Numéro 10 Régional

Piégées au quotidien

La notion de contrôle coercitif aide à comprendre comment les agresseurs conjugaux maintiennent le pouvoir au sein du foyer. L’analyse du contexte, des tactiques déployées et des répercussions sur les victimes peut nous éclairer sur le processus de domination parfois nommée «  violences conjugales ».

« L’espace étroit de ma voiture se referme sur moi. L’atmosphère devient chaude et viciée, et je ne parviens pas à respirer. Mon dos transpire ; mon cœur s’emballe. Et juste au moment où je suis sur le point de laisser la panique m’envahir, je commence à hurler. Ce n’est pas un hurlement qui vient de ma gorge, ou de mes poumons, mais un hurlement qui vient de l’espace condamné que je porte en moi, un hurlement qui pourrait enfler, enfler sans fin. Il est fait à parts égales de terreur et de rage, multipliées encore et encore par le silence de toutes ces années. »

Dans son livre Je ne suis pas encore morte, l’autrice américaine Lacy M. Johnson« parle de la fois où [elle a] été kidnappée et violée par un homme avec qui [elle a] vécu ». Elle y donne à voir ce qui l’asphyxie, au sens propre comme au sens figuré, la façon dont elle cherche à expulser la colère et la rage emmagasinées à l’intérieur d’elle, l’enfermement qu’elle a vécu. Elle y raconte cette extrême violence qui a duré cinq heures. Elle évoque aussi la violence conjugale que cet homme exerçait sur elle lorsqu’il et elle cohabitaient. Au fil de la lecture, nous comprenons que les deux moments sont liés, et que si le kidnapping a lieu après la séparation, la violence conjugale présente des similitudes avec une prise d’otage au quotidien. Alors nous saisissons que les deux sont inacceptables, qu’il n’est pas nécessaire que la violence soit absolue pour être grave et digne d’être dénoncée. Nous serions pourtant tenté·es de ne retenir que l’extraordinaire du récit : ces cinq heures où elle fut enlevée et violée, balayant de la main la routine de la violence quotidienne pendant les deux années et demie de leur vie maritale.

En 2007, le sociologue américain Evan Stark débute son ouvrage Contrôle coercitif : comment les hommes piègent les femmes dans la vie privée par l’histoire de Terry Traficonda, tuée par son conjoint en 1989. Il déclare qu’elle était « otage dans sa propre maison » pour nous aider à comprendre le mécanisme des violences conjugales. Dans la semaine précédant le meurtre, Philip son époux verrouille l’accès à leur chambre et la force à dormir sur le canapé du salon. Il ne l’autorise à manger qu’un seul repas par jour, par exemple une tranche de pizza froide. Il l’humilie en enlevant le papier toilette de la salle de bain du rez-de-chaussée, tout en interdisant à Terry d’utiliser celle à l’étage. Il lui prend son argent et ses clés de voiture. Il lui interdit d’aller au travail, de parler à ses amis et aux membres de sa famille au téléphone, ou de regarder la télévision. Il l’empêche de toucher à leur enfant, sauf pour l’allaiter, et la menace de mort à plusieurs reprises.

La stratégie de l’agresseur

Dans les années 50, des chercheurs étudient les techniques de manipulations utilisées dans les sectes ou envers des prisonniers politiques. L’un d’entre eux, le sociologue américain Albert Biderman, construit une charte de la torture psychologique. Dans le courant des années 70, alors que cette charte est republiée dans le Rapport sur la torture d’Amnesty International, des psychologues et sociologues féministes américaines identifient des similarités entre la violence conjugale et la torture, ou encore la prise d’otage, et théorisent ce processus comme un « contrôle coercitif ». Evan Stark se réapproprie et réarticule ainsi un modèle ancien.

Le contrôle coercitif est l’ensemble des comportements employés par l’agresseur pour dominer sa victime. Il mobilise quatre types de tactiques : isolement, contrôle, intimidation et violence, et s’appuie sur la vulnérabilité de la victime produite en partie par les inégalités. En France, le Collectif Féministe Contre le Viol théorise le modèle de la stratégie de l’agresseur, qui présente des similitudes avec le contrôle coercitif tel que présenté par Evan Stark, à partir de l’écoute de victimes de violences sexistes et sexuelles écoutées sur la ligne Viols Femmes Informations (0 800 05 95 95). L’agresseur a cinq priorités : l’isolement, la dévalorisation, l’inversion de la culpabilité, la création d’un climat de peur et d’insécurité, l’organisation de l’impunité.

