Numéro 1 Régional

Toulouse 2050 : une métropole rayonnante !

Une foutue pandémie nous tient en grande partie cloîtré·es, isolé·es, sidéré·es, mais pendant ce temps les affaires continuent. Qu’en est-il de ce maudit TESO, quartier d’affaires prévu au cœur de la ville  ? Et la tour d’Occitanie  ? Ces projets vont-ils survivre à la crise annoncée de l’aéronautique  ? Et si l’immobilier devenait justement une porte de sortie de crise, une solution pour le capital industriel en déshérence  ? A quoi ressemblerait alors Toulouse dans trente ans  ? Essai de fiction rétrospective garanti sans une goutte d’optimisme.

Let’s dream… la vie en rosetm.

Toulouse Matabiau-Quai d’Oc, vous sortez de la gare, un vaste parvis vous offre un large panorama de la ville. Vous hésitez  : allez-vous emprunter la rue Bayard pour arriver directement sur Alsace Lorraine Market Place, et les 42 kilomètres de vitrine du centre-ville  ? Ou bien tenter l’expérience unique de descendre les ramblas  ? Cette seconde option vous permettrait de voir de plus près la tour d’Occitanie, le joyau de la skyline toulousaine, 150 mètres de verdure à l’assaut du ciel. Mais, non, obviously, vous préférez prendre votre temps et un drink à la guinguette du canal. Cela vous laissera le temps de préparer votre city tour dans la Ville Rosetm avant de décoller pour Berlin, New York ou Londres. Vous longez donc le canal sur un large trottoir pavé, dans la douce lumière des vitrines, sous les arbres et l’œil rassurant des caméras. En fait, vous avez l’impression d’avoir déjà décollé. Où est donc passée cette petite ville de province crasseuse et arriérée du siècle dernier ? À cette évocation, vous ressentiriez presque le craquement des ossements des générations passées sous vos semelles. Une décharge électrique vous remonte le long de l’échine : qu’il est bon d’être du côté des vainqueurs  !

Peut-être que ça va trop loin, s’interrogea Joachim. La censure métropolitaine ne laissera pas passer. Ils ne voudront pas forcément parler de vainqueurs dans leur dépliant touristique et ils m’ont déjà dit que le caractère carnassier de leur clientèle select est à flatter mais avec délicatesse et force ellipses. Le récit officiel préfère parler de modernisation dans la concertation. Joachim est web design editor spécialisé dans le content feeding, bien entendu free lance. À bientôt 50 ans, il est content d’avoir encore du travail même si ça lui tord le bide de raconter ces vies all inclusive inaccessibles et si peu désirables. Sa vie à lui, c’est de bosser sur un plateau de 300 mètres carrés, avec un mètre carré par personne. Tous et toutes sont « indépendant·es », rivé·es à leur ordinateur, alimentant de leur esprit créatif des flux de données à destination d’autres ordinateurs et terminaux portables de toutes sortes. De véritables fermes à contenus, le lieu s’appelle d’ailleurs « Les Moissons Digitales ». Au moins, il peut manger, payer son loyer et ses transports. Quand on lui a demandé de réaliser cette promo-com, il ne se doutait pas que ça le ferait plonger dans les souvenirs d’une époque pas si lointaine.

Joachim était né non loin de la gare au tournant du millénaire. Avant que les bulldozers ne fassent table rase, laissant la place à ce quartier d’affaires sinistre où il loue maintenant son bout de table et sa chaise. Il se rappelle le temps d’avant l’homogénéisation. Il y avait autour de la gare Matabiau différents quartiers : Marengo, Belfort, Roquelaine, l’avenue de Lyon et la rue du Maroc, Bonnefoy et, plus haut, la petite place Arago. On y trouvait à se loger pour pas trop cher dans des appartements parfois charmants souvent décatis. À la fin du XXe siècle, la ville s’était dotée d’équipements culturels pour les classes moyennes supérieures de plus en plus nombreuses dans la ville : Zénith, Théâtre national, Maison de la recherche, Palais des congrès et le quartier avait hérité de cette immense médiathèque qui menaçait d’absorber l’archipel des bibliothèques de quartier. Finalement, ça n’avait pas été si catastrophique, même si les employé·es se retrouvaient à bosser comme dans une grande surface ; le lieu était devenu un havre pour les traîne-savates, zonard·es et galérien·nes encore nombreuses dans cette zone autour de la gare. Le quartier avait ses commodités : distribution de petit déj avenue de Lyon, douche et machine à laver un peu plus loin, distribution de bouffe à la Maison éclusière et parfois la possibilité de planter la tente sur le canal. Le centre-ville pas loin permettait d’aller gratter trois sous pour assurer l’essentiel. Sans compter l’hôtel Régina, tout en haut de la rue Bayard, et sa logeuse arrangeante. Pas très rapide pour réparer une fuite ou traiter les cafards mais pas regardante sur les papiers et les garanties. On pouvait encore y traiter de la main à la main.

