Numéro 6

Passage

La vallée de la Roya, qui s’étend du col de Tende à la ville côtière de Vintimille, est divisée en deux par une frontière, générant des États distincts pour une même région. En juin 2015, la France a placé de nombreux pions sur les routes et les chemins pour contrôler la partie de territoire qu’elle considère comme sienne. Elle choisit les personnes qu’elle juge dignes d’y entrer, rejette les autres. Depuis lors, polices, armées, mafias, politiciens et groupuscules fascistes collaborent pour dominer les lieux.

Nous sommes six. Nous savons que le chemin est sûr. Notre pied l’est aussi, nous marchons d’un bon pas. La forêt nous enrobe d’une fraîcheur salvatrice après des journées vécues dans la chaleur accablante de la ville de Vintimille. Le paysage montagneux, que l’on distingue chaque fois que les arbres s’ouvrent, est magnifique. Au loin, nous entendons des aboiements de chevreuils. Nous sommes joyeux, les conversations vont bon train. Quatre langues différentes s’entremêlent ; ceux qui en maîtrisent plusieurs traduisent aux autres. Je suis la seule femme, la seule française aussi. Nous arrivons à une barrière insignifiante, à la croisée de trois chemins. Giovanni, un ami italien, s’arrête. Il nous invite à la franchir et serre la main des autres en disant « Welcome in France ». Nous rions. La marche est longue mais nous sommes confiants. L’idée est d’atteindre le village aux prémices de la nuit, pour qu’elle enveloppe le paysage et nos corps.

Tentatives

Au détour d’un virage, dans une clairière, dix militaires sont en exercice. Nous nous arrêtons brusquement. J’entends Giovanni murmurer : « What is this shit ! ». Nous continuons à avancer vers eux ; nous n’avons pas d’autre choix. Je me place en tête de troupe, décoche un grand sourire et balance un bonjour bien français. Les militaires répondent et nous regardent passer. Perturbés par cette rencontre inopportune, nous n’avons pas la présence d’esprit de choisir un chemin retournant vers l’Italie. Nous empruntons celui qui mène en France. Dès que nous sommes hors des regards, nous accélérons le pas. L’étroitesse du passage nous oblige à avancer les uns derrière les autres. Je me retourne sans cesse pour regarder s’ils nous suivent et finis par me placer en queue de cortège. Un peu plus loin, Giovanni se retrouve nez à nez avec deux autres militaires, qui s’adressent à lui en français. Il ne saisit pas leurs paroles. Alors, en anglais, ils demandent si nous avons des papiers. « Yes », répond mon ami. « And them? », ajoutent-ils avec un geste de la tête. « Them ? I don’t know, sir. » La liberté prend fin ici ; on nous ordonne de nous accroupir en ligne. Nous sommes contraints de présenter nos papiers. Appelé par talkie-walkie, le peloton croisé précédemment nous rattrape. L’un dit : « C’est des migrants? Ah je m’en suis douté ! ». Ils nous demandent de nous lever et une longue marche commence. Six militaires devant nous, six autres derrière. Mes muscles sont raides et tendus, je trébuche sur les pierres. Le sentier est une continuité de lacets ; à chaque virage en épingle, je croise leurs regards. Aucune agressivité, aucune violence. Ils me surveillent, simplement. Mais dans les bras de chacun, une mitraillette, tenue avec fermeté. Je cesse de les observer, ils me font tourner la tête. Parfois je croise les yeux de mon compagnon. De nos dialogues visuels ne ressort qu’une seule chose : on est bien dans la merde. J’essaye de me convaincre que cette situation n’existe pas. Je plonge le regard vers le sol, le fixe avec intensité et fais un vœu : lorsque je me redresserai, nous serons six, comme au départ. Le mirage sera passé. Je relève la tête, pleine d’espoir. Les militaires sont toujours là.

