Une auberge à défendre
Le « Relais Montagnard » estperdu au fond de la vallée ariégeoise du Biros, qui compte à peine 350 habitant-es. En 1980, cet ancien presbytère situé sur la commune de Bonac-Irazein est reconverti en gîte d’étape, bar et restaurant. Il y a six ans, un collectif décide de s’y installer et d’envoyer la sauce : un bistrot-resto, une cantine scolaire, des concerts et spectacles, des séminaires universitaires. Au grand dam d’élus réacs et d’habitants aigris. Entretien.
Au départ, comment vous êtes-vous organisés ? Aviez-vous une expérience en cuisine ?
En 2014, nous étions une équipe de six personnes bénévoles, épaulée par pas mal de copains qui venaient nous prêter main forte. Aucun de nous n’avait d’expérience en hôtellerie-restauration, si ce n’est tenir un bar ou faire de la cuisine dans le cadre de festivals autogérés. Nous avons mis en place une non-spécialisation des tâches assez radicale. Chacun passait par tous les postes : bar, service, cuisine, comptabilité, commandes, ménage, administration. Une belle expérience politique, mais qui a eu un coût sur la continuité de la qualité des services… Il est arrivé par exemple que certains clients appellent pour savoir qui cuisinait et qu’ils décident de réserver en fonction de la personne aux fourneaux ! Connaître la pénibilité de chaque travail, devenir polyvalent, apprendre seul et à plusieurs, voilà les côtés positifs de l’expérience. Mais d’un point de vue commercial, ce n’était pas top. Assez vite, c’est devenu compliqué de ne pas en tirer de quoi vivre, même (très) modestement. Nous avons commencé à salarier les personnes qui en éprouvaient le besoin. Et nous avons vite compris que ce n’était pas notre cuisine ou le tourisme en Ariège qui allait permettre de stabiliser économiquement ce projet. Donc nous avons multiplié les événements culturels : les concerts et les spectacles notamment.
Entre l’auberge et les engagements culturels et politiques, comment parvenez-vous à conjuguer le fait de payer des salaires, d’assumer les charges du lieu et de maintenir une activité militante ?
L’enjeu économique a commencé à se poser pour nous-mêmes. Et il a toujours été en balance d’une rémunération juste et équitable pour toutes et tous, y compris pour les fournisseurs et les artistes. Aujourd’hui encore tout le monde est payé au SMIC et à temps partiel, excepté quelques saisonniers à temps plein.
La tension entre l’activité politique et économique s’actualise régulièrement. D’abord il faut dire que l’activité politique n’est pas visible au sens d’une activité revendicative forte, excepté dans des moments ponctuels. C’est une activité de basse intensité s’inscrivant dans le quotidien et l’ordinaire. Le fait de se fournir localement, de maintenir le lieu ouvert hors saison, d’avoir monté une cantine scolaire pour la dernière école de la vallée qui en était dépourvue, d’essayer de maintenir ouverts et visibles des chemins de randonnées, de faire partie d’une impulsion qui recrée un petit marché de producteurs et d’artisans, d’accrocher de nouveaux habitants, d’organiser des ateliers d’échanges de pratiques et de savoirs, etc.
Mais pour le faire dans la durée, il fallait pouvoir en vivre. L’activité politique la plus visible s’inscrit donc en creux, dans les moments les plus calmes. Pour parler de tension, il y a par exemple ce jour où une personne proche d’une victime de violence policière voulait organiser une soirée de soutien pour son procès, en été. Mais dans cette période, il est difficilement tenable de reverser tous les bénéfices en soutien, sinon l’équilibre économique du Relais, précaire et fragile, ne tient pas. Ce genre de situation laisse la place à des incompréhensions, des conflits, des regrets. Il y a aussi des gens qui pensent que nos soirées culturelles sont devenues trop grosses, trop rentables. Pour nous, c’est l’envie de développer l’activité, de faire venir des artistes un peu plus connus, d’accueillir davantage de monde et plus diverse (habitants, vacanciers, randonneurs, familles, jeunes), de renforcer les équipes au travail, de partager un moment convivial, festif, tout en faisant découvrir des produits, des producteurs, des artistes. C’est ce qui nous plaît et c’est ce qui fait sens avec tout le reste.
