Aux Étaques, indépendance et subversion
Nous avons rencontré les animateurs du collectif d’édition lillois Les Étaques, de vieilles connaissances passées par la presse alternative qui ont fait le grand saut dans le monde du livre. Et puisqu’ils y foncent tête baissée, sans peur du gouffre, nous nous sommes décidés à les faire parler. Les camarades ayant confondu interview et publicité gratuite, nous avons dû les rappeler à l’ordre ici ou là.
Vous êtes d’anciens membres de La Brique (1), vous auriez pu continuer à travailler pour ce canard et l’amener à devenir LE média indépendant de la moitié nord de La France. Pourtant vous avez préféré repartir de zéro avec une petite maison d’édition…
Tonio : La plupart des membres des Étaques se sont effectivement rencontrés au sein du journal lillois de critique sociale La Brique, qui a maintenant 15 ans d’existence. On y a fait une partie de notre formation politique, de notre apprentissage de l’écriture et y avons forgé notre amitié.
Jan : La Brique est un projet encore plus chronophage que Les Étaques. Pour le dire rapidement, nous n’avions tout simplement plus le temps d’animer le journal, il fallait passer la main et c’est super de voir que le canard est encore là aujourd’hui. Monter Les Étaques dans la foulée nous a permis de prolonger notre engagement politique avec ce fil rouge qu’est l’écriture, et d’adapter ce travail à nos rythmes de vie qui ont changé entre nos 25 et nos 40 ans.
Tom : On n’est donc pas complètement repartis de zéro. La Brique a été une école pour nous, et l’occasion de nous former sur de nombreuses thématiques politiques. On le ressent dans nos premiers livres, Contre Euralille, Ici la mer n’est plus et Sa gueule d’Arabe… Quelque part, ces livres sont les produits de nos années d’engagement à La Brique.
Quel est votre « modèle » de maison d’édition, ou celles qui vous ont inspirés et vous inspirent encore ?
Tom : Un nom : François Maspero. Un livre : Les abeilles et la guêpe. Ce livre, dans lequel il retrace son parcours, a été une source d’inspiration. Après, chacun d’entre nous affectionne une ou plusieurs maisons, en fonction de ses goûts. Certains d’entre nous apprécient particulièrement Amsterdam, d’autres La Fabrique, ou Grevis, Niet, Libertalia, etc. En fait, il n’y en a pas une en particulier, mais ce sont à chaque fois des éditions indépendantes.
Nous imaginons bien que la problématique de l’accès à vos livres par les classes populaires s’est posée à vous. Ce n’est déjà pas facile avec un journal à 2 euros 50 vendu à la criée, alors avec des livres à dix ou vingt euros en librairie…
Jan : La question existe, mais il faut y répondre honnêtement. Je ne crois pas qu’on puisse user de supports comme un journal ou des livres pour réellement aller vers les classes populaires, ou alors très marginalement. C’est d’ailleurs sans doute une différence entre notre engagement d’aujourd’hui et celui de nos années au sein de La Brique. Notre vocation est peut-être plutôt d’influencer et de porter nos idées dans nos sphères sociales et vers ceux et celles qui gravitent autour. Si nous pouvons œuvrer à radicaliser une gauche molle ou mal informée, et nourrir son imaginaire de subversion, ce sera déjà très bien.
Tonio : Notre collectif d’édition n’est pas conçu comme un projet proprement « militant ». S’il y a un vrai effort à essayer de rendre nos livres accessibles au plus grand nombre, on est bien conscient de mener une bataille dans le champ des idées et pas dans celui des conditions matérielles d’existence, notamment celles des plus pauvres. Je me méfie d’un anti-intellectualisme primaire assez répandu. D’autant plus dans la situation actuelle, alors que les pensées de gauche sont au mieux balbutiantes, on a besoin de repenser collectivement le sens de nos engagements. Tout ce travail qu’on pourrait appeler « théorique » doit se faire en étroite relation avec les luttes elles-mêmes, mais il doit absolument se faire. Au risque de reconduire les erreurs du passé, d’être happé par l’urgence de la situation ou d’être sous influence de quelques stars de l’intelligentzia radicale.
Comment survit une maison d’édition comme la vôtre ? Comment fonctionne la diffusion ? Pouvez-vous donner une idée des ventes de vos huit premiers livres ?
