Occitanie, Dominique Faure, Vice-Présidente de Toulouse Métropole en charge du Développement économique ou Mireille Garcia, à la fois Directrice Générale d’Orange et Maire de Vieille Toulouse. Le club du stade toulousain est, quant à lui, l’un des lieux privilégiés pour rencontrer fortuitement le maire de Toulouse, un élu du département ou de la région et causer permis de construire, opération immobilière et autres subventions. D’autres cercles moins connus, comme le « Club Management & Ressources Humaines Grand Sud-Ouest » font se côtoyer des hauts cadres de Thalès, Carrefour, Adecco, La Dépêche et des salarié-es de la mairie de Toulouse ou de la métropole. Pour finir, impossible de rater « la nuit des réseaux ». Une fois par an, elle réunit tous les clubs et cercles de la région, et les derniers invités d’honneur étaient le patron du département de Haute Garonne et l’un des chefs de la métropole et de la région. Les exemples sont légion de cette proximité entre patronat, notables et élu-es au travers de ces institutions bourgeoises.
Il y a quelques années, des centaines de parisien-es avaient convergé devant le dîner du « Siècle », un cercle très prisé qui rassemble PDG du CAC40, ministres, banquiers, ambassadeurs, magistrats ou journalistes conciliants. Ils avaient tenté de perturber la réception à coup d’œufs et de slogans, avant que la cavalerie n’intervienne. Dans la région, les repas du cercle d’Oc ou du cercle Mozart ne mériteraient-ils pas, eux-aussi, un peu d’animation ?
Texte : Emile Progeault / Illustrations : Léo
1 : Pour cerner cette classe sociale, délimiter ses effectifs, ses fortunes ou exposer ses espaces et ses quartiers, il faudra vous abonner aux prochains numéros. Nous avions creusé le sujet dans l’Empaillé n°8, uniquement sur l’Aveyron, où nous estimions que la bourgeoisie locale pouvait être à 500 familles. Estimation à la louche, du fait de l’opacité entourant les données fiscales, comme la non-publication de comptes d’entreprises ou le secret sur les données relatives aux SCI et à d’autres sociétés.
2 : La franc-maçonnerie mériterait une enquête à elle seule, tant elle est multiple, avec diverses obédiences et des tonalités politiques ou religieuses différentes. Nous ne faisons ici aucune généralité, d’autant que la « dérive » de certaines loges en club d’affaires, notamment via les « fraternelles », est dénoncée par une partie des francs-maçons.
3 : « Qui sont ces lobbies qui influencent Toulouse ? », 5/02/15, Le Journal Toulousain.
4 : « Le Rotary International : une forme délégitimée de l’aide », Sandrine Gousset, in ONG et humanitaire, L’Harmattan, 2004.
5 : « Les Rotary clubs : « au service de l’humanité » ? Sociabilité élitaire et philanthropie », François DEPRET, mémoire de science politique, Université de Lille, 2017-2018.
6 : Idem note 2
7 : Ibid.
8 : « Pouvoir, cooptation… Qu’y a-t-il derrière les portes des «boys clubs» interdits aux femmes », 25/02/19, www.20minutes.fr
9 : « Enquête sur les cercles et les lieux de pouvoir », 29/04/2010.
10 : S’ils ne sont pas des clubs à proprement parler, les traditionnels syndicats patronaux (MEDEF, CGPME) et les chambres de commerce et d’industrie sont encore des lieux de rencontre importants pour beaucoup de dirigeants.
11 : Sociologie de la bourgeoisie, Michel et Monique Pinçont-Charlot, La découverte, 2016.