Numéro 1 Régional

« Je n’avais jamais assisté à un tel mépris de classe »

Nombre d’avocat-es s’engagent aux côtés des militant-es qui font face à la répression judiciaire. Ils et elles participent aux « legal team », ou sont dans les petits papiers des orgas, des syndicats et des collectifs. Dans cette période mêlée de fortes résistances et d’autoritarisme de l’État, il faudrait davantage de cette espèce d’avocats, dont fait partie Muriel Ruef que nous avons rencontrée.

– Si nos infos sont bonnes, vous allez de Bure à Decazeville, de Lille à Paris, des actions écolos à la répression des manifs…

Alors, je suis avocate à Lille et j’interviens dans trois domaines. Le droit pénal, essentiellement sous l’angle « libertés publiques » : je défends des manifestants, des militants poursuivis sur le fondement du droit de la presse, des activistes. Le droit de l’environnement, exclusivement du côté des gens qui défendent ce qui existe. Le droit du logement, parce que je déteste les expulsions domiciliaires depuis très longtemps.

  

– On n’a pas assimilé la dernière loi scélérate qu’une nouvelle se profile. Mesures liberticides et arbitraires, permis de chasse aux sans-papiers, armement des forces répressives, etc. Depuis 2015, ça part en roue libre : état d’urgence antiterroriste, sanitaire, etc. Avez-vous encore les moyens d’exercer votre métier d’avocate ?

Tout dépend de ce que l’on entend par « les moyens d’exercer ». La plupart des juridictions fonctionnent en mode très dégradé depuis longtemps, et la situation est loin de s’arranger. Mais même en mode non dégradé, il y a beaucoup de choses qui me révoltent dans le fonctionnement de cette administration. La question « jusqu’où j’irai » est très personnelle, mais elle n’est pas propre aux avocats.

– « Que peut-on attendre de cette justice là ? (…) À un moment, on en attendra plus rien. » (1), affirmiez-vous récemment. Ce moment est-il arrivé ?

Il se rapproche… mais je ne peux pas non plus faire l’impasse sur les décisions justes (les relaxes obtenues, les bonnes décisions qui annulent une procédure d’expulsion, celles qui donnent plein de temps pour retrouver un autre logement, ou effacent une partie des dettes). Mais c’est certain, ça se tend. Les relations avec le monde judiciaire sont compliquées, les enjeux crispent, les audiences sont plus tendues qu’il y a quelques années dès qu’une question de liberté publique se pose (liberté de manifester par exemple).

– Que pensez-vous d’une partie des gilets jaunes qui affirme que nous sommes en « dictature » ? On a vu également les très suivis « cerveaux non disponibles » soutenir que le pays pointerait à « l’aube du fascisme » (2). Des policiers encagoulés de la BAC ou des BRAV qui agissent comme des miliciens à la justice d’abattage en comparution immédiate, en passant par l’impunité policière, ne peut-on pas leur donner raison ? Comment qualifier la situation actuelle au regard des droits et des libertés que nous n’avons plus, et de ceux que nous avons encore ?

Je comprends évidemment tout ça, tant il est difficile de regarder devant sans apercevoir de vastes ombres. L’optimisme est devenu en quelques années une lâcheté. Ceci étant, les comparaisons avec d’autres époques tiennent parfois trop du slogan politique et nous aveugle sur ce qui nous arrive dessus. Il serait peut-être opportun de mettre en lumière les nouveautés du régime qui vient, et qui le différenciera des régimes autoritaires ou totalitaires que nous connaissons. Nous ne combattrons pas ce régime de la même manière.

– En quoi la situation juridique liée à « l’état d’urgence sanitaire » est inquiétante ? Le pouvoir pourrait-il profiter d’une certaine habitude de la population envers des mesures qu’il a su légitimer avec la circulation du virus ? N’est-ce pas quelque chose que l’on vérifie depuis 30 ans : une loi d’exception devient invariablement la norme…

Oui, nous connaissons cela depuis longtemps. Mais là, le niveau d’adhésion de la population dépasse ce que nous connaissions. Ce n’est pas seulement du droit d’exception, c’est aussi une extension considérable des normes antérieures, sur lesquelles on tire très fort pour les faire coïncider avec un maximum de répression sur le sujet sanitaire.
On mettra toujours des mois pour voir un juge d’instruction saisi d’une plainte avec constitution de partie civile pour viol, mais un gamin de 20 ans qui organise une fête peut être mis en examen en quelques jours et incarcéré immédiatement pour « mise en danger de la vie d’autrui », c’est du jamais vu. Pourtant, ce délit existe depuis 1994. 