En y pensant, ces quartiers étaient une sorte de refuge pour pas mal de personnes laissées-pour-compte. On lui avait raconté qu’au début des années 90, la soupe populaire était distribuée dans la gare et que, progressivement, elle s’était déplacée. D’abord sur le parvis, puis à la Maison éclusière, ensuite sur l’avenue de Lyon au fond d’un parking pour enfin, avant la grande transformation de la zone, se retrouver dans un méandre du chemin du Raisin coincé entre parkings et entrepôts. Ce déplacement progressif, discret, n’était que le prélude à d’autres changements. La rue Bayard avait été refaite, bien proprette : correctement pavée, consciencieusement surveillée. Elle ouvrait un boulevard à de nouvelles enseignes : un poissonnier, un bar à sieste, un appart-hôtel. Personne ne l’avait vraiment vu venir mais, quand le Régina avait cramé en 2019 et que les crève-misère qui pouvaient encore payer un loyer avaient dû décamper, on avait senti la différence. Les ramblas n’avaient pas tardé à porter aussi l’effort de requalification, comme ils se plaisaient à le dire dans les réunions municipales. Les faubourgs de la gare n’avaient alors plus qu’à compter leurs jours.

Tout cela paraissait tellement loin. Comment et quand cela avait vraiment commencé ? En y pensant le futur avait pris place sur les cartes des urbanistes dès 2007. La réalité avait subi la transformation progressivement, la coction avait été lente. Laisser pourrir, faire pression, laisser pourrir, exproprier, laisser pourrir, murer, laisser pourrir. C’est par lambeaux que le populo a été arraché aux quartiers. Les travailleurs et travailleuses du sexe, les zonard·es, les habitant·es à loyer pas cher, les petits propriétaires… Joachim avait 20 ans quand le projet est entré dans le dur, que les destructions de bâtiments ont commencé. Y avait plus grand monde pour contester le projet, appelé « TESO » à l’époque, pour Toulouse Euro Sud-Ouest. Dans le nord-est de Toulouse mais dans le sud de l’Europe…

Le projet était une énième façon de satisfaire la bourgeoisie locale, petits propriétaires et promoteurs, agglomérat pas très glorieux d’intérêts mesquins. Ce qui liait tout ça c’était la rente foncière, la promotion immobilière et le commerce (petit et grand) main dans la main pour faire de la ville une machine à faire croître leurs investissements. Un simple coup d’œil au torchon local, La dépêche du midi, permettait de voir la belle harmonie régnante. Bien entendu, de temps en temps, émergeait ici ou là un désaccord sur la hauteur ou la couleur d’un bâtiment, la place respective du vélo et de la bagnole mais sur le fond, le consensus démocratique faisait merveille.

Il avait participé à une assemblée dans un atelier partagé, feue rue des Cheminots, le « café anti-Teso ». À quelques-un.es, ils avaient organisé des séances de cinoche dans une cour de l’avenue de Lyon, une soirée pizzas dans la rue, des AG avec les habitant·es, une manif aussi, qui n’avait été qu’une grosse nasse. Elles et ils avaient sorti des journaux, des affiches, des autocollants, des banderoles. Tout ce qui pouvait se rendre indigeste aux appétits des promoteurs et de la Métropole. Ce n’était pas facile, d’abord parce que les faubourgs de la gare étaient à l’abandon et que ceux et celles qui y habitaient n’en pouvaient plus. Difficile de défendre ce qui s’écroule, ce qui n’est déjà plus désirable. Et puis la Métropole avait tissé un complexe écran de concertation autour du projet avec le concours de sept associations de quartier. Ces représentant·es issu·es de la fraction la plus à l’aise des quartiers concernés accompagnaient le projet en espérant pouvoir intervenir à la marge d’un futur de verre, de béton et d’acier qu’elles considéraient comme inéluctable.

Le pompon avait été remporté par le président de l’association Cheminot-Saint-Laurent : l’îlot d’immeubles qu’il était censé représenter allait être presque complètement détruit mais lui préférait parler de réhabilitation. Propriétaire d’une des quatre maisons sauvegardées, il était bien placé pour s’arranger avec la réalité. Il y avait eu bien entendu des empoignades autour du projet de tour : 150 mètres de béton et de verre, même végétalisé, ça faisait vraiment beaucoup. Mais, les dents limées par une décennie de concertations, les associations étaient bien incapables de mordre efficacement la main qui les maintenait en vie depuis si longtemps. Elles voyaient un projet urbain là où Joachim et ses ami·es voyaient un quartier d’affaires, elles attendaient une smart city et des plus-values foncières là où les opposant·es n’imaginaient qu’un avenir de béton et de contrôle. Il faut croire que le « citoyennisme », ça rend aveugle.