Jan : Nous survivons mais c’est difficile de créer un modèle économique. Avant l’éditeur, il y a le diffuseur et les libraires qui mangent. Cela ne fait pas de nous les premiers bénéficiaires de nos ventes, même si les auteur.es restent paradoxalement les plus mal lotis de la chaîne du livre. Nous avons un contrat avec un diffuseur professionnel, HOBO Diffusion, qui fait la promotion de nos titres auprès d’un réseau de libraires. Cela rend nos livres accessibles partout en France. Tout le reste du boulot nous revient, et il y a une montagne de travail à abattre entre l’administratif, la com’, la comptabilité, les tournées, les relectures, etc. À propos des ventes, c’est difficile de comparer entre nos collections, mais on a deux essais qui dépassent les 1000 ventes, un récit qui a atteint presque les 900, et un recueil de poésie à quasi 300 ventes. Il semblerait que ce soit un bon démarrage !
Tonio : Par rapport à notre équilibre financier, on va certainement être amené à revoir notre politique tarifaire à la hausse. Le marché du livre et ses nombreux intermédiaires nécessitent des tarifs plus élevés que les nôtres. L’idée n’est pas de se faire de l’argent mais simplement d’être capable de sortir, dans l’idéal, six ou sept bouquins par an.
Comment est organisé votre collectif, comment le travail est-il réparti ? Votre groupe s’est constitué sur des bases affinitaires, comment appréhendez-vous alors le fait d’être un groupe d’amis, d’hommes, blancs, ayant fait des études plus ou moins longues ?
Tonio : Dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, nous savions en nous engageant dans l’aventure qu’elle signifierait la production d’un important travail bénévole. Personne d’entre nous n’est rémunéré. Pire : on passe à la caisse régulièrement pour payer des cotisations à l’association. Et quitte à travailler gratuitement, autant le faire dans un cadre affinitaire, avec des gens qu’on apprécie. Dans le cadre des Étaques donc, on fréquente effectivement des gens qui nous ressemblent. L’homophilie est quelque chose de très partagé dans le monde.
Jan : Pour compléter cette réponse, je dirais que nous avons tout de même la chance d’être entourés de personnes qui enrichissent nos points de vue, comme c’est le cas sur les questions raciales et de genre, par exemple. Au niveau organisationnel, tout le monde n’a pas le même niveau d’engagement au sein du collectif. Le travail se répartit inégalement entre les différents mandats et les personnes du collectif. On trouve l’éditorial, l’administratif, la comptabilité, la fabrication, la diffusion. Les décisions éditoriales sont prises au consensus, ce qui les rend lentes à prendre, compliquées à débattre, mais durables une fois établies.
Parlez-nous un peu de la fabrication d’un livre, du synopsis d’un.e auteur.e à son impression, comment intervenez-vous ?
Jan : Tout dépend du cas de figure : il y a des personnes avec lesquelles le travail d’écriture est au point zéro quand le projet se met en place. D’autres personnes nous sollicitent avec un manuscrit déjà solide. Notre intervention dans l’écriture est relative selon la situation. Il nous arrive d’intervenir à tous les stades : orientation du style, structuration narrative, chapitrage, cohérence du propos et du récit, fin du bouquin, ajout ou disparition de personnages, choix du titre, jusqu’à la relecture orthographique. Nous élaborons les couvertures à la suite d’échanges avec l’auteur.e concerné. Nous n’aimons pas être unilatéral ni vertical, et cherchons là aussi des consensus. Ensuite nous travaillons avec des graphistes professionnels pour la mise en pages et l’identité graphique.
Tom : Personnellement, j’aime beaucoup partir de zéro avec un.e auteur.e, du moins partir d’une idée. Dans ce cas, on ne va pas forcément chercher quelqu’un.e qui a fait ses preuves dans le domaine de l’écriture, mais quelqu’un.e qu’on peut faire écrire sur un sujet qu’il connaît bien. C’est ce qui s’est passé par exemple pour Ce matin la mer est calme. Nous connaissions Antonin, mais il n’avait pas du tout prévu d’écrire un bouquin sur son expérience de marin-sauveteur en Méditerranée avant qu’on le motive.
Certaines maisons d’édition de votre envergure choisissent un créneau, une ligne, une thématique. Vous, à première vue, vous semblez partir dans tous les sens : poésie, romans, essais… Comment voulez-vous qu’on s’y retrouve ?
Tom : À la base, notre ambition visait à entremêler ces genres. Un roman peut se nourrir de sociologie, un essai peut être écrit dans un style plus littéraire qu’universitaire, un recueil de poésie peut être sociologique et parler de spatialité, etc. Pour nous, les genres ne sont pas cloisonnés, en tout cas on essaye autant que possible de les faire communiquer entre eux. C’est vrai que pour nous, c’est un peu le bordel aussi.