– Pouvez-vous dire un mot plus spécifique sur la loi sécurité globale et la loi contre « les séparatismes » ?

Je ne peux pas en parler en détail, les textes ne sont pas encore votés dans leur version définitive mais les deux se rejoignent sur une volonté de contrôle incroyable de la population.

– Les mouvements sociaux et les révoltes se succèdent à intervalle de plus en plus rapproché et dans différents secteurs de la population, et chaque fois la répression a été plus féroce, dans la rue et dans les tribunaux. Faut-il y voir un régime de plus en plus brutal, ou la conséquence de soulèvements qui inquiètent la bourgeoisie ?

Concernant les Gilets Jaunes, j’ai été sidérée par les préjugés des magistrats, les humiliations à l’audience, les réparties cinglantes face à l’expression maladroite d’une opinion politique à la barre, y compris par des gens à peine majeurs. J’ai vu beaucoup de mouvements sociaux devant les tribunaux, j’ai défendu toutes sortes de militants, écolos anti-nucléaires, jeunes ou vieux, désobéissants, antipub, progressistes ou révolutionnaires, antispécistes, militants politiques, etc. Mais je n’avais jamais assisté à un tel mépris de classe en audience (il y a évidemment des exceptions notables, mais majoritairement ce mépris, souvent couplé à une humiliation publique, a été très fort).
Je me dis qu’il y a sans doute des directives de fermeté qui viennent d’en haut, certes, mais également une inquiétude individuelle très bourgeoise derrière cette attitude.

– Vous insistez sur la nécessité de « prendre en main sa défense » (3), sans s’en remettre totalement à son avocat. En effet, si les multiples comités « vérité et justice » qui jalonnent la France des quartiers s’en remettait à la justice, jamais ils n’auraient le rapport de force actuel. Et c’est bien la manifestation monstre du 2 juin devant le tribunal de paris qui a forcé le parquet à entendre enfin deux témoins clefs dans l’affaire de la mort d’Adama Traoré…

Oui, je suis d’accord. Complètement d’accord, et on voit bien ici le fonctionnement dégradé et dangereux de l’institution : parce que la justice est mal rendue, les gens en sont contraints à organiser un rapport de force pour qu’elle le soit. Le rapport de force, c’est une mesure palliative à un dysfonctionnement institutionnel. Mais le rapport de force peut aussi nous être défavorable.

– « Pas de justice, pas de paix » ?


La justice est une vertu, pas une administration.

Texte : Emile Progeault – Dessin : Jean Vomi

(1) Lors de la rencontre nationale contre la criminalisation des luttes « Ripostons à l’autoritarisme ! », le 11 mai 2019.

(2) « La France à l’aube d’un état fasciste », www.cerveauxnondisponibles.net, 27/11/2020

(3) Idem note 1.

Quelques chiffres sur la répression :

Le mouvement des gilets jaunes a totalisé jusqu’ici des centaines de blessés, et au moins 24 éborgnés, 5 mains arrachées, 1 personne décédée, 11 000 gardes à vue, 3200 condamnations, 1000 de peines de prison ferme dont 400 incarcérations immédiates.

À Bure, les militants anti-nucléaires ont subi 60 procès, 28 interdictions de territoire et au moins 5 peines de prison ferme.

« Aide à l’entrée d’étrangers en situation irrégulière » : À Briançon, parmi les 13 personnes poursuivies dernièrement, 9 sont condamnées à des peines de prison, dont 2 à 4 mois ferme.

16 personnes sont tuées chaque année par la police dans les quartiers, en moyenne depuis 30 ans. À Beaumont-sur-Oise, la famille d’Adama Traoré attend toujours que la cause réelle du décès de leur frère soit reconnue. Pendant ce temps, ses quatre frères sont emprisonnés et plusieurs personnes sont ciblées par des contrôles judiciaires.

Les associations dans le viseur

Véritable fourre-tout répressif, la loi contre le « séparatisme » adoptée le 16 février s’en prend particulièrement au secteur associatif. Entre chantage aux subventions et possibilité accrue de dissolution des associations frondeuses, ce texte est une arme de musellement massif. Décryptage.

Mise au pas des réseaux sociaux, réforme de la réglementation encadrant les cultes, interdiction des certificats de virginité et de l’instruction à domicile… Le racolage islamophobe de l’électorat RN transpire de cette loi « confortant le respect des principes de la République ». Le décalage entre le discours gouvernemental et la loi est orwellien : présentée comme un texte de libertés et de protections, la loi ne parle que d’encadrement, de contrôle et de sanction.

« Pas un euro d’argent public aux ennemis de la République ! » proclament Marlène Schiappa et Sarah El Haïry (1). Le slogan des deux membres du gouvernement doit s’entendre comme un véritable chantage à la subvention. Car l’article 6 du texte conditionne tous les financements aux associations à la signature d’un énième « contrat d’engagement républicain » aussi inutile que dangereux. Comment, en effet, interpréter l’expression « prosélytisme abusif » dont les associations subventionnées seront tenues de « s’abstenir » ? Comment ne pas imaginer les dérives possibles derrière l’obligation à « ne pas causer de trouble à l’ordre public » ? Comment comprendre l’injonction faite aux associations de « respecter l’emblème national, l’hymne national et la devise de la République » ?

Bâillonner les associations

Coup d’œil dans le rétroviseur. Début juin 2018, la direction de la CAF de Dordogne suspend l’équivalent de 300 000 € de subventions à deux maisons de quartier de Bergerac pour avoir ouvert leurs portes tardivement en période de ramadan : une atteinte à la laïcité selon l’institution. Il a fallu l’intervention du maire – et des justifications d’ordre purement logistiques – pour que la CAF revienne sur sa décision.

Encore en 2018, la Fédération des associations de solidarité avec tou-tes les immigré-es (Fasti) voit le vote de sa subvention au conseil municipal de Paris suspendu. Pierre Liscia, élu (de droite) du 18e, reproche à l’association de dénoncer un « racisme d’État » et « une politique coloniale » dans les DOM-TOM. Un an plus tard, en 2019, c’est un député LR de l’Essonne, Robin Reda, qui accuse la fédération de « justifi[er] les attentats de 2015 ».

Plus récemment encore, l’association Action droits des musulmans (ADM), qui « défend les victimes de discriminations en leur apportant un soutien juridique et pratique », se fait fermer son compte par la BNP et se trouve empêchée d’en rouvrir un dans plusieurs autres banques sans aucun motif. La fondatrice d’ADM soupçonne une intervention de « services de l’administration hostiles » (2) à son association. Pas besoin de réfléchir longtemps pour deviner le sort de toutes ces organisations une fois la nouvelle loi en vigueur.

Bazooka législatif

Mais le projet de loi vient aussi jouer dangereusement avec la mesure la plus liberticide en matière de contrôle du secteur associatif par l’État : l’arme lourde de la dissolution. L’article 8 du texte élargit les possibilités de recours à cette mesure administrative, utilisée récemment contre le CCIF (cf. ci-contre). Le motif d’organisation de « manifestations armées dans la rue » se retrouve ainsi complété par un beaucoup plus malléable « agissements violents contre les personnes et les biens ». Qu’en sera-t-il des associations qui mènent des actions coup-de-poing pour faire entendre leurs revendications ?

Restreindre et encadrer les financements publics, contrôler et surveiller les financements privés, faire peser une épée de Damoclès au-dessus de la tête de chaque asso qui l’ouvrirait un peu trop. Mises bout à bout, ces différentes mesures dressent un tableau général cohérent : l’accroissement du musellement des associations.

Ettore Fontana

Cet article est extrait du vénérable CQFD du mois de mars 2021.

1 : Ministre déléguée à la Citoyenneté et secrétaire d’État à la Jeunesse et l’Engagement, « Le contrat d’engagement républicain nous protège », tribune publiée dans Libé, 25/01/2021.

2 : « Une association de défense des droits des musulmans dénonce la fermeture de son compte chez BNP Paribas », Le Monde, 02/09/2019.