Numéro 3 régional

Primitivi, téloche de rue !

« Marseille, février 2019, La Plaine est encerclée par un mur de 2m50 de haut pour assurer le bon déroulé des travaux. Il enferme le rêve d’un quartier fait par ses habitant·es. Pourtant, ce qui s’est passé ici continuera à guider nos pas. Alors comment donner à voir ce qui n’est plus sur les images et qu’on est pourtant sûr·es d’avoir vécu ? »

L’association marseillaise sort un nouveau film, la Bataille de la Plaine, dont plusieurs projections sont prévues en Occitanie à l’automne. Ce documentaire fait le récit subjectif de la bagarre épique qui a eu lieu entre la Mairie de Marseille – qui entendait « requalifier » brutalement le quartier de la Plaine dans le centre-ville – et les habitant·es opposé·es à cette gentrification planifiée. Avant de raconter l’énergie qui a accompagné la réalisation du film, elles et ils évoquent la démarche de cette télé//vision dont le pavillon à tête de mort qui rigole flotte depuis plus de vingt ans contre vents et marées.

Voix off de La Bataille de la Plaine- 6′ : Par où ça commence  ?

Ok, ok, on vous raconte ! En effet depuis vingt piges, notre collectif de média libre, non-commercial et pirate, ne lâche rien pour informer et raconter, aux cotés de celles et ceux qui se battent pour une Marseille bouillonnante, indomptable et mélangée. Au début, la bande de loustics à l’initiative se donne cinq commandements qui nourrissent jusqu’à aujourd’hui l’âme de notre télé//vision de rue : « donner la parole à celles et ceux qu’on n’entend jamais ; écrire une histoire alternative à celle des mass-médias et en assurer la transmission ; convertir la vie, la vraie comme la fausse, en pixels et en Db ; défendre décentralisation et production locale ; apporter une aide technique et humaine aux projets qui méritent d’être soutenus »

Au début des années 2000, comme les radios vingt ans plus tôt, les télés associatives se battaient pour l’ouverture des ondes à des projets non commerciaux. La Coordination Permanente des Médias Libres (1) organisait des journées nationales de piratage hertzien. Primitivi monta donc sur les toits de Marseille, avec antennes, émetteur bricolé, caméras et magnétoscopes VHS et diffusa en direct sur le canal 41 : films et reportages du coin de ta rue ou du bout du monde, clips DIY, plateaux et présentateurs techno-punks rigolards !

À la fin de l’hertzien, nous avons cherché d’autres voies : internet bien sûr, projections-débats, ciné-clubs. Mais aussi une multitude de tentatives pour ne pas rester dans des réseaux trop confinés. Nous avons construit des écrans en bambou ou en métal pour projeter dans la rue, dans différents quartiers de la ville, ou sur les murs du Centre de Rétention lors de manifs pour la liberté de circulation. Nous avons bricolé « la lucarne », une télé-brouette pour aller montrer nos films au marché, fait des collages muraux géants, croisé théâtre de rue, poésie et histoire… Mais toujours en revendiquant l’appellation de télé//vision de rue : « télé » pour voir et transmettre au loin, « de rue », parce que c’est là que Primitivi veut être, dans l’espace public marseillais où ça se mélange, ça débat, ça frictionne.

 

Sandra – Voix off – 7′ : Reprendre la main sur l’Histoire, sur notre Histoire.

 

Depuis les premiers films estampillés « Piratativi », nous avons produit 300 « chroniques », vidéos courtes d’actualité politique, sociale et culturelle pour informer à contre-courant. Aujourd’hui rangées, présentées, elles constituent une archive unique. Une histoire qui contredit la version du pouvoir, celle qui efface toujours la mémoire populaire et militante d’une ville : les locataires qui se bagarrent contre leur bailleur, contre le logement insalubre – drame sans fin de Marseille -, les travailleur·euses qui clament leur colère à la gueule du patron, les habitant·es qui s’organisent contre la gentrification du quartier, les familles en proie à la violence d’État… Et puis ce qui s’invente collectivement, ce qui rassemble, les fêtes et la joie. Avec les années, des relations de confiance se sont bâties. Nos caméras sont acceptées là où d’autres médias ne mettraient pas les pieds. Pas de défiance dans les manifs où ça chauffe. On nous appelle pour médiatiser actions ou événements de quartier. Nous sommes fier·es de cette reconnaissance de notre boulot, acquise sur le long terme.

Nous avons aussi autoproduit quelques longs métrages avec les ongles, quand nous avons trouvé le temps et l’énergie. « Don’t clean up the blood » en 2001 raconte les manifestations à Gênes contre le G8 et l’assassinat par la police de Carlo Giulani. En 2015, « La fête est finie » critique l’année de la « Capitale européenne de la Culture » à Marseille et sera diffusé plus de 200 fois. En 2019, « Marges de manœuvre » accompagne « l’Albatros » parti rejoindre en Tunisie des collectifs pour le droit de circulation venus de plusieurs pays de la Méditerranée.