Lorsque le sociologue Evan Stark décrit ce qui a précédé le meurtre de Terry Traficonda, il analyse comment les agresseurs conjugaux maintiennent leurs victimes sous contrôle, en restreignant leur capacité d’agir et en exerçant contre elles de la violence si elles sortent du cadre imposé. Ce cadre, c’est comment elles doivent cuisiner, disposer les boîtes de conserve dans les placards, plier le linge ou s’habiller. Dans les situations de violences conjugales, il n’y a pas nécessairement de séquestration permanente comme celle que nous retrouvons dans la prise d’otage. Néanmoins, on y retrouve l’isolement social, les privations progressives de ressources et le contrôle des activités quotidiennes. La victime doit s’y restreindre sous peine de reproches, de critiques, d’humiliations, de harcèlement ou de diverses brutalités.

Faire émerger le récit

Depuis plus de dix ans, dans le cadre du soutien aux victimes, dans nos entretiens de recherche et dans nos expertises, nous recueillons des récits de violence conjugale. À partir d’une posture empathique, d’une écoute attentive des victimes, et de l’analyse approfondie de leur récit, nous faisons émerger les éléments qui constituent le contrôle coercitif. Nous identifions les différentes tactiques, d’intensités différentes selon le contexte, car nous devons dépasser la représentation que l’homme violent est nécessairement un homme fou, obsessionnel et monstrueux. Par ailleurs, le contrôle coercitif n’est pas seulement ce qui est invisible dans la violence conjugale, ou ce qui précède la violence physique dans la mesure où cette dernière fait partie de la coercition que l’agresseur peut exercer. Ce n’est pas non plus la traque de l’agresseur au moment de, ou après la séparation. Dans cette multitude d’histoires, nous identifions l’isolement, la privation de ressources, le contrôle, l’intimidation, la dévalorisation, la confusion, la sur-responsabilisation et la violence, et ce à partir des propres mots des victimes, de leur point de vue, de leur expérience. Evan Stark souligne que les « tactiques incluent diverses formes de contrainte ainsi que le contrôle ou la surveillance des activités quotidiennes, particulièrement liées aux rôles implicites des femmes comme mères, femmes au foyer et partenaires sexuelles ». Si les récits se ressemblent, ils ne sont pas identiques pour autant.

Irène et Christian

Il y a Irène, dont Christian apprécie la petite robe rouge. Il l’aime tant qu’il lui demande de la porter lorsqu’ils sortent ensemble voir ses amis, à lui. Et lorsqu’il et elle rentrent, il arrive que Christian trouve qu’avec cette robe, Irène est quand même une « sacrée aguicheuse ». D’autres fois, il trouve qu’elle n’est finalement pas assez « séduisante ». Il aime quand Irène porte cette petite robe rouge parce qu’à ce moment-là, il a à sa disposition un arsenal de reproches qu’il va pouvoir formuler à sa conjointe : il va la dévaloriser, il va la rendre confuse, il va la culpabiliser. Que pourrait-elle bien faire pour satisfaire Christian, pour ne pas le décevoir ? Que peut-elle faire de bien lorsque rien ne convient ? Comment peut-elle se comporter en public ? Elle sait que si elle renonce à porter cette petite robe rouge, il va lui dire : « c’est parce que tu ne m’aimes plus ». Et puis Christian préfère qu’elle ne mange pas trop de viande : « la viande, c’est pour les hommes, et ça fait grossir ! ». Elle se doit de rester mince et belle « parce que c’est comme ça ». Christian sait qu’il suffira de passer la main sur le tissu à la moindre prise de poids pour qu’elle se sente mal, qu’elle renonce à manger de la viande, voire à manger tout court pendant plusieurs jours. Il n’a pas besoin de l’empêcher de manger : il n’a qu’à rappeler à sa femme comment une femme doit se comporter. Et si Irène ne mange pas, elle sera fatiguée. Il sera plus difficile pour elle de résister à son agresseur.

Lacy Johnson explique le contexte dans lequel elle est contrôlée : « Cette image, l’image du soi, n’appartient pas à tout le monde à égalité. En tant que femme, je dois me surveiller constamment : de quoi ai-je l’air en me levant le matin, en traversant le magasin pour faire mes courses, en courant dans le parc avec le chien ? Depuis l’enfance, on m’a appris à contrôler, à policer et à entretenir mon image continuellement et, dans ce rôle – à la fois de surveillante et d’image que l’on surveille –, j’ai appris à me voir telle que les autres me voient : en tant qu’objet à examiner et à évaluer, en tant que vue. » Elle nous dit ainsi que c’est toute une organisation sociale qui soutient le comportement de « l’homme avec qui elle a vécu ».

