« Santé, à ta peau! »
Ce texte a été écrit un an avant l’apparition du coronavirus et raconte dans ses grandes lignes le séjour de quinze jours de la narratrice en hôpital psychiatrique. Il apparaît, sans grande surprise, que nous n’avons pas besoin d’un virus pour mettre de la distance là où il serait bon de se rapprocher.
Avant de devoir faire des prises de sang très régulièrement au début de mon traitement l’année dernière, j’avais peur des piqûres ; je n’ai jamais pu regarder mon sang sortir de mon corps pour rentrer dans un tube. Peut-être parce qu’ils avaient peur que je fasse un malaise, l’infirmier.e avait généralement à cœur de développer un gentil stratagème pour dévier mon attention et, après la prise de sang, j’avais l’impression d’avoir partagé quelque chose avec elleux : quelques paroles sur la vie, une blague… Ils et elles auront bien pris mon sang mais pas comme des vampires. Et peu à peu, à force d’aller pointer deux fois par mois au laboratoire, je n’ai plus vraiment peur. Jusqu’aux dernières fois où je n’avais plus besoin de demander à l’infirmière de me prévenir quand elle enfoncerait l’aiguille dans ma veine. Puisqu’ils sont tellement pressés dans le nouveau labo où je me rends et puisque la sensation désagréable devient familière, je vais devenir une performeuse de la piqûre. Mais en m’asseyant ce matin sur le fauteuil gris, après plus de trois mois sans intrusion de seringue sous ma peau, je me demande si je vais y arriver. Ou si la peur, intacte, va ressurgir, droite, dure et lisse comme l’aiguille. Je vois l’infirmière préparer tous ses ustensiles, elle est très jeune mais elle a l’air d’avoir fait ça toute sa vie, ses gestes sont précis, les objets ont tous une place assignée qu’elle connaît par cœur. Mes veines sont bien visibles, elle les trouvera toute de suite : je ne crois pas que je vais avoir peur.
Clap. Un gant. Clap.
Le deuxième gant de latex blanc vient de faire résonner à mes oreilles un son propre, contre sa peau nette, qui me laisse sans voix. Une seconde, et puis j’ose : « Vous mettez des gants ? »
De sa réponse, je ne garde que l’essentiel : « Je ne vous connais pas ». Non, ils ne sont pas tous obligés d’en mettre, mais elle préfère en avoir la plupart du temps : puisqu’elle ne me connaît pas. Et puis c’est de l’hygiène, je ne suis pas sûre qu’elle prononce ce mot, mais « c’est mieux, à tout point de vue ». Je me demande depuis quelle vue. Quel point de vue permet de préférer le latex à la peau ? Le point de vue médical. Et celui-là, ça fait un moment que j’ai compris qu’il n’avait rien à voir avec ma sacro-sainte santé mentale.
La peur, je ne l’ai pas sentie se durcir sous ma peau. C’est autre chose, de plus profond, que je n’ai pas su définir tout de suite. Quand sa main gantée m’a tenu le bras, je me suis retrouvée seule. Terriblement seule. Je n’avais jamais senti la peau des infirmiers qui me tenaient le bras, mais je perçois maintenant que leur peau, même si elle ne gommait pas ma peur, ne lui ajoutait pas quelque chose d’autre. Je n’étais pas différente d’eux, c’était un acte bénin, une petite piqûre de rien du tout, et leur peau contre la mienne, minuscule corps à corps, me prouvait que ce n’était rien d’autre que ça. Mais avec tes gants, j’ai encore l’impression d’être malade et que de ma maladie tu veux te prémunir. Que tu te démarques, que tu te différencies, que tu ne veux rien avoir à faire avec moi. Même pas un petit échange de chaleur, de duvet ou de poil rêche.
En sortant de là, j’ai les boules. Je me demande pourquoi cette minuscule aventure me ramène tant à mon vécu de psychiatrisée. Je me dis que ça fait tellement de bien de pouvoir partager du commun pendant quelques minutes avec des personnes qui à priori ne se disent pas malades, tout en ne méconnaissant pas la maladie, en n’étant pas dans le rejet, le déni et la peur comme la plupart des personnes. En ayant quelque chose à voir avec « l’anomalie », une familiarité d’habitude en quelque sorte, en triturant, extrayant, analysant ; d’avoir à faire à des gens qui ne vous considèrent pas comme une chose bizarre, et qui pourraient vous écouter, avec intérêt et détachement, et contact. Même s’ils n’ont pas le temps de le faire.
En passant devant un rideau de fer baissé maculé de pisse de chien, me revient ce que j’ai vécu à l’hôpital psychiatrique à peine un an auparavant. Là-bas les infirmiers ne mettent pas de gants, ils n’ont pas le temps d’en mettre. Et ils n’ont pas le temps d’en prendre non plus.