Aveugle à la banalité d’un quartier d’affaires déjà dépassé quand l’idée avait émergé dans la tête des décideurs. Aveugle aux conséquences de la transition d’une municipalité à une Métropole. Aveugle à la course à l’échalote de la concurrence entre les villes. Aveugle à la constitution d’un ogre qui était en passe de dévorer toute une région pour accompagner le capitalisme dans une énième mue. La Métropole avait émergé de la communauté de communes à la fois comme une nouvelle bureaucratie et comme un projet de développement. C’est-à-dire que s’était mise en place une nouvelle organisation de la décision qui avait rendu obsolètes les anciens rapports de force, et donc rendu encore plus difficile la contestation. Les enjeux étaient devenus plus complexes, plus obscurs, aspirant les contestations dans des logiques de gestion et de coopération avec les forces politiques. Le projet de Métropole faisait de la ville une sorte de solution absolue, une machine à mobiliser les énergies pour gagner un avenir durable et une place sur la carte d’une mondialisation heureuse. Tous les partis s’y étaient mis, supprimant toute contradiction saillante (déjà pas bien claire avant, il est vrai), n’exprimant une critique que sur des détails insignifiants. Bien entendu, il restait toujours des récalcitrant·es, des d’accord sur rien, des envers et contre tout, on ne se débarrasse jamais complètement de la mauvaise graine.

Quand Joachim avait 20 ans, la Métropole n’avait pas dix ans d’âge et multipliait les projets pharaoniques : Parc des expositions, grand parc Garonne, Zones d’Aménagement Concerté de Malpère, de la Cartoucherie, de Borderouge, de Montaudran (il en oubliait), une troisième ligne de métro et pourquoi pas un RER ? Et, bien entendu, ce foutu projet TESO, devenu depuis « Grand Matabiau-Quai d’Oc », ces verrues de verre et de béton qui avaient dévoré les quartiers de sa jeunesse. Peut-être que, sans la gare, ce n’aurait été qu’une nouvelle version du combo bureaux-appartements de standing-hôtel, avatar de la modernité triomphante comme Compans-Caffarelli ou la place Occitane, déjà obsolètes à peine terminés. Mais là, argument supplémentaire, la présence de la gare, renommée pôle multimodal, devait affermir la domination de la ville-centre sur son aire d’influence. Et puis la bureaucratie métropolitaine installée là était désireuse de construire un environnement à son image. Une sorte de siphon qui attirerait inexorablement les travailleurs et travailleuses de la région, engluant dans les voitures et les transports en commun plus d’un million de personnes obligées de dépendre de cette ville-centre. C’est que le projet métropolitain était sournois : les loyers augmentaient, poussant à s’exiler toujours plus loin, et en même temps les activités, les jobs de merde comme les « bons » emplois, les commerces et les services, se concentraient dans un périmètre assez restreint. Soit dans la ville-centre, soit dans l’un ou l’autre des pôles logistiques, sorte de ville dans la ville, faite d’entrepôts et de quais de chargement. Ce n’était pas seulement un aménagement du territoire c’était aussi un emploi du temps qui se construisait. Les heures de transport journalier pour le trajet domicile-travail étaient incluses dans le projet. D’ailleurs, les ZUP construites dans les années 60-70 étaient les seuls endroits où l’on construisait plus qu’on détruisait. La raison profonde du projet s’étalait là sans fard : dégage on aménage ! Leur Métropole était devenue une agglomération tentaculaire vampirisant les populations au-delà des limites du département. On venait de partout pour y suer sang et eau.

Joachim a des remontés acides, il regarde par la fenêtre l’immeuble d’en face. Peut-être qu’un jour il aura les moyens d’aller prendre une place dans les étages supérieurs, il parait qu’on y voit les Pyrénées les jours de beau temps. Il y verrait la ville se déployer et comment chaque espace vacant a été consommé. La logique de valorisation acharnée du moindre mètre carré de terrain avait donné un amas dense de constructions. L’exclusion des voitures thermiques vers 2028 avait parachevé le travail de ségrégation en réservant à ceux et celles qui pouvaient le payer un environnement sain. Au centre de la ville-musée, devenue un espace commercial de qualité, ou à proximité immédiate, dans les anciens faubourgs, on trouvait des logements à louer pour quelques jours, où passaient des gens venus se dépayser par vol low cost. Ou encore des appartements de standing, placement financier pour riches nomades qui y résidaient peut-être trois jours dans l’année à l’occasion d’un spectacle de la Machine ou d’une réunion d’affaires. Les autres, les habitant·es, étaient dispersé·es, pulvérisé·es presque, sur la zone urbaine sans limite et sans qualité. Joachim en faisait partie et pourtant devait pondre ses contenus promotionnels pour le compte de l’office de rayonnement et de branding de la Métropole au service des premiers. Il avait appris de ses ennemis les mots creux, les concepts vides pour que la nécropole s’étende au détriment de la ville. Pour survivre, il devait servir ce qui dégradait son cadre de vie… Sa vie avait quelque chose de profondément absurde et symbolique : il aurait pu être le personnage d’une fiction post-moderne.

Pour l’instant, il lui fallait terminer sa promocom. Finalement, il allait laisser la mention du petit plaisir provoqué par les craquements des os sous les pieds et simplement changer la dernière phrase : «  L’histoire ici a laissé des traces, qu’il est bon de pouvoir en profiter en toute sérénité  ! Bienvenue à Toulouse Métropole.  »

Texte : J. K. – Illustration : Marco