Au bout de deux heures, nous arrivons sur une route minuscule. Nous nous asseyons, buvons de l’eau, partageons les miettes de tabac qu’il nous reste. Nous en offrons même à un militaire qui engage la conversation : « Vous savez, nous sommes tous étrangers ici, nous sommes la légion étrangère ». Puis il se tourne vers les potes soudanais et enchaîne : « Vous pourriez être avec nous, si vous le vouliez. » Après un long silence, l’un d’eux répond : « Non merci, vraiment pas. » J’en profite pour demander quelle va être la suite. On m’informe que la gendarmerie de Breil-sur-Roya est en route pour venir nous chercher. L’attente est interminable et angoissante, la nuit s’installe. Les troupiers discutent entre eux, sauf un, chargé de nous surveiller. Peu à peu, en chuchotant, on se met d’accord avec Giovanni sur les faits. Tant pis s’ils nous épient du coin de l’œil, nous savons que nous allons être séparés en garde à vue, alors c’est le moment ou jamais pour inventer une histoire commune. Ceux qu’on accompagnait en France répètent qu’ils sont désolés. On leur répond qu’il ne faut pas, que ce n’est pas leur faute. Ils se tournent vers les militaires et leur disent : « On ne les connaît pas, on les a rencontrés dans la forêt et on les a suivis. » L’un d’eux rétorque : « Eh bien vous expliquerez ça aux gendarmes. Parce que moi, ce que je vois, c’est que la fille est une guide française, lui un guide italien. Et ensemble, ils ont fait entrer quatre personnes en situation irrégulière sur le territoire français. » Ça me met en colère, j’ai envie de me lever et de cracher ce que je pense de ces histoires merdiques de papiers et de frontières, de militaires et de flics. Mais je suis dans une sale situation alors je me contente de ravaler mon sentiment d’injustice.

Enfermé dans des containers

À la gendarmerie, on n’interroge que moi. Parce que je suis la seule à parler français et que les gendarmes ne maîtrisent pas l’anglais. Notre version de l’histoire ne convainc pas le chef. J’insiste. Son ton se durcit et il me promet bien des complications si je persiste à lui mentir. Je sens qu’il ne bluffe pas. Le sort de Giovanni et le mien dépendent de chaque mot que je vais prononcer. En revanche, quoi que je dise, celui des autres est déjà soldé. Je le sais, eux aussi. Je me sens très seule face à une telle responsabilité. J’invente alors une nouvelle version de l’histoire et je tâche d’y croire moi-même. C’est suffisamment convaincant pour que la magie opère : quelques heures après, on nous relâche. Il n’y aura pas de suite pour nous deux. Évidemment, les autres restent, et c’est violent de sortir du poste sans eux. Ils vont être emmenés dans des containers sordides de la PAF (1) pour la nuit. Le lendemain, on les lâchera à la frontière haute (2), du côté italien bien sûr. Il leur faudra marcher huit kilomètres pour rejoindre Vintimille, s’ils veulent manger à la distribution de nourriture, gérée par Kesha Niya (3), qui a lieu chaque soir et dormir dans d’autres containers, légèrement moins insalubres, ceux de la Croix rouge. Dans quelques jours, ils réessayeront. Le soir même, peut-être. Mais cette fois, nous ne pourrons pas les accompagner.

J’apprends que le départ d’un bus pour Tarente est prévu le lendemain ; j’angoisse qu’on les garde à la PAF pour les envoyer là-bas. À Vintimille, des rafles sont régulièrement organisées et les personnes arrêtées sont ensuite déportées en bus jusqu’au sud de l’Italie. C’est pour « désengorger » la ville. Comble de l’ironie, les bus sont difficiles à remplir en ce moment. Il m’est arrivé de voir 800 personnes sur le parking, lors de la distribution de nourriture. En ce mois d’août 2019, ils sont moins d’une centaine. Depuis que Salvini a interdit aux bateaux des ONG l’accès aux eaux territoriales italiennes, il semblerait que les hommes meurent avant d’atteindre l’Italie. C’est une autre méthode de « désengorgement ».
Quelques jours après les descentes en bus vers Tarente, des visages qu’on connaissait sont de retour à la frontière. C’est un triste manège incessant : traverser la frontière, être renvoyé en bus vers le sud du pays, remonter toute l’Italie, traverser la frontière… Ça dure des jours, des semaines, des mois parfois. Jusqu’à parvenir enfin à franchir cette satanée ligne. Ou abandonner cette perspective et devenir définitivement un zonard de Vintimille. Ou mourir sur place.