Il est très tôt, je n’ai pas encore ouvert les yeux qu’une dame très gentille me demande mon bras. Elle me sourit, me pose des questions d’une voix très douce… Je suis dans mon lit les yeux bien collés par du gros neuroleptique qui tache et je lui tend mon bras gauche, puisque c’est ce qu’elle a l’air de vouloir, et de toute façon l’autre est du côté du mur. Elle me fait un garrot à réveiller un mort et je comprends soudainement ce qu’elle veut faire. Tous aux abris, je lui dis que je suis d’accord pour la prise de sang mais depuis l’autre bras, le droit ; elle s’impatiente et tout d’un coup ne prend plus aucune précaution, elle retire vite fait son gros caoutchouc marron, plus solide qu’une jante de vélo, et m’envoie bouler en sortant de la chambre. Avant même de me douter que je rentrerais à l’HP, je m’étais tatoué au stylo bic une sorte de grillage sur la pliure du bras, comme si j’avais prévu qu’on viendrait me chercher le sang de ce côté là sans me demander mon avis : un grillage qui pouvait dire pas touche. Mes tatouages étaient comme des ruses qui me prémunissaient de leurs rituels pernicieux, des remparts verticaux à tous les soins que je sentais ne pas en être, et qui cherchaient à m’aspirer vers la ligne de fuite, à me mettre à l’horizontale, pour qu’on me tire mon sang, comme à une vache son lait dans un élevage intensif.
Me dessiner ou me peindre dessus, en cas de grande détresse hypomaniaque, ça m’a toujours soulagé. Les fois où je l’ai fait, c’était quelques jours ou heures avant d’être internée malgré moi. C’est comme si je me protégeais et que je me donnais une grande force, des armes pour cet endroit vide qui m’aspirerait comme un trou noir. J’en appelle à la force des images, des symboles ; je ne connaîtrais jamais le sens de ce grillage côté gauche, je sais seulement qu’il m’a permis de remettre au lendemain, de me préparer, de me redonner la pleine possession de mon corps, à défaut de mes moyens. Pouvoir lire sur son corps des mots de sa tête, des symboles vieux comme le monde qui vous relie à lui, ce monde qui est dehors, partout mais pas trop ici ; tant que sur mon corps médicalisé j’aurais des traces, des preuves de mes pensées du dehors, c’est que je ne suis pas finie, résolue, dissoute, allongée.
Plus bas, du coude au poignet, j’ai dessiné une araignée qui descend de son fil de bic bleu pour me prémunir de la folie ; elle descend, donc elle ne monte pas, donc je n’ai pas « d’araignée au plafond ». À la vue de mes gribouillis, l’infirmière du lendemain prend un regard à moitié dégoûté, puis, quand je lui explique, elle sourit, je suis contente de la voir se radoucir mais bientôt elle s’y prend à deux mains pour serrer son garrot et s’énerve quand je lui dis que ça fait mal – est-ce que le sang coagule plus vite ici ? Elle dit qu’« il y a tout l’étage qui attend les soins » et j’espère que les soins font du bien mais j’ai comme un doute. La seule chose que je l’ai vu soigner vraiment bien et longtemps, c’est son smartphone, toujours derrière, devant, les doigts collés dessus, depuis la vitre des transmissions. Le mien est confisqué alors forcément je cherche à m’occuper – je la dérange. Des neuf jours passés à son étage, je la dérangerai toujours, que ce soit pour des feutres, des feuilles ou un mal de tête, parce que « je ne tiens pas en place » (j’avoue) et ce sera elle qui me lâchera d’un ton excédé « vous êtes hippomane ». Et on s’étonne que j’emprunte le Larousse qui traîne dans ce qui a l’air d’être un poste téléphonique désaffecté. Je me goure d’abord de mot, et depuis, quand je penserais à hippomane, je verrais en premier un hippopotame. Je lis la définition, je ne retiens rien mais je trouve que ça sonne bien, un peu comme nymphomane, ou pyromane : il y a au moins le souffle enflammé d’une passion qui traverse ce mot, et vu qu’on parle aussi un peu d’hippopotame, c’est une sacré passion, imposante, et un peu exotique ; ça me va, je prends, je kiffe, je suis hippopotamaniaque et j’assumerai la charge.
Quand elle doit prendre des notes pendant mes entretiens avec le psychiatre, ses paupières ont l’air d’être en permanente négociation avec ses yeux pour qu’ils ne se lèvent pas au ciel. Et moi je cherche ses yeux pour qu’ils trampolinisent les miens et les catapultent. J’en peux plus d’ici, je veux sortir, et plus je le dis, plus ils comprennent que je dois rester.
Finalement, à l’hôpital qui n’a pas les moyens de se payer le luxe d’être hygiéniste, je ne sens pas, ou si peu, de peau, à part celle de M., un patient de mon âge qui s’ennuie à mourir de son pays, qui écrit son désespoir sur le tableau du couloir, « Vèv le Maroc libre ». Un tableau sur lequel je vais écrire pleins de trucs moi aussi avant de comprendre qu’il vaudrait mieux que lui et moi on arrête ; ça a l’air d’être un tableau « d’expression libre » mais ce truc est un piège, un véritable attrape-fou. Il m’offre un massage dans le dos un soir pour m’aider à me détendre, dans le couloir parce que je sais qu’on va se faire jeter si on va dans sa chambre. Mais pour bien relâcher les muscles, un lit c’est mieux, il est très professionnel et il n’y a rien de sexuel là-dedans, alors on y va.