Le contrôle coercitif après la séparation

Devant le juge aux affaires familiales, après le départ d’Irène, Christian se présente comme un père injustement privé de son enfant. Il ne faisait que des compliments à Madame : elle exagère quand elle parle de « violences ». Il n’y jamais eu de « sale pute » envoyé à la figure aux retours des soirées, jamais il ne lui a dit « de toutes façons tu cherches qu’à baiser avec les autres mecs » lorsqu’elle allait à son travail ni « t’es une mauvaise mère, tu peux même pas faire taire ton fils » lorsque Hugo, à peine âgé d’un an pleurait alors que son père insultait sa mère. « Monsieur, on vous le répète, n’est ni jaloux, ni contrôlant, ni violent, c’est seulement un père inquiet du comportement déraisonnable de Madame » argumente son avocat.

Le juge aux affaires familiales retiendra que Madame « entretient un conflit parental », considérant que, de toutes façons, la violence s’arrête à la séparation. C’est comme s’il pensait que ces humiliations répétées ou les manipulations diverses étaient moins graves que le fait que Madame les dénonce et « porte atteinte à l’image du père » : Irène est « aliénante ». Le juge a confondu la violence conjugale avec le conflit. Mais les disputes entre Irène et Christian ne sont pas comme les disputes entre Victor et Nathalie, un couple dans lequel il n’y a pas de processus de domination conjugale : Irène se sent toujours coupable, une moins-que-rien. Elle se sent obligée de céder. Nathalie s’embrouille parfois avec Victor : mais cela leur permet de rééquilibrer les choses, car il y a une réciprocité entre les deux partenaires et des changements possibles d’un côté, comme de l’autre.

L’exercice conjoint de l’autorité parentale va permettre à Christian de maintenir un contact avec Irène, d’imposer ses choix et de contrôler ses activités en lien avec l’enfant, en le justifiant par la coparentalité. En somme, il perpétue le contrôle coercitif à l’aide de la norme de l’après-séparation parentale. Pendant les remises du petit garçon, il critique ses capacités maternelles devant Hugo. En la harcelant par téléphone et par mail, il tente d’organiser sa vie quotidienne et dicte comment elle doit s’occuper de son jeune fils. Et même si l’idée qu’un mauvais conjoint peut être un bon père commence à être peu à peu remise en question dans les politiques publiques, Christian, en se montrant comme un père aimant, se protège encore des accusations de violences portées par Irène. Il n’a pas besoin de grand chose pour passer pour un bon père : quelques photographies, quelques attestations des voisins… Irène, elle, aura du mal à se défaire de l’image de la « mauvaise mère », du fait qu’elle est réticente à laisser Hugo à Christian à cause de son comportement passé avec elle.

Conclusion : « comprendre ».

Lorsque nous la rencontrons, Irène a besoin que nous documentions son histoire. Elle a besoin qu’on l’aide à ranger ce chaos dans lequel elle a été plongée par Christian. Il nous faut éclairer la pénombre par la torche du sens. Ce sens ne pourra lui être rendu que si nous lui laissons la palette et la richesse des mots, pour étendre à nouveau sa capacité à nommer les choses et à raconter son histoire à elle. Nos mots à nous, qu’on a l’audace d’appeler concepts, ne sont que des outils au service d’une compréhension générale des situations, au service d’un changement social profond, seul à même de rétablir la liberté et la sécurité pour les femmes et les enfants victimes de la violence des hommes dans la sphère intime, et au-delà.

Pour aller plus loin :

« Pour une intégration du contrôle coercitif dans les pratiques d’intervention en matière de violence conjugale au Québec », Côté, I. et Lapierre, S. Revue Intervention, n°153, 2021.

« Violence dite « domestique » : une responsabilité sociétale et peu de perspectives de traitement », Herzog-Evans, Revue Actualité Juridique Pénal (AJP), n°5, 2014.

Les stratégies des pères violents en contexte de séparation parentale : contrôle coercitif, complicité institutionnelle et résistance des femmes, Prigent, P.-G, thèse de doctorat en sociologie, Université de Bretagne Occidentale, 2021.

« Une re-présentation des femmes battues : contrôle coercitif et défense de la liberté », Stark, E., Dans Violences envers les femmes : réalités complexes et nouveaux enjeux dans un monde en transformation, Presses de l’Université du Québec, 2014.

« Qu’est-ce que le contrôle coercitif ? », Sueur, G. et Prigent, P.-G. sur le site du Réseau International des Mères en Lutte, www.reseauiml.wordpress.com, 23/06/2020.

« L’intérêt de l’enfant, les droits des pères et la violence conjugale en France », Sueur, G. et Prigent, P.-G. Dans Le meilleur intérêt de l’enfant victime de violence conjugale, Presses de l’Université du Québec, 2022.

« Mères « aliénantes » ou pères violents ? », Sueur, G. et Prigent, P.-G., Revue Empan, n°128, 2022.

« Violences conjugales, banalité du mâle ». Tuaillon, V. (réalisatrice), Dans Les couilles sur la table, www.binge.audio, 2/01/23.

Texte : Gwenola Sueur et Pierre-Guillaume Prigent / Sculptures : Oliver Twist