Traverser, à tout prix

Même lorsque les frontières sont passées, même lorsque la vie est installée quelque part, parfois on vous rattrape. J’ai rencontré des hommes parlant parfaitement français, anglais, allemand, qui venaient d’être renvoyés en Italie. Une famille, un travail, des années de vie viennent de chavirer, parce qu’ils n’ont pas obtenu l’asile et qu’au détour d’un contrôle d’identité malchanceux, on les a ramenés à la case départ de leur voyage européen. Comme ce jeune homme rencontré en septembre 2017, qui racontait : « J’étais ici, il y a 3 ans, à tenter de passer la frontière. Parce que j’ai été « dubliné » (4) à mon arrivée en Europe, je n’ai pas pu obtenir l’asile en Angleterre et je viens juste d’être arraché à ma vie. »

Le passage de la frontière se fait de multiples manières. En train, avec l’espoir que les flics qui fouillent les wagons à Menton-Garavan, première gare française, soient absents. Cela arrive, mais c’est très rare.
La frontière se franchit à pied le plus souvent. Par la montagne, par les tunnels de train, en marchant au bord de l’autoroute. Ce sont des traversées longues, éprouvantes et dangereuses. Alors l’échec se vit plus amèrement que lorsqu’on a pris le train. L’État français a décidé que la frontière s’étendait jusqu’à Nice ; c’est seulement au-delà qu’on est moins susceptible d’être contrôlé et renvoyé en Italie.
Des traversées se font aussi en voiture, avec des passeurs qui exigent plusieurs centaines d’euros et vous lâchent souvent n’importe où.

Un ami m’entraîne à un repas organisé à l’occasion d’une fête religieuse. Je ne saisis pas bien de quoi il s’agit car mon niveau d’italien est précaire, mais j’accepte. Là-bas, je suis à nouveau la seule française et la seule femme. J’en ai pris l’habitude bien que je ne me sente pas toujours à l’aise. Nous sommes accueillis chaleureusement et je suis heureuse de retrouver Aliou, Alassan et Kamad que je connais déjà bien. Je m’assois et j’écoute des discussions en arabe ou en italien, auxquelles je ne peux pas prendre part. Heureusement, par-delà les mots, il y a les gestes, les sourires et le plaisir d’être ensemble. Dans ces moments-là, d’une certaine manière, je partage leur attente. La différence, c’est que la mienne est choisie et que j’y mets fin quand bon me semble. Je me demande depuis combien de mois, d’années, leur vie est ainsi suspendue, entre une ancienne quittée et une nouvelle qui tarde à venir.
Un jeune gars a de gros hématomes sur le bras. La plupart du temps, si les cicatrices des corps sont nombreuses, elle sont plus anciennes. Elles datent des passages par la Libye, par le désert, par les barbelés des pays de l’Est… Je pense aux violences policières, qui sont monnaie courante ici. Mon ami italien m’explique qu’à Vintimille, il y a une montée du racisme inquiétante, qui ne s’est pas arrangée avec l’élection en mai dernier du maire Gaetano Scullino, soutenu par La Ligue de Salvini. Parfois, certains habitants vont frapper à coups de pieds ceux qui dorment sous les ponts, pour leur signifier qu’ils ne sont pas les bienvenus. C’est ce qui est arrivé à ce jeune homme. L’histoire me choque, même si j’ai compris depuis longtemps que je serai témoin de nouvelles violences à chacun de mes passages ici. La cruauté de l’être humain est toujours plus profonde que ce que mon esprit est capable d’imaginer.
Je regarde les autres personnes présentes au repas et demande à mon ami qui sont ces hommes que j’ai le sentiment d’avoir déjà croisé l’hiver dernier. Ce sont des passeurs, me répond-il. Je jette un coup d’œil circulaire et me crispe : la plupart des gars ici profitent de la situation précaire de ceux qui arrivent après eux pour vivre. Aliou saisit mon changement d’attitude et me précise qu’ils sont tous vraiment sympas, à part peut-être l’un d’eux qui demande trop d’argent. Je regrette aussitôt mon jugement. C’est facile, en tant que petite française blanche, de venir filer la main sans rien attendre en retour. Mais aurais-je été à cette même place, en ayant vécu leurs histoires ?