Vous appartenez au collectif des Mutins, où vous êtes regroupés avec d’autres militant-es connectés notamment à l’Ouvre-Tête, au GRAPPE, aux Rencontres du Maquis : vous pouvez nous en dire plus sur ce réseau et sur ce que vous portez politiquement ?
Le réseau GRAPPE a été fondé en 2007 par des militants d’associations étudiantes d’écologie politique. Il a fédéré des associations comme l’Ouvre-Tête de Montpellier, Ar Vuez à Rennes, et bien d’autres. Mutualisant des moyens pour l’organisation des « Semaines de l’Environnement » (festivals militants et culturels), il se situait dans une perspective d’émancipation individuelle et collective, en s’appuyant sur les outils et techniques de l’éducation populaire et en abordant les rapports de pouvoir, de genre, à la nature, l’organisation collective. Certaines des associations du réseau ont créé des AMAP, des épiceries sociales, une revue, des ateliers de réparation de vélo, etc. L’association l’Ouvre-Tête, que les personnes reprenant le Relais Montagnard ont tous fréquenté, a organisé une rencontre de convergence des luttes, les « Rencontres Du Maquis », organisées en 2011 à la ferme de Cravirola sur les hauteurs de Minerve dans l’Hérault. Ce sont, tout comme des luttes sociales contre la LRU ou le CPE, des moments de socialisation politique exceptionnels, pour nous qui avions entre 20 et 30 ans. Pour en arriver à ce qu’on porte politiquement, je crois que c’est un mélange de points de vue et de valeurs qui sont plutôt situés à l’extrême-gauche, certaines personnes ayant des tendances anarchistes-libertaires, d’autres plutôt communistes, tout en laissant une large place aux grands enjeux contemporains de l’écologie.
En plus d’une auberge, vous avez développé un chapiteau-restaurant, Caravan’Olla, et une association de recherche-action, Dissonances. Vous ne dormez pas la nuit ?
Effectivement, entre l’été 2013 (création du collectif) et aujourd’hui, on a fait du chemin, mais nous étions tout un réseau. A la fin de notre cursus universitaire, quand nous nous réunissions à 10 ou 15 pour parler de ce qu’on allait faire dans ce collectif, on voulait faire de tout : de l’éducation populaire, de l’art, de la culture, de l’agriculture, de la recherche, de l’enseignement, des festivals, de la radio, des journaux, etc. Très vite, on a vu qu’il ne suffisait pas de se dire qu’on allait le faire pour que les projets avancent. Alors on a fait une chose après l’autre. Des membres du groupe ont monté une asso de cuisine itinérante, on l’a branchée au collectif et on a dit : « ok, on va bénévoler pour structurer l’activité et ensuite on passera à une autre quand elle tournera ». Puis un copain a acheté un chapiteau, alors on a monté une asso pour le faire tourner, et on s’est dit pareil. Et rebelote quand il y a eu l’opportunité du Relais, et enfin avec l’asso Dissonances qui développe des projets d’enseignement et de recherche en sciences sociales et environnementales.
Aujourd’hui l’asso qui gère le Relais a été transformée en Société coopérative d’intérêt collectif (nommée l’Autruche Volante, et a réabsorbé l’activité chapiteau. Avec la partie cuisine itinérante, il y a eu des désaccords de fond sur la gestion du matériel, de l’argent et de l’administration générale de l’asso, engendrant une scission. Certains sont restés du côté de Montpellier où ils étaient basés, et les autres continuent à développer cette activité en Ariège, où sont le chapiteau et le Relais. Avec les scissions et autres désaccords, je crois que ce collectif n’a plus vraiment d’existence, si ce n’est dans nos cœurs et notre mémoire.
Il y a un couac dans vos beaux projets, c’est la mairie de Bonac-Irazein, qui aimerait vous voir disparaître…
Depuis que nous sommes arrivés, ça n’a jamais été simple. On a signé la première convention d’occupation entre les deux tours des municipales de 2014, avec le maire sortant qui ne se représentait pas. La pilule n’a pas été simple à avaler pour une bonne partie du nouveau Conseil Municipal, et l’idée d’avoir un collectif alternatif à la tête du Relais dans la commune ne plaisait guère. Fin 2014, une première tentative de nous virer a échoué. Les arguments à l’époque, c’est qu’on n’était pas pro, trop à l’arrache et qu’on ne bossait pas assez. On était en train d’apprendre le métier, à notre manière, donc ça pouvait paraître à l’arrache, mais on se donnait du mal pour y arriver. Ça s’est calmé les deux années suivantes, car notre convention courait jusqu’en 2017. Puis rebelote, la commune de Bonac tente encore de nous mettre dehors à la date anniversaire de la convention, mais se trompe de date dans le préavis : nous sommes restés 3 ans de plus.
Notre activité se développant petit-à-petit, nous avons eu de plus en plus d’affluence à nos soirées, mais aussi au gîte. Les soirées ont provoqué des nuisances sonores pour quelques voisins. Il y a eu des dépôts de plaintes, à chaque fois classées sans suite, mais le maire a saisi le conciliateur de justice de la cour d’appel pour trouver une solution en 2019. Résultat : nous avons délocalisé les soirées culturelles dans un pré appartenant à la commune, à 150 mètres en contrebas du Relais.
Nous y avons monté le chapiteau pour notre saison culturelle estivale de 2020. Avec l’épidémie de Covid, beaucoup de touristes sont venus en vacances dans les zones rurales peu peuplées et épargnées par ce virus. Nous avons réalisé une énorme saison, avec beaucoup d’affluence, entraînant des nuisances sonores (un peu), mais surtout un sentiment d’envahissement par quelques habitants du village et par certaines résidences secondaires. Six plaintes ont été déposées, ainsi que bon nombre de dénonciations calomnieuses et anonymes auprès de tous les services de l’État.
Une bonne excuse pour les flics du coin, qui ont fait une descente chez vous digne d’un État policier…
Oui, le 12 septembre 2020, pour notre dernière soirée sous chapiteau, une vingtaine de gendarmes ont débarqué (dont les 3 plus hauts gradés de l’Ariège), ainsi que le dir-cab du Préfet de département, la substitut du procureur, les deux chefs de service de la DDCSPP-Hygiène, la douane, deux inspecteurs du travail et un inspecteur de la brigade recherche de la DGFIP ! Après trois heures de contrôle, aucune infraction répréhensible n’a été constatée. Un classement sans suite a été ordonné quelques semaines plus tard. Il est clair qu’ils venaient chercher de la consommation ou du trafic de drogue, de la fraude fiscale, un manque total de respect des règles d’hygiène, du travail illégal… Ainsi, il aurait été plus simple pour la mairie de nous mettre dehors. Malgré tout, la majorité municipale a maintenu son souhait de ne pas nous proposer de bail à long terme au-delà du 14 octobre 2020. Nous avons mobilisé de l’aide autour de nous, avec 600 courriers de soutien envoyés en mairie, nous permettant d’obtenir une prolongation jusqu’au 31 décembre. Il y a eu alors un semblant de négociation, puis avec le reconfinement, nos courriers et demandes sont restés lettre morte. Le 30 novembre, nous recevons un courrier du maire nous demandant de libérer les lieux le 31 décembre. La mobilisation reprend alors, avec une manif de soutien le 12 décembre à Bonac. Finalement nous avons eu une prolongation jusqu’au 31 octobre 2021, mais le diable se cache dans les détails. Nous avons des limites de décibels à ne pas dépasser, des heures de fermeture de la terrasse, et surtout nous n’avons aucune assurance de pouvoir faire notre saison culturelle estivale…
Dans cette lutte pour maintenir votre activité face à la mairie, peut-on dire que vous avez une vallée acquise à votre cause ?