Nous avons fonctionné sans un sou pendant 15 ans, logés en squat, travaillant avec du matos de récup’. Nous en avons ensuite cherché un peu, mais sans modifier nos façons de faire, notre contenu. Quelques maigres subventions, quelques prestations qui nous paraissaient honorables. Une fois le minimum assuré (loyer, équipement et frais administratifs), nous partageons ce qui reste entre nous en fonction des besoins plus ou moins pressants. Là aussi on tâtonne, en gardant en tête le principe pirate : « si la répartition du butin ne te convient pas, tu dois en proposer une autre ». Personne n’en vit, mais ça colmate les brèches. Nous sommes aujourd’hui une dizaine à animer Primitivi.

Mots affichés sur un mur – 25′: Creuser le réel. Planter le décor.

Pour ne pas s’encroûter, nous avons toujours cherché à interroger nos pratiques et nos buts. Ces réflexions ont aboutit en 2015 à la création du Doctorat Sauvage en Média Libre (DSML), inspiré de la démarche des camarades d’Échelle Inconnue(2). « Mettre un peu de théorie dans la pratique, questionner notre place et nos mots, pour une télé//vision locale de rue». Dans « doctorat » rien d’académique, c’est pompeux pour rigoler. Simplement une expérimentation libre et aléatoire. Concrètement : des rencontres-ateliers ponctuelles, où on se donne des billes théoriques pour déconstruire les formes anciennes et les habitudes ; des expérimentations de fabrication et de formes de restitution ; une formation continue à l’usage des primitivien.nes ou de quiconque souhaite questionner et pratiquer les outils du récit. Sous des formes variées, nous avons par exemple organisé une projection-discussion autour du travail des Newsreel (collectif de cinéastes US des années 70-80) ; des ateliers pratiques avec un représentant de l’EPLACITE de Caracas (École Populaire de Ciné, Théâtre et Télé du Vénézuela) ; une réflexion collective avec la London Community Video Archive sur comment nourrir les batailles présentes avec les histoires des ancien·nes ; une création polymorphe (projections mobiles, chorale de lutte, lectures de poèmes, collages muraux) qui croise l’œuvre d’Armand Gatti et l’histoire populaire de Marseille dans une déambulation nocturne. Nous y convions activistes, cinéastes, intellos et voisin·es. Nous pouvons être 10 et parfois 200. Les rencontres ont lieu dans des lieux associatifs, dans la rue, dans un cinéma ou un local CGT de la cité. Actuellement, le DSML s’élargit à RECITS (Réseau d’Exploration Cinématographique et d’Information pour la Transformation Sociale), un projet européen où l’on partage nos expériences avec des collectifs qui nous ressemblent (ZinTV à Bruxelles, CámeresIAcció à Barcelone, Distribuzioni Dal Basso à Bologne, CEMEA à Nantes).

La Bataille de la Plaine, documentaire à réalité augmentée

C’est dans ce contexte de questionnements et d’explorations au sein de Primitivi que, début 2016, l’information a fuité d’un projet de « requalification » de la place Jean Jaurès préparé par la Société d’Aménagement de la Métropole (SOLEAM). Une partie des habitant·es concerné·es s’oppose d’emblée à ce qu’on sent bien venir : attirer les touristes, accélérer la gentrification du centre-ville en sacrifiant la vie et les usages du quartier. Notre quartier de la Plaine est vite en ébullition.

La Plaine ? « Lou plan » : un plateau plutôt, mal traduit de l’occitan. La plus grande place de la ville, où se tient un marché historique et populaire. Un quartier bouillonnant, métissé, rebelle, haut lieu de la nuit marseillaise et de la vie associative. En 1789, la foule en descendit jusqu’à l’hôtel de ville, qu’elle envahit pour obtenir la diminution du prix du pain. En 1871, Gaston Crémieux y appela les communard·es à sortir les fusils. C’est dans ses rues et dans ses bistrots que le punk ou le hip-hop marseillais ont fait leurs armes.

Dès le début de la mobilisation, Primitivi se range aux côtés de la résistance au projet et sert d’outil d’information et de contre-propagande. Ça va de soi. Notre téloche de rue filme et diffuse les moments-clés du mouvement. Mais, actrices et acteurs de ce qui se joue, nous cherchons les moyens de participer à la bagarre avec nos armes : les caméras et les micros.

PaM. – ingé son – 27’ , dans un atelier clandestin où ça coupe et ça soude les tables qui seront implantées le lendemain sur la Plaine : Moi, j’aimerais qu’on définisse l’équipe de ceux qui tournent et celle de ceux qui construisent les tables… et qu’on fasse une mêlée ! ’arrive pas à trouver ma place. C’est quand même compliqué à comprendre dans cette histoire : « qui fait quoi ? ». J’ai l’impression que… j’ai envie de lâcher ma perche et de me mettre à souder !