Au bout du quai n°7

Lorsqu’on est une femme isolée, la frontière se traverse en voiture. Mais le prix n’est pas le même que pour un homme. La moitié se paye avec de l’argent, l’autre avec le corps. Une organisation mafieuse gère un odieux trafic de la chair.
L’année dernière, en août 2018, j’ai zoné à la gare avec un ami, tard le soir. Le dernier train, provenant du cœur de l’Italie, est arrivé à 00h20. Deux femmes, sans doute érythréennes, en sont descendues. Quatre hommes les attendaient. Ils les ont entourées, ont prononcé quelques mots puis les ont entraînées avec eux. J’ai suivi la scène des yeux, impuissante. Mon ami m’a dit qu’il n’y avait rien à faire, que ce serait trop dangereux pour elles comme pour nous d’intervenir. Je sens bien que ce qui se trame est hors de notre portée. Mais à l’intérieur de moi, quelque chose se déchire. Cette scène, dont j’ai été témoin l’été dernier, me hante encore. Sur ce souvenir corrosif, bien d’autres se sont accumulés depuis et aucun ne semble vouloir me quitter.
Cet été-là, je retourne à la gare. Je m’assois sur le banc d’un quai et j’attends. Les trains s’arrêtent et repartent. Je commence à sentir que ma présence est dérangeante et j’ai l’impression d’être épiée. Tandis que je m’éloigne lentement, j’aperçois quelques hommes se faufiler au bout d’une ligne de train. Mon regard se brouille, la déchirure intérieure de la première nuit se réveille. Au bout de la voie 7, qu’y a-t-il d’autre que la supposition de l’horreur ? Que vont faire ces ombres nocturnes, au-delà du quai officiel et des regards d’autrui ?

Emplie de désarroi, je rejoins les autres. Un copain m’annonce qu’il a reçu un message d’Ibrahim, qui marchait avec nous dans les montagnes deux jours auparavant. Après sa sortie des conteneurs de la PAF, les policiers français l’ont ramené de l’autre côté de la frontière. Il a attendu un peu sur place, puis est reparti vers la France en marchant. Il a traversé la frontière sans encombre, pris un train à Menton, est descendu à Nice, Marseille, Paris. Et maintenant, il est arrivé à Bruxelles, auprès de son cousin. Bien qu’on sache que le teint pâle d’Ibrahim a joué en sa faveur par rapport aux contrôles au faciès, c’est bien la première fois qu’un gars réussit à passer ainsi la frontière sous le nez des flics, après avoir passé la nuit à la PAF.

Des camps d’entraide

Le lendemain, je rejoins un groupe qui mène une action de distribution d’eau, pour protester contre la municipalité qui fait tout pour que la ville soit hostile à ceux qui attendent pour passer la frontière. Alors que les arrosages automatiques nocturnes débordent des parterres et inondent la rue, les robinets des fontaines publiques ont été retirés. Il fait 36 degrés et la vie des fleurs importe plus que celle des hommes.

Je retrouve une amie, en pleine distribution de bouteilles d’eau, et j’évoque avec elle les ombres de la voie 7. Elle me dit que les lieux de passe lui sont méconnus et qu’il serait préférable pour moi que je ne cherche pas à en savoir plus. Elle me désigne des hommes qui discutent avec les militants italiens. « Tu vois ces deux gars ? Ils sont à la frontière depuis des mois, ils n’arrivent pas à passer. Peut-être que c’est eux que tu as vus hier soir, peut-être pas. Peut-être qu’ils vont voir les femmes contraintes de se prostituer, peut-être pas. Les trafiquants ont mis en place deux types de prostitution : celle pour les européens, mais aussi celle pour les shebabs (5).»

C’est ainsi, l’horreur amène l’horreur. Lorsque des camps informels se montent, la solidarité est forte. Sans relâche, certains attendent à la gare pour accueillir les nouveaux arrivants. Ils les accompagnent jusqu’au campement, leur expliquent le fonctionnement du lieu : la cuisine collective improvisée, les couchages, la friperie en libre-service, les douches de fortune, les assemblées quotidiennes, la permanence juridique hebdomadaire… Toutes les nationalités se mêlent, venant de différents pays d’Afrique ou d’Europe, que ce soit pour entrer en France ou de passage pour filer la main. Les femmes sont accueillies à la gare, accompagnées au camp et protégées dans leur sommeil par leurs compagnons de galère. Ainsi, les trafiquants peinent à poursuivre leur business. Mais les États européens n’aiment pas les organisations sauvages, la solidarité entre les êtres, l’indépendance hors des institutions. Alors les pelleteuses arrivent tôt ou tard, pour détruire les cabanes et démolir l’entraide. Les femmes ne sont plus entourées, deviennent vulnérables et facilement embrigadées dans les réseaux de prostitution. Comble de l’atrocité, certains des mêmes hommes qui protégeaient leurs camarades d’infortune la veille, vont dans les recoins cachés de Vintimille pour profiter à moindre coût du corps de celles-ci.