Jan : C’est aussi une de nos marques de fabrique : « Pourquoi faire simple quand tu peux faire compliqué ? » Nous n’avons jamais su faire simple, pour rien, et nous n’aimons pas non plus nous restreindre. Et puis comme une amie nous le faisait remarquer il y a peu, c’est chouette de laisser la place à différentes formes d’écrits pour soutenir un même engagement. On ne l’avait jamais formulé ainsi et ça nous ressemble bien.
La poésie, c’est quand même un genre qui n’attire pas les foules, peut-être encore moins qu’avant : autant dire que vous ne remplirez pas les caisses des Étaques avec cette prose. Qu’est-ce qui a vous pris ?
Jan : L’écriture poétique est une pratique partagée par certains membres du collectif, plus habitués à lire des recueils que des essais universitaires. Les Étaques sont le reflet de cela car il s’agit de ce que nous sommes. Niveau ventes, vous pourriez être surpris.es : avec un recueil de poésie bien vendu à cinq euros comme Ici la mer n’est plus, on peut faire plus d’argent qu’avec un roman mal vendu à huit euros. C’est également plus facile de se faire connaître dans une niche comme la poésie, parce que tout le monde te remarque, alors que se faire connaître dans la catégorie roman, bon courage ! Même si on ne l’a jamais envisagé ainsi, notre inscription dans ce paysage éditorial poétique nous a permis de nous faire connaître plus largement, surtout qu’on ne fait pas de « la poésie des vieilles pierres ».
Tom : Il faut lire notre « poétique de publication » appelée « Poudre à canon » qui ouvre chacun de nos recueils. C’est un texte de contextualisation de nos recueils qui explique justement pourquoi faire de la poésie aujourd’hui. Pour nous, c’est un genre d’écrit révolutionnaire par excellence. Dans un bon nombre de processus révolutionnaires passés, en particulier les combats pour l’indépendance, des poètes et poétesses se sont distingués par leur popularité et leur influence. Quand il s’agit de se défendre en tant que peuple, contre un ordre établi, contre une classe dominante, contre une puissance étrangère, la langue a toute son importance : il faut se la réapproprier, car elle a été confisquée… La poésie permet cette réappropriation, bien plus que des essais, des récits ou des fictions. C’est en partie pour cela qu’on croit en la poésie. Et on ose penser qu’on n’est pas les seuls dans ce cas.
Un mot sur les dernières sorties, et celles à venir ?
Tom : Notre dernier livre c’est Sans pub et sans pitié, qui revient sur la critique sociale produite par La Brique durant quatorze années, qu’on évoquait en début d’interview… Pour les prochaines sorties, le mystère reste entier.
La racisme n’a pas disparu à Lille après Sa gueule d’arabe, les tours de bureaux qui jouxtent la gare ne sont pas effondrées après Contre Euralille, l’Europe forteresse n’a pas bougé d’un cil après Ce matin la mer est calme, les recueils de poésie n’ont pas déclenché de souffle révolutionnaire conséquent… Comment fait-on pour garder la niaque aux Étaques, en pleine régression macroniste ?
Tom : Si on avait voulu qu’Euralille s’effondre d’un coup, on aurait sans doute choisi des explosifs plutôt que des livres pour y parvenir. On veut avant tout diffuser des bouquins qui nous plaisent et qui peuvent apporter pas mal de choses à leurs lecteurs et lectrices. Si ça leur donne en plus l’envie de foutre le feu à Euralille, on ne sera pas les organisateurs, hein… Mais vous nous trouverez quelque part dans le cortège.
Jan : Et vous, toujours pas d’insurrection avec votre régional à 30 000 exemplaires ? Que se passe-t-il ?
1 : La Brique est diffusée en Kiosques autour de Lille et peut-être bientôt sur la région Nord-Pas-De-Calais. Les archives sont sur www.labrique.net.
2 : Hobo Diffusion « promeut l’édition indépendante, engagée, libertaire, contre-culturelle, en lui permettant d’être présente en librairie » et « se veut un espace de liberté dans un marché de l’édition monopolisé et dominé par les grands groupes ». www.hobo-diffusion.com
+ d’infos sur Les Étaques : www.lesetaques.org
Propos recueillis par Emile Progeault / illustrations : Manoi