Nous organisons alors une session communarde sur deux jours : projection de la Commune, le film de six heures de Peter Watkins, puis ateliers où se questionne le rôle que le cinéma peut jouer dans une lutte, avec des participant·es du film, des cinéastes et des militant·es plainard·es. Au terme d’une des discussion, un groupe de participant·es fait cette annonce surprenante : « la mairie a abandonné son projet, et décidé en représailles de rayer pour toujours le quartier des cartes de la ville. Les habitant·es choisissent d’organiser son autogestion collective ». Ce sera le point de départ d’un film à faire qui utiliserait aussi la fiction. Tout en continuant à documenter la bataille, nous mettons en scène des tournages. La proclamation sur la place de la « Commune Libre de la Plaine » devant deux cents figurant·es volontaires enflamme les esprits. Nous organisons et filmons les premières commissions d’autogestion populaire. Puis nous commençons à monter et projeter des versions en chantier du film, en proposant d’en discuter ou d’écrire en atelier des voix off qui seront lues publiquement devant l’écran. Le film devient – modestement – acteur de la lutte. Des « Vive la Commune ! » fusent lors des assemblées populaires – les « vraies » – ou s’inscrivent sur les murs sans qu’on s’y attende. Le réel et la fiction se brouillent parfois pour tout le monde, le film fait monter la pression et donne à cette lutte de quartier une dimension révolutionnaire, parfois farceuse, parfois incandescente.

Victor, activiste complice, lors d’un micro trottoir, 42′ : C’est un peu comme en 1871 en fait. Il y a les communes libres qui se sont déclarées à Marseille, à Lyon, à Paris. C’était des quartiers entiers qui étaient autogérés, des commissions, des AG qui géraient tous les services publics… Il suffit de …

Nico, journaliste : Mais c’était la guerre ! Enfin, je veux dire, ça s’est mal fini quand même !

Victor : Oui, mais cette fois-ci ça va bien se finir…

La bataille fut tumultueuse : trois ans de manifestations, repas de rue, assemblées populaires et constructions sauvages pour tenter d’empêcher le début des travaux. Enfin, en octobre 2018, au cours d’une opération aux allures d’occupation militaire, avec armée de CRS, lacrymos, camions et pelleteuses, la place du marché est encerclée d’un invraisemblable mur en béton de 2m50 de haut pour « assurer le bon déroulé des travaux ».

Quelques jours après, deux immeubles insalubres s’effondrent dans le quartier voisin de Noailles, où huit personnes trouvent la mort. Des manifestations monstres réunissent habitant·es de Noailles, plainard·es et gilets jaunes, avec des émeutes et des barricades face aux véhicules blindés sur la Canebière. Le pouvoir de la mairie Gaudin semble vaciller, mais tient pourtant bon. Les forain·es de la Plaine sont dispersé·es sur d’autres marchés de la ville et lâchent l’affaire. Quelques pans du mur sont abattus mais aussitôt reconstruits plus solides. Les manifestations sont réprimées sauvagement. Le mouvement s’arrête sur ce qu’il faut bien appeler une défaite.

Manuel – manifestant festif – 55’, après la construction collective du Gourbi, cabane ramenée en pièces détachées de la ZAD de NDDL : C’est notre minute de victoire, mais une minute de victoire, des fois, c’est énorme. C’est-à-dire, peut-être qu’à partir de demain matin on va s’en prendre plein la gueule – il y a des chances ! – mais disons qu’entre temps on a transité ça. Et on en a besoin : de pas être tout le temps avilis de perdre les combats. Tout ça c’est l’Histoire aussi.

Plusieurs mois, nous sommes resté·es sidéré·es et avons même pensé abandonner le film. La brutalité du réel rendait notre récit dérisoire. Pourtant, l’intensité du combat restait dans les mémoires et nous devions raconter ce qui s’était joué là. Sans mettre genou à terre avec un énième film de lutte perdue qui alimente le récit des vainqueurs. Alors nous avons décidé de nous appuyer sur la force lyrique de la fiction pour en faire une fable épique qui honore l’imaginaire déployé ici. Pour donner la patate, faire monter la sauce et ne jamais oublier que dans chaque élan collectif il y a une victoire sur la résignation, et que les prochains sauront s’en nourrir.

Anne, discours de proclamation de la Commune sur la Plaine – 1h07′ Le monde dont nous avons hérité a été construit sans nous. Nous avons donné toute notre créativité, tout notre enthousiasme à servir les puissants, X à faire de leur histoire, notre histoire. Mais nous nous sommes réveillé·es ! Nous nous appelons, cœurs, tribus, essaims, équipes et équipages, à édicter nos lois, construire notre langage, décoloniser notre imaginaire. Désormais, nous écrivons notre propre histoire. Le droit de vivre se prend, il ne se mendie pas ! Vive la Commune !

« Il est encore temps de tout » disait une affiche produite pendant la lutte. Elle montrait un magnolia – arbre fétiche de la Plaine – dont les racines se saisissaient d’un tractopelle et d’un col blanc plein de pognon. Qu’on se le dise !

1 : La CPML est toujours active. Pour en savoir plus, c’est là : https://medias-libres.org

2 : Il s’agît d’un collectif d’anarchitectes basé à Rouen : https://www.echelleinconnue.net/ ; http://www.dsea.fr/

L’équipe de Primitivi

Illustration : Manoï