Je traîne dans des zones insalubres de la ville pour poursuivre un travail artistique que je mène ici depuis deux ans. Je prends des photos d’espaces qui semblent abandonnés et dans lesquels il m’avait été déconseillé d’aller seule, puisque ce sont des endroits de trafics en tous genres. Mais je suis en colère contre la vie, triste de mon impuissance perpétuelle et ça me pousse à des actes inconscients. Heureusement, je ne rencontre personne, les lieux sont désertiques. Lorsque je retourne à ma voiture, un des pneus a pris un méchant coup de couteau.

Hassan m’envoie un message, dans un français garni de fautes d’orthographe. Je l’ai rencontré à Vintimille l’été dernier. Il avait 15 ans et était illettré, choqué, perdu. Parce qu’il parlait quelques mots de français, nous avions construit ensemble une relation privilégiée. Il m’avait raconté qu’il s’était enfui de la campagne guinéenne de ses parents parce qu’il ne voulait plus travailler aux champs ; il souhaitait apprendre à lire et écrire. Avant son passage de la frontière, il était très angoissé. Pour occuper son esprit et amoindrir l’appréhension, je lui avais appris à écrire son nom sur un morceau de papier. Il a été reconnu mineur par l’État français, accueilli dans un foyer à Albi, scolarisé. Et aujourd’hui, il m’écrit.

Voilà deux ans que je traîne mes bottes régulièrement dans ces lieux. Au début, la beauté des paysages me sidérait et je me demandais comment de telles violences pouvaient advenir dans des espaces naturels si beaux. Je n’osais pas boire une bière dans un bar, me baigner dans la mer ou acheter des clopes à moindre coût avant de repartir en France. Je ne pouvais rien faire qui ne soit pas en lien direct avec la situation. Je me contentais d’être saisie par un mélange d’émotions douloureuses, sans aucun à côté possible. Désormais, je vais au café, je fréquente les plages non payantes, j’achète des denrées italiennes. Cette zone, à cheval sur deux pays, entre mer et montagnes, m’a peu à peu apprivoisée. Elle m’habite désormais et même lorsque je mets des kilomètres et des semaines entre nous, elle ne quitte jamais mes pensées.

1 : PAF : Police Aux Frontières
2 : L’appellation « frontière haute » correspond au barrage policier situé au bout du village de Grimaldi. Dans ce secteur, on parle aussi de « frontière basse » pour désigner le check-point placé sur la route du bord de mer, à l’entrée de la ville de Menton. Existe aussi le check-point de la vallée de la Roya, qu’on trouve à deux pas du village de Fanghetto sur la route qui part de Vintimille et traverse la vallée française. Enfin, il y a le barrage de Sospel, village situé à la sortie de la vallée, sur la route qui emprunte les cols. Un autre point sensible connu est le péage de La Turbie, au nord de Cap d’Ail, où la police est omniprésente. L’intégralité des routes est contrôlée.
3 : Kesha Niya  signifie « Pas de problème » en kurde. Créé en mars 2016, avec l’objectif d’offrir un repas quotidien aux personnes bloquées à la frontière, Kesha Niya est constitué d’un groupe de jeunes volontaires qui cuisinent grâce aux dons. Depuis plus de deux ans, ils sont installés dans les montagnes de la vallée de la Roya et se rendent chaque soir à Vintimille pour la distribution.
4 : « Dubliné » est entré dans le langage courant pour désigner les demandeurs d’asile qui font l’objet d’une procédure selon le règlement de Dublin. C’est un texte qui s’applique à tous les États européens. Le principe est que les personnes souhaitant demander l’asile doivent le faire dans le pays par lequel elles sont entrées en Europe – l’Italie ou la Grèce le plus souvent – et où elles ont été contraintes de donner leurs empreintes digitales. Elles sont inscrites dans le fichier Eurodac, commun à toute l’Union européenne. Cette loi abjecte contraint certaines personnes à se brûler les doigts avant leur entrée en Europe, pour effacer leurs empreintes et espérer demander l’asile dans le pays européen de leur souhait.
5 : Shebab signifie jeune en arabe. C’est ainsi que se nomment entre eux, ceux qui attendent à la frontière.