J’ai juste le temps de commencer à m’endormir sans médicament et de sentir que c’est drôlement bon l’étreinte d’un Morphée clean… mais on se fait très vite gicler de sa chambre, puis du couloir. Ses mains avaient pourtant pu faire ce que tous leurs anxiolytiques n’avaient pas réussi, ce garçon a de l’or dans les doigts et c’est cette aide de peau à peau qui ajoutée au refus de prendre un somnifère me vaudra de me faire chasser de ma chambre, de mon étage et de mon psychiatre ; placée en isolement parce que je ne respecte pas le règlement, parce que toucher les peaux c’est réservé aux soignants même s’ils se réservent le droit de ne jamais le faire et que M. ne peut pas être soignant puisqu’il est malade.
Par besoin de peau et par besoin de mots, je me retrouve seule dans une chambre vide, un carré rempli d’angoisses. Mon corps est bien lavé par l’eau, et lavé par le temps à dormir sans s’apercevoir du temps, et quand je lève les manches du pyjama bleu nuit en papier, je vois encore les traces du grillage, du fil et de l’araignée. Oui je redescends, je redescends, j’ai frôlé le plafond, et sans gants, mais j’en redescends. Tellement vite que j’ai très peur d’aller trop bas ; depuis que je suis arrivée à l’hôpital, j’ai surligné et re-surligné (1) régulièrement mon petit grillage et mon fil d’araignée. Là je suis assise sur le lit, et à une sorte de point de bascule : je ne sais plus si j’ai envie de les surligner, ce que je sais, en revanche, c’est que je ne dois pas le faire. Je sais qu’on ne me laissera pas sortir tant que je me dessinerai des trucs sur le bras.
Mes impatiences me terrifient. Je sens que je pourrais me fracasser la tête contre les murs pour vibrer de quelque chose, pour me libérer de quelque chose et que si je le fais, ce sera encore pire, j’irai dans la chambre d’isolement, où ma parole ne vaudra plus rien. J’ai pas compris qu’il me manquait des correcteurs, pour « corriger » les effets indésirables des médocs, personne l’a pressenti pour moi et j’ai peur, en silence, des effets châteaux de cartes de synapses, de neurones, et puis je n’ai plus le temps d’avoir peur, juste celui de retenir, de contenir, d’étouffer.
Même si j’ai du mal à « prendre mon mal en patience », pendant cette semaine infernale je me contente de demander une fois des feutres, je ravale ma demande au moindre regard impatient ou réprobateur. J’accepterai les mandalas moches que l’infirmière, dans un moment de grande compassion hallucinant, me fait imprimer, et je m’ennuie tellement en coloriant ce truc que j’ai l’impression que les feutres n’ont pas de couleur, que les lignes n’ont pas de forme ; je vis un moment d’humiliation quand elle revient et me demande de voir ce que j’ai fait. J’aurais eu envie de tout dessiner, tout sauf ça, mais j’arrive tout juste à suivre le tracé d’une ligne en spirale sans trop trembler ; j’ai peur de lui dire non, que je n’ai pas envie qu’elle regarde, parce que sa demande me surprend tellement, une infirmière de l’hôpital qui daigne prendre 25 secondes pour regarder le dessin d’une patiente. Après m’avoir menacée de contention et parlé comme à une merde, la voilà qui me tend un sucre, vraiment, j’ai une sacrée chance, mais ce n’est pas un dessin, ce truc c’est tout juste un permis de colorier donc je prendrai un petit air timoré pour lui dire que oh ben non, je ne préfère pas, mais, merci ! Je ne dois surtout pas leur paraître forte, mais faible, faible, une petite chose fragile qui tiendra davantage debout dehors que dedans, pour qu’ils veuillent bien vite me relâcher. Je ne les regarde plus dans les yeux, je ménage leur susceptibilité davantage que mon amour-propre, d’ailleurs j’en ai plus du tout, je ne suis plus qu’une boule de nerfs qui a la tremblote.
Quelque temps plus tard, quand j’allais au laboratoire et qu’on me piquait, je me souviens avoir été contente de ne plus avoir d’araignée qui me descendait du plafond vers le poignet ni de quadrillage de morpion sur le pli du coude. J’étais anonyme. Moi, bizarre ? Jamais ! Jusqu’à ce que je croise cette jeune femme : « Je ne vous connais pas ». L’araignée est revenue d’un coup, invisible. Je sens ses pattes fines qui m’escaladent.
C’est vrai, au fond, pourquoi pas ; si vous voulez vous méfiez… allez-y. Ma peau est vecteur de quantité de germes qui grandissent aussi vite que ceux des patates sous l’évier.
Sans peau, avec, sans gants, avec : des gants pleins de talc, il faudra bien pourtant en venir à la peau et au tact, et voir si des frontières ne se mettraient pas enfin à trembler un peu sur leur base. Au besoin, il y a les hippopotames.
1 : Surligner suppose l’usage d’un feutre pour attirer l’attention sur des mots.
texte : PS / photo : Carole T