Pas tout à fait. Il y a une partie des gens qui sont clairement des opposants, d’autres qui ne soutiennent pas à fond le Relais pour les raisons évoquées plus haut. Mais globalement à force de couper le dialogue ou d’utiliser des logiques répressives, il y a quand même du monde en colère contre la majorité municipale. Après c’est sûr qu’il y a du soutien. Nous sommes quand même insérés dans les réseaux des habitants, qu’ils soient « du cru » ou néo-ariégeois. Il y a eu par exemple un réseau d’entraide qui s’est monté très rapidement pendant le premier confinement pour faire des commandes groupées auprès de producteurs locaux, et des points de dépôt-livraison. Mais le Relais ce n’est plus seulement un « enjeu de vallée » aujourd’hui. D’ailleurs, c’est ce que certains peuvent nous reprocher, en disant que l’objet d’un lieu comme celui-ci serait de se tourner vers le micro-local. Nos activités sont soutenues par le département, la région, le conservatoire, la DRAC, le Pôle emploi local car nous sommes dans une zone sinistrée en termes d’emplois. Nous travaillons avec plusieurs universités, l’ONF, des associations environnementales locales, le Civam Bio, la FNAB sur la cantine, etc. Ce n’est pas pour dire que c’est génial ce qu’on fait mais pour souligner que l’activité est protéiforme, nous avons tissé des liens proches et lointains, nous nous inscrivons dans certains dispositifs de politiques publiques (diffusion de la culture en milieu rural) et gérons aussi bien des services de proximité (bistrot du coin) qu’un service public (la cantine scolaire). Tout cela amène à un maillage « alternative-institutions », qui fait que nous sommes soutenus par des gens très différents.
Entre la politique sociale-libérale et clientéliste du PS local, un Pôle Emploi assigné au flicage des chômeurs et les coco-libertaires du Relais, il y a un monde… Recevoir des subventions, être « soutenus » par ce type d’institutions est parfois source de schizophrénie et de tensions dans les projets alternatifs et collectifs. Qu’en est-il de votre côté ?
Oui d’ailleurs le PS n’a pas beaucoup bougé, ni au département, ni à la région. Ils ont préféré « ne pas interférer dans des affaires communales » et nous ont conseillé de « rétablir le dialogue avec la commune ». Les seuls à avoir bougé concrètement c’est LFI en imposant une médiation avec le maire.
Nous sommes assez clairs là-dessus, la voie politique que nous choisissons dans un projet de transformation est celle de faire avec les institutions ; dans le même temps on ne se fait pas trop d’illusion. Après il faut aussi faire plus finement la différence entre la politique d’une institution et les pratiques de ses représentants. Il y a moyen de faire alliance avec certaines personnes à certains endroits, pour nous ils ne sont pas « tous pourris », loin de là. En même temps, quand je disais qu’on ne se fait pas d’illusion, c’est que les institutions et les administrations peuvent se transformer en machine à broyer, comme lors du contrôle du 12 septembre qu’on a subi. Ensuite, il y a aussi des dispositifs de politiques publiques qui peuvent être intéressants. Tant mieux que l’État et les collectivités financent le soutien à l’art et à la culture en milieu rural !
Au final, qu’est-ce qui fait que le Relais n’est pas une auberge comme une autre, et qu’il faut la défendre ?
Ce qu’il y a à défendre pour nous c’est la possibilité de faire vivre ce territoire, de réintroduire de l’activité économique (raisonnée) et culturelle, de contribuer au maintien et au développement du tissu social (habitants à l’année, familles, école, services publics). Ce que nos activités au Relais ont modifié, c’est la possibilité pour les habitants d’avoir un quotidien différent : un service de restauration scolaire, un accès à une cinquantaine de concerts et spectacles à prix libre par an pour les choses les plus marquantes. Sur les valeurs et pratiques qui peuvent être diffusées dans nos activités, on pense à la convivialité, à la fête mais aussi à l’autogestion au sens large (l’auto-organisation collective) et à la contestation visible et organisée de certaines politiques municipales.
Propos recueillis par Emile Progeault - Illustrations : SZ