Numéro 1 Régional

CORBIÈRES : DON’T TAUCH ME

Gloire à L’Amassada de Saint-Victor en Aveyron et sa lutte contre le transformateur aux mille éoliennes ! Grâce à elle, beaucoup de consciences se sont éveillées contre la supercherie de l’énergie verte et durable. Malheureusement, énormément de projets ont déjà saccagé les paysages et les vies locales, alors qu’une multitude d’autres sont en cours de réalisation. C’est le cas dans les Corbières, où la lutte se partage entre sensibilisations, actions et questionnements métaphysiques.

Massives, rocailleuses et austères, les Corbières sont fermées par les falaises : on y entre par des « portes » : des gorges ou des tunnels anciennement creusés par l’eau dans le calcaire. Mais aujourd’hui la terre est balayée par le vent, asséchée par le soleil et ne vaut pas grand chose. C’est un pays déserté et pauvre, mais un pays chargé d’histoires. Les ossements de la femme de Tautavel qui datent de 450 000 ans, les châteaux cathares… Le catalan qu’on peut entendre sur les places des villages porte avec lui le souvenir de l’immigration républicaine, l’anglais est pratiqué sur les marchés par celles et ceux qui organisèrent les premières teufs techno en France, le polonais qui se parle dans les camions témoigne de la dernière génération de travailleurs agricoles. Les Corbières ont toujours été un refuge pour les parias, les brigands et les hérétiques. Un pays pour la survie ou bien un pays pour les poètes. Mais de quoi s’occupent les poètes sinon de la survie ? Pourtant, les Corbières se meurent. Le XXe siècle a réussi à transformer la tradition d’agriculture vivrière (culture de céréales dans la plaine, vignes sur les coteaux, moutons sur les plateaux) en monoculture viticole, détruisant ici comme ailleurs l’équilibre entre l’humain, l’animal et le végétal et accélérant la désertification. Ainsi, lorsqu’on se retrouve face aux innombrables terrasses en ruines, abandonnées aux sangliers et à la garrigue, on a l’impression de traverser un pays de fantômes. Si on tend l’oreille, on peut encore les entendre piocher, rire et trinquer.

Les éoliennes de la pétro-chimie

Il y a le futur qui s’installe, ou bien est-ce le présent. Depuis une vingtaine d’années, de multiples « champs » d’éoliennes poussent comme des champignons. Cent vingt éoliennes sont en activité et quarante en attente de construction, réparties sur les communes de Villesèque-des-Corbières, Sigean, Fitou, Opoul-Périllos, Tuchan, Montgaillard, Treilles… Des tonnes de ciment et de ferraille pour l’écologie, la grande marotte du XXIe siècle, sa nouvelle mine d’or éthique et durable. Plutôt la grande arnaque, aurait-on envie de dire. Les entreprises qui dominent ce marché sont la plupart du temps des filiales appartenant aux grands groupes industriels de la pétro-chimie. Cela leur permet de faire d’une pierre deux coups : s’enrichir et obtenir des bonus écologiques qui leur permettent de polluer davantage (1).

Les éoliennes ont une durée de fonctionnement limitée à une vingtaine d’années (2). Ainsi donc dans les Corbières, le temps du « repowering »  arrive pour les promoteurs : il s’agit de démonter les anciennes pour les remplacer par des nouvelles, plus grandes, plus high-tech. C’est le cas de la centrale du Mont Tauch située à 800 mètres d’altitude au cœur du Parc Naturel Régional (PNR) Corbières-Fenouillèdes, où 15 des 18 éoliennes en place vont être remplacées par des nouvelles un peu plus grandes. « Une aberration » pour Kévin Jeanroy, militant anti-éolien et adjoint à la commune de Maisons, située en face desdites éoliennes. « Cette centrale a pu se faire parce qu’elle était une des premières à être construite. Le PNR n’existait pas. Aujourd’hui, le projet serait refusé parce que son implantation domine un environnement sauvage, dans un grand site reconnu comme tel, en passe d’être éligible à l’UNESCO. » Kévin veut se servir de la demande d’entrée au patrimoine mondial pour les châteaux cathares tout proches afin d’exiger le démantèlement des éoliennes sans leur remplacement.

C’est aussi une des principales raisons pour lesquelles un projet de centrale éolienne dans les Hautes-Corbières (l’installation d’une vingtaine de machines entre Dernacueillette, Laroque-de-Fa, Massac, Davejean… et un transformateur pour centraliser la production sur la commune de Palairac) a été retoqué par la préfète de l’Aude. « C’est une victoire de la lutte menée entre autres par le Collectif Corbières Vivantes, grâce aux différentes actions et aux rassemblements festifs et informatifs qui ont été organisés. Une grande part de la population locale s’est engagée, car si on choisit de venir ou de rester vivre ici, ce n’est pas pour se retrouver au milieu d’un site industriel. »

La grande arnaque de l’éolien écolo

Il est encore difficile de sensibiliser les mœurs à l’implantation des machines à vent censées incarner la « transition énergétique. » Or, si on essaie d’évaluer le bilan carbone de leur installation, on s’aperçoit qu’il est à peine à l’équilibre tellement leur fabrication et leur acheminement ont un impact négatif sur l’environnement (extraction de terres rares en Chine ou au Niger par des ouvriers esclavagisés, acheminement des matériaux à travers toute la planète…). On ne parle même pas de la perte de l’électricité produite durant son transport vers une consommation à des centaines de kilomètres. Cela range définitivement les éoliennes du côté de l’industrie plutôt que de l’écologie. Le SYADEN (3) va plus loin et fustige « les contrats dignes du colonialisme imposés par les promoteurs, puisque 93 % des profits quittent le territoire définitivement vers des fonds de pensions étrangers » tout en donnant l’illusion aux petites communes que l’installation et l’exploitation des centrales va leur rapporter de l’argent et de l’emploi, Même Hélène Sandragné, présidente du conseil général de l’Aude et pourtant pro-énergies renouvelables, regrette qu’« actuellement, seules 9% des recettes restent sur le territoire » (4). Tout est délocalisé : Enercon, la société bien nommée qui assure la maintenance des éoliennes de Villesèque-des-Corbières est allemande, tout comme les travailleurs qu’elle emploie. Autre exemple : le promoteur éolien Valorem qui se présente comme une entreprise régionale et citoyenne, qui fait appel au financement participatif, a fait entrer dans son capital à hauteur de 28,5 % un fond d’investissement basé à Jersey, paradis fiscal s’il en est un…

Ce soir, debout face au firmament étoilé déchiré par le clignotement rouge et intempestif des éoliennes qui écrasent la petite bergerie où nous nous sommes donné rendez-vous, Kévin me dit que pour dépasser la colère et le fatalisme, pour garder l’espoir, il faut essayer de comprendre. Alors on rentre s’asseoir près du feu rejoindre Stanislas et Alain, deux vignerons du coin qui travaillent à l’ancienne. Avec l’aide de leur vin, on essaie de remonter le temps. D’après Stanislas, « Tauch est le dérivé occitan de Tauxus, le nom latin pour l’if commun. Si nos ancêtres ont appelé ainsi la montagne qui surplombe leur pays, c’est qu’elle était recouverte de cet arbre. » Or aujourd’hui, à la place de la forêt, il n’y a que de la garrigue. « Les ifs ont été rasés, utilisés pour construire des bateaux pour conquérir l’Amérique et se battre contre l’Angleterre. Comme partout ailleurs en France, où on a coupé les chênes centenaires » explique Stanislas. Pour Kévin « La première transition énergétique est arrivée lorsqu’il n’y avait presque plus de bois. Pour continuer à construire des bateaux et le reste, il a fallu trouver autre chose. On a donc utilisé le charbon pour chauffer les fours et travailler l’acier. » De là est née l’industrialisation. Ce qu’on vit donc aujourd’hui ne serait pas unique. Il y a toujours eu un pouvoir extérieur décidant de venir s’approprier des ressources dans des régions qu’il considérait comme assujetties, afin de développer son économie guerrière et impérialiste du moment. Avant, les préoccupations premières étaient les batailles navales puis l’industrie agricole, désormais c’est l’éolien et le photovoltaïque qui nourrissent le numérique et la guerre des étoiles.

Les promoteurs se bousculent, mais la colère gronde

Il est illusoire de continuer à croire le discours politique selon lequel les éoliennes servent à sortir du nucléaire. « Après trente ans de construction de milliers d’éoliennes, aucune centrale n’a fermé, on en construit même une nouvelle à Flamanville. Et ce sont les mêmes opérateurs qui font les deux. (5) » Ces nouveaux centres de production d’énergie sont simplement nécessaires à la numérisation du monde. De Perpignan jusqu’en Lozère, en passant par le Tarn, le Minervois, les hauts-plateaux aveyronnais, il n’y a pas une vallée ou une crête depuis lesquelles on ne peut échapper à la vision de cette quintessence de la modernité : propre en surface, répugnante en profondeur. D’après le site de TNE-Occitanie Environnement (Collectif contre la prolifération de l’industrie éolienne dans nos territoires ruraux) les chiffres sont édifiants (6). 859 éoliennes en fonctionnement et presque autant en attente de construction ou de recours. Ainsi, la charte du PNR du Haut-Languedoc a fixé un plafond à 300 éoliennes, déjà atteint en comptant tous les projets en attente d’autorisation. Ce qui n’empêche pas les mairies de continuer à recevoir des courriers de la part des promoteurs pour construire de nouveaux parcs.

Selon Kevin, même les hauts décisionnaires prennent conscience du ras-le-bol des « rats des champs » face aux massifs détruits par les pistes et les routes nécessaires aux poids-lourds qui acheminement les mâts, par les tranchées indispensables à l’enfouissement des câbles, par les socles de béton qui noient les nappes phréatiques (7). « C’est le fameux Macron qui disait que l’acceptabilité des éoliennes terrestres arrive à ses limites sur plein de territoires, donc le seul moyen pour continuer, c’est d’aller dans la mer. » Après avoir éventré la montagne, il ne reste plus qu’à bétonner la Méditerranée. « Pour l’instant, au large de Port-La-Nouvelle, il y a un projet pilote de trois éoliennes flottantes. Mais à terme, toutes les côtes françaises vont être envahies. » Carole Delga veut même faire de l’Occitanie la région à la pointe de ce marché, toujours dans cette hypocrisie verte. « L’idée, c’est de les placer à plus de trente kilomètres des côtes, afin qu’elles ne soient plus visibles » poursuit Kévin. « C’est notamment pour cette raison que les éoliennes off-shore ont un coût quatre fois supérieur aux éoliennes terrestres. Mais avec une si grande distance à combler se pose la question de la fiabilité du câble nécessaire à l’acheminement de l’électricité… »

Défendre les Corbières !

Autour de la table de la bergerie éclairée à la bougie, face à ces constats et tous ces chiffres, le silence s’installe et devient pesant, empreint de résignation. Comment lutter face à de tels rouleaux compresseurs à fric, flanqués de leur armada de juristes et du soutien de l’État ? « Il faut faire attention que l’article dans L’Empaillé ne soit pas seulement un truc qui dénonce, sans proposer, sinon ça va être hyper dark relance Alain. Proposer, parfois ça ne pourrait être qu’une simple phrase. Il suffirait de temps en temps d’un petit pet de folie qui fait qu’on ferait le pas de côté, et on se rendrait compte de ce qui importe vraiment. Par exemple, ce qui compte, c’est pas la soirée, c’est le lendemain matin. C’est ce qui va rester de ce qu’on fait. On dit non à tout. A quoi dit-on oui ? »

La lutte est constituée de fronts pour le combat et de bases arrières pour le rêve. A une époque où la paysannerie s’est effondrée et avec elle tout un savoir-faire, il y a une jeunesse amputée qui veut aujourd’hui retrouver ce savoir. Au milieu de la garrigue et des parcelles agricoles qui continuent de se faire bétonner, il y a dans les Corbières des terres qui redeviennent des poches de résistance. De plus en plus de jeunes vigneronnes et vignerons sortent les vignes du glyphosate et de la mécanisation, recommencent à vinifier dans leurs caves plutôt que d’amener le raisin dans des coopératives dont les cahiers des charges imposent la chimie. Et leur pratique déteint progressivement sur les anciens ou les locaux. D’après Stanislas, « dans le pays, une partie des viticulteurs passent en bio. Même si pas mal veulent continuer à mettre du glyphosate, manifestent pour ça, il y a quand même un virage. » Pour nuire à la bêtise d’une fin de civilisation qui ne jure que par l’argent, peut-être faut-il lorgner vers un devenir paysan, une agriculture vivrière. En 1963, dans son film La Rage, Pasolini disait déjà « quand seront morts tous les paysans et les artisans, quand l’industrie aura fait tourner sans répit le cycle de la production et de la consommation, notre histoire aura pris fin ». Pour lui, « la tradition, c’est la grandeur qui peut s’exprimer en un geste. Mille ancêtres ont vu ce geste, et à travers les siècles il est devenu pur comme le mouvement d’un oiseau. Mais seule la révolution sauve le passé. » Il s’agit donc de se battre pour continuer à affiner ces gestes, refuser de s’en faire déposséder. Donner une autre définition à la modernité.

Dans les Corbières, les pas ne se font pas dans la douceur d’une terre argileuse, mais sur le relief aléatoire des roches calcaires et schisteuses tranchantes, forçant le déséquilibre. La tramontane et le soleil livrent aux cultivateurs et aux cultivatrices un combat au quotidien. Alors pourquoi continuer à occuper ce territoire ? Parce que c’est peut-être dans des pays éprouvants qu’on ne s’endort pas. Parce qu’il s’agit de préserver un esprit, tellurique et ancestral, présent depuis le paléolithique. Parce qu’il est bon d’opposer à ce mot perdu qu’est « l’énergie » un autre concept qui ne sera jamais employé à propos des machines : la vitalité.

texte : Lazare Anabaptisted - Illustration : Manoi
1 : Pour exemple, les prochaines éoliennes off-shore au large de Narbonne seront construites par Quadran, société qui vient d'être rachetée par Total. (Pour aller plus loin à propos de ces manigances, voir en ligne le documentaire Pas res nos aresta qui explique la lutte de l'Amassada en Aveyron contre la construction d'un méga-transformateur permettant de relier et d'acheminer l'électricité produite par les éoliennes du Haut-Languedoc.)

2 : Pour voir l'état dans lequel les éoliennes sont en fin de vie, n'hésitez pas à aller vous promener entre Treilles, Opoul et Fitou. Vous les verrez dégoulinantes de graisse noire, rouillées de partout. Attention, ne vous approchez pas trop près.

3 : SYADEN : Syndicat Audois des Energies Renouvelables.

4 : Citée dans : « L'Aude s'engage dans la transition énergétique et écologique », www.accelair.aude.fr

5 : DétOCcigène, mars 2020, n°1, réalisé par TNE-Occitanie (cf ci-dessous).

6 : Chiffres publiés dans l'article « L'Occitanie est saturée », le 12 octobre 2020, www.toutesnosenergies.fr

TNE-Occitanie regroupe les associations opposées aux projets éoliens industriels.
7 : En Lozère, sur la commune de Chassarades, certains socles « étaient envahis d'eau dont la provenance mystérieuse avait échappé à l'expert hydrogéologue. » in DétOCcigène, mars 